Laure LELIEVRE
Je vais vous présenter un cas clinique rencontré lors de mon stage de Master 1 en CEF. Au vu du temps imparti pour cet exposé, il s’agira davantage d’une vignette clinique servant différents aspects ciblés que d’une véritable étude de cas approfondie.
J’ai choisi ce cas car il m’avait, à l’époque, posé beaucoup de questionnements, peut-être aussi parce qu’il s’agissait du premier entretien clinique que j’avais pu mener de manière autonome.
Je vais le dérouler en trois temps, ce qui me permettra de faire le lien entre le travail de stagiaire, la réflexion menée ensuite à la fac, et enfin la réflexion que je peux en déduire dans l’après-coup de mes débuts professionnels.
Pour ce faire, je vais reprendre les trois temps exposés par Lacan dans son texte de 1945 intitulé « le temps logique et l’assertion de certitude anticipée ».
I- L’instant de voir : la découverte de la clinique au cours du stage.
Ainsi le premier temps que Lacan nomme l’instant de voir, je le ferai correspondre à la découverte de la clinique au cours du stage. En effet, dans l’observation qui nous est impartie en tant que stagiaire, nous sommes dans le prima du regard, la tentative de se saisir de ce qui se joue dans l’institution qui nous accueille en tant que stagiaire, qui reçoit le sujet « objet » de tout l’enjeu institutionnel. Une triangulation entre stagiaire, institution (qui comprend le maître de stage) et fac s’opère pour appréhender ce qui est le vecteur commun, « le sujet » ou, selon les différentes institutions on nommera, « patient », « usager », ou encore « jeune ». Ce sujet qui est aussi « objet » de toutes les discussions, attentions, et finalement j’ai pu m’en apercevoir, du « désir » du clinicien. Nous y reviendrons tout à l’heure, pour le moment il est temps de présenter ce cas, que j’avais nommé Le cas Cédric, un agir sexuel qui fait énigme.
A- Présentation du cas
Il s’agissait donc de mon stage de Master 1, spécialisé en criminologie et victimologie, effectué dans un Centre Educatif Fermé. Cédric est un adolescent âgé de 15 ans qui est placé pour une durée initiale de six mois, qui sera renouvelée une fois, source d’une grande souffrance pour le sujet. Le motif du placement est une alternative à la détention (il a déjà été incarcéré pendant deux mois) dans le cadre d’une suspicion de viol sur une mineure de 15 ans. Lorsque j’arrive sur le lieu de stage, il est déjà placé depuis 8 mois.
Dans un premier temps, nous nous rencontrons lors de temps institutionnels: activités sur le groupe ou sorties organisées par la psychologue pour les adolescents ayant le droit aux sorties. Cédric a effectivement une très bonne appréciation de l’équipe éducative grâce à son comportement jugé exemplaire, et c’est à travers le discours de cet autre éducatif/institutionnel que la première rencontre a lieu. Dans les moments de collectif, il apparaît comme un jeune homme discret, voire effacé, qui interagit peu avec le reste du groupe, par une présence formelle et désintéressée du temps et du lieu présent. Je me saisis de ces moments informels pour lui proposer une rencontre individuelle pour ma recherche.
C’est donc environ un mois après que je rencontre Cédric dans un temps élaboré, dans le cadre de mon mémoire concernant « les problématiques de répétition chez les adolescents dits incasables ». Lors de cet entretien de recherche, il s’agissait d’aborder sa problématique d’un point de vue clinique et criminologique, concernant les différents champs de sa vie par le biais d’un génogramme et d’une analyse sérielle.
Anamnèse de Cédric dans une première approche multidimensionnelle de sa problématique
Situation familiale
Il est âgé de quinze ans au moment de la rencontre, aîné d’une fratrie de deux enfants dont sa sœur cadette a douze ans. Jusqu’au placement de Cédric en 2011, la famille se déplace dans toute la France, et effectue plusieurs villes différentes par an. Les parents sont forains et tiennent un stand de friandises qui se transmet dans la famille depuis plusieurs générations. Néanmoins Cédric présente une résistance à dévoiler la construction de sa famille, qu’il donnera par bribes, « je parle pas de ma famille déjà ». En corollaire, il présente avec fierté la tradition familiale de cirquatiens qui s’opère de générations en générations.
