Dario Morales
Cet après midi devrait nous enseigner sur la pratique des cliniciens et nous défaire d’un certain nombre de préjugés colportés un peu naïvement, jusque dans les rangs de notre communauté. D’aucuns vont jusqu’à considérer antinomiques les rapports qu’entretiennent le corps et le langage ; c’est pour cette raison que j’ai proposé cette image d’un Freud potier pour illustrer comment le signifiant s’enracine dans la matérialité et en retour comment le corps s’articule avec le signifiant. De la même façon que le corps et le langage ne sont pas antinomiques, le savoir et l’ignorance ne le sont pas non plus. A force de considérer que l’acte du clinicien se déroule dans la logique de l’interprétation, on a fini par oublier que le véritable enjeu est le réel du symptôme, et le patient l’artisan de sa propre guérison.
Lacan fait quelque part la remarque que tel « pas de danse », apparemment simple, suppose, pour être effectué, de se démarquer du mouvement habituel et de l’oublier. Ce contre-pied et cet oubli sont nécessaires aussi dans la clinique. Il consiste à se laisser transporter par le réel du symptôme pour ne pas se retrouver emprisonné dans le symbolique du savoir. Au nom du « savoir », le savoir du clinicien ne saurait être mis en boîte, car le bord de sa pratique touche ce qui justement, est du côté du réel. Or ce réel, pour Freud, est présent, dans l’ombilic des rêves, dans le pulsionnel des désirs ; le clinicien devient alors le passeur du savoir inconscient logé au coeur des désirs et des rêves de l’analysant. Il ne possède aucun savoir sur ce dernier, pourtant il permet le passage, le transport des signifiants, des représentations d’un lieu à l’autre du sujet. Comme si le travail de pensée auquel il se soumet ne cessait d’être aspiré dans le trou du savoir… Au fond, le savoir du clinicien, qui baigne dans une sorte de docte d’ignorance, n’a de valeur qu’en tant qu’il a la fonction d’être « passeur ».
D’abord, il faut préciser en quoi consiste le savoir du clinicien. Le clinicien est un passeur de savoir, dis-je. Mais passeur de quel savoir ? D’un savoir fondé sur une cure personnelle, des séminaires psychanalytiques, des supervisions de cas, des lectures, des colloques, etc. Oui, mais encore ? Ce savoir-là, acquis au fil des ans, est sans cesse remanié, et s’enracine dans une volonté de savoir infantile. Mais, il y a toujours une limite au savoir, qui le troue, trou qui paradoxalement désigne un savoir interdit ou impossible. Ce savoir-là reste en quelque sorte hors de portée du clinicien, interdit, voire impossible. Pour le dire autrement, il y aurait un «trou» dans le savoir de chaque sujet, dans ce qu’il peut signifier de lui-même, car il est coupé des traces signifiantes de son être. C’est un savoir qui lui échappe, qui existe bien au-dehors, au sens où il est retrouvable, consigné quelque part, mais hors de portée pour le sujet lui-même. Ce savoir-là existe sur fond d’ignorance.
Deuxièmement, pour le patient, la cure est dans les meilleurs des cas, motivée par un désir de savoir. Désir dont la réalisation passe par l’analyse de ce qui fait symptôme, du rêve, de l’acte manqué (retour du refoulé), et surtout du transfert. Ainsi, l’analyse permet de combler certaines lacunes dans le champ du savoir conscient/préconscient, dans l’histoire du sujet. Mais comment parler alors d’un savoir qui n’existe pas, ou qui résiste à venir et qui n’advient pas dans la cure ? Comment dire le non-être, le non-lieu que l’on retrouve également dans le déni et dans la forclusion ? Ou bien, comment dire ce qui n’existe pas faute d’être nommé et qui signe la psychose ? Ce