Le parcours scolaire de Cédric est marqué par l’aspect discontinu des incessants changements d’école de la maternelle au collège. La vie de forains de ses parents l’obligeait à changer d’école plusieurs fois par an, rendant impossible une scolarité suivie et de qualité. Ainsi, à l’âge de 11 ans, Cédric est déscolarisé, mettant fin aux apprentissages après le CM2. Une nouvelle tentative d’adhésion à un dispositif spécialisé en 5ème se solde par un échec, rendu d’autant plus difficile que les parents n’adhèrent pas à ce système d’apprentissage, considéré comme inutile pour l’avenir de leur fils, futur forain, « c’est très vieux, de générations en générations ». Effectivement, l’évidence est posée, Cédric sera forain comme l’étaient ses aïeux et comme le seront ses descendants. On trouve dans cette tradition familiale une forme de déterminisme « je vous dis, c’est comme ça, je suis là dedans », avec une volonté de mêmeté dans la transmission transgénérationnelle tant au niveau du réel qu’au niveau de l’imaginaire.
En dehors de sa famille, Cédric a peu de relations sociales, il évoque un cercle d’amis réduit, uniquement formé d’amis appartenant eux-mêmes à la communauté des forains. Il dit également n’avoir jamais eu de petite amie, ou d’intérêt pour les relations amoureuses, à un âge où la réactivation œdipienne est à l’œuvre tant du côté de la puberté que du pubertaire.
Avant 2011, Cédric n’a aucun passé institutionnel ou antécédent judiciaire « j’ai jamais rien fait, même pas volé un carambar ». C’est au début de l’année 2011 qu’un événement vient marquer une rupture dans la vie sociale, physique et psychique du sujet. Un après-midi, lors d’une sortie à la piscine avec sa famille et une amie de la famille, Cédric a une relation sexuelle dans la douche de la piscine avec cette jeune fille. Suite à cet acte, cette dernière a porté plainte pour viol. Cédric passera alors deux mois en prison avant d’arriver en CEF pour une durée initiale de 6 mois, qui sera renouvelée une seconde fois, plaçant le jeune dans une grande souffrance psychique.
Les faits: le pubertaire à la rencontre du sexuel, une situation de crise
Une « affaire » en deux temps.
La scène de viol se serait déroulée lors d’une sortie à la piscine. Cet agir recouvre deux réalités différentes selon les positions des acteurs.
Ainsi, selon Cédric, les faits se seraient produits au moment de prendre la douche à la piscine. La jeune fille, qui était une « copine », se serait selon ses termes « frottée contre lui » et l’aurait ainsi excité. Cédric l’aurait « touché », mais sans pénétration. D’un point de vue juridique, il n’y aurait donc pas viol, car pas de pénétration et présence du consentement de la jeune fille pour Cédric. Ainsi dans la vérité telle que se la représente le sujet, la démarche judiciaire n’a pas lieu d’être, et place l’adolescent dans l’incompréhension de ce qui lui est incriminé il dira « j’en ai marre. Surtout que j’ai plus confiance dans la justice. »
Dans un premier temps, une version contradictoire des dires de Cédric est portée par la famille de la jeune fille, qui relaterait un viol au sens juridique du terme, c’est-à-dire avec pénétration et non consentement de la présumée victime.
Ces deux versions contradictoires parviennent incomplètes à l’institution qui, dans sa quête de vérité absolue, multiplie les « interrogatoires », « j’en ai marre de toujours répéter », vécues comme autant d’intrusions qui renforcent la souffrance de Cédric constamment mis à mal dans sa position de sujet.
Dans un second temps cependant, la jeune fille présumée victime reviendra sur à sa première déposition, disant que son présumé agresseur ne pouvait finalement pas savoir qu’elle n’était pas consentante, car elle ne lui en aurait pas montré significativement les signes de refus. Suite à ce revirement de situation, les parents de cette jeune fille ont ensuite retiré la plainte. Cependant, au vu des différentes versions du récit que le jeune a donné à la justice, l’affaire n’est pas classée et le dossier est poursuivi « à charge » selon les éducateurs. D’autre part, il se peut que la mauvaise image dont pâtissent les membres de la culture foraine dans l’imaginaire collectif ait renforcé la stigmatisation de Cédric.
C’est dans ce contexte institutionnel flou que j’interviens et que je cherche à me positionner en tant que stagiaire pour appréhender la problématique dans mon mémoire. Dans cet instant de voir, et de n’en rien comprendre, j’élabore mes questionnements pour un retour de cette expérience à la fac.
Difficultés perçues lors de la rencontre, et questionnements soulevés concernant la problématique de Cédric.
– Dans un premier temps, la forme même de l’entretien a suscité une difficulté quant à mon positionnement en tant que stagiaire qui sollicite le patient. En effet, être dans un entretien de recherche renverse les positions: « la demande » n’émane pas du sujet, mais du « chercheur ». Comment la relation clinique peut-elle se mettre en place dans ces conditions ? Qu’est-ce qu’implique ce renversement des positions ?
La position subjective du sujet à ce moment donné: Cédric avait au préalable donné son accord pour cet entretien, cependant, après une journée de stage difficile, il manifestait ne pas être enclin à participer à cet entretien et ne l’a fait que par « contrainte » de la psychologue référente. Cédric s’est ensuite positionné comme « maitre » de l’entretien, il a en quelque sorte posé ses conditions « je ne resterai pas plus de 20 minutes », et a constamment regardé l’heure. D’un point de vue personnel, il a été difficile de me positionner en maîtrise de cet entretien (l’emploi ce terme « maîtrise » était celui qui s’était imposé lors de l’élaboration de ma réflexion, aujourd’hui il serait peut-être plus adapté d’utiliser le terme d’orientation de l’entretien), ce que j’ai pu ressentir comme une difficulté supplémentaire par rapport à ma place de stagiaire, qui ont pu mettre à mal mon positionnement durant l’entretien.
– D’un autre côté, comment entendre la question de ce passage à l’acte sexuel qui fait énigme chez le sujet, et dont les répercussions judiciaires créent l’incompréhension des protagonistes. Ma position de stagiaire en quête de compréhension me pousse alors à me demander à ce moment de ma réflexion :
Comment appréhender l’articulation entre les enjeux familiaux, qui apparaissent centraux dans la problématique de Cédric, avec la fonction du passage à l’acte sexuel commis ?
II- Le temps pour comprendre : interaction stagiaire/université.
L’écart entre l’instant de voir et le temps pour comprendre n’est pas un écart à colmater dans la hâte, mais un autre temps, un entre-temps où peut s’apercevoir ce que j’ai repéré comme « le désir du clinicien ».
J’avais intitulé ce cas, par un agir sexuel qui fait énigme. Dans l’après-coup, l’énigme ainsi nommée, était-elle énigme pour le sujet lui-même, pour l’institution, ou pour moi en tant que stagiaire ? La question de cette énigme venait directement interroger mon désir de comprendre.
En confrontant mes questionnements apparus dans l’instant de voir sur le terrain de stage et la réflexion étayée par une présentation orale à la fac suivie d’une discussion de groupe, en suivant mon cheminement, j’ai pu élaborer plusieurs axes sur ce cas clinique :
L’importance du temps psychique dans la filiation de Cédric
A ce moment de ma réflexion, l’énigme que représentait l’agir de Cédric me faisait m’interroger sur la question du temps psychique, et du rapport adolescent au temps. Le savoir universitaire nous apprenait que temps logique et temps psychique n’étaient pas forcément en phase chronologique chez le sujet. Effectivement, la représentation de l’acte sexuel, posée par Cédric dans un premier temps, ne prend toute sa dimension psychique que dans un second temps. C’est dans l’après-coup de ce premier acte qu’émerge un questionnement. Le sens de l’acte fait énigme pour le sujet « je sais pas, c’est flou » dira Cédric.
Le sens de l’acte
Cette quête de sens existante au sein de l’institution et relayée par la demande universitaire de produire une étude de cas m’a conduit à tenter de comprendre la signification de l’acte, plutôt que le sens en tant que tel. Ainsi, ce passage à l’acte sexuel, non pensé par Cédric, fait irruption dans le réel et le déborde : « je sais pas, je comprends pas, c’est flou ». Cet acte prend la dimension d’un passage à l’acte, dans le sens où il intervient comme une décharge soudaine de la pulsion non conscientisée par Cédric, l’émergence de la jouissance.
Triangulation entre stagiaire/fac/et lieu de stage : comment s’autoriser à penser et créer son étude de cas ?
A la suite de toutes ces interrogations et constats effectués sur le lieu de stage, le temps de la production écrite devait permettre de commencer à formaliser les choses. Le passage de l’observation clinique dans l’ici et le maintenant devait pouvoir s’enrichir du regard universitaire. Comment retranscrire un cas dont l’étude ne semblait pouvoir aboutir sur des certitudes cliniques malgré la visée de recherche ? Et justement, en clinique, certitudes et essais de compréhension ne sont-ils pas antinomiques ? Ce sont avec ces questionnements que je me suis autorisée à élaborer sur le cas de Cédric. La discussion avec ma référente de stage me rappelant qu’il ne fallait pas omettre que malgré la volonté sociétale de connaître la vérité, qui n’est qu’une vérité parmi d’autres possibles pour peu que l’on élargisse le champ des hypothèses, c’était de sujet dont on parlait. La fac l’aurait formalisé comme la prise en compte la vérité au sens médico-légal ou juridique du terme, et finalement, dans cette triangulation, c’est l’appréhension de la vérité DU sujet, pris dans sa position subjective, qui me permettait d’élaborer l’étude de cas.
III- Le moment pour conclure : finalement un temps de formalisation.
Je concluais mon second temps par la démonstration de l’importance et de l’exigence universitaire dans la recherche de signification, et la question de la « vérité ». Celle du sujet, celle recherchée par l’institution, et la mienne. Ce désir de comprendre était alimenté par la faille entre l’instant 1 de voir et le moment 3 de conclure. Or en tant que stagiaire, nous sommes invités à explorer le temps de comprendre. Comment pouvons-nous, de notre position, accéder au temps 3, celui de conclure ?
Dans l’après-coup de ce retour entre l’instant de voir et le temps de comprendre s’est logé la question de la hâte. La hâte de l’observation située dans l’ici et le maintenant sur le lieu de stage. Le stagiaire est dans une position d’attente, où la hâte est différée. Puis vient le temps plus élaboré de comprendre ce qui avait été saisi pendant l’observation.
Au 3ème temps, concernant mon exposé sur l’étude de cas, je réalise que le temps 2, porté par l’analyse universitaire, se révélait comme mon désir de comprendre, ma quête de sens. Il s’agissait de l’essai de construction artificielle d’un savoir, qu’il me semble aujourd’hui devoir déconstruire.
Puisqu’entre ces temps existe une faille, celle qui fait de l’incompréhension du stagiaire au supposé savoir transmis par l’Université. Le statut de stagiaire a aussi l’avantage de nous protéger, en tant que débutant « apprenant », et donc légitimant le non savoir. En effet, le stagiaire en fin d’études, « futur clinicien » face à l’ignorance et à ses questionnements, a encore le droit de ne pas trouver de réponses, de ne pas tout à fait conclure. Dans ses écrits universitaires, les conclusions peuvent-être encore des hypothèses étayées de son regard nouveau sur le terrain. L’observation est représentée par la pratique alors que l’essai de compréhension est aussi rattaché par la théorie. Ainsi, au temps de conclure semblent s’affronter et s’opposer observation et compréhension, pratique et théorie, qu’il est parfois difficile de pouvoir lier. Or c’est dans ce paradoxe que naît l’émergence du temps de conclure.
Et c’est bien ce 3ème temps, celui de conclure que proposait Lacan, qui se trouve au cœur de la pratique. Cette conclusion qui est attendue du clinicien, et qu’il cherche lui-même à atteindre.
Lorsque l’on débute en tant que jeune clinicien, là où le supposé savoir universitaire, et la « protection » autrefois apportée par notre statut de stagiaire venait faire bouclier au « non savoir », il faut désormais se positionner. Dans l’illusion qu’en étant professionnel les doutes seront moins forts, le moment de conclure plus évident, le jeune professionnel se confronte à ce point de butée où il se rend compte qu’il ne sait toujours pas, peut-être moins encore. Là où l’université tentait de donner des clés pour nous amener à conclure, à comprendre le patient et son symptôme et envisager sa demande, l’ensemble même de ces mots « symptôme », « demande » ne deviennent plus si évidents, parfois même énigmatiques. Le supposé savoir que l’on pensait pouvoir et devoir apporter en tant que clinicien est remis en cause, et devient celui du patient. C’est du patient que vient le savoir et le clinicien qui cherche à comprendre puis à conclure.
Ce 3ème temps n’est plus alors seulement un temps unique de conclusion apportée par le clinicien sachant, mais une construction dans l’interaction de ces 3 temps entre la hâte de voir de l’ancien stagiaire, la hâte de conclure du jeune clinicien et le temps de comprendre toujours demeurant, qui ne s’organisent pas en temps chronologiques mais en temps logiques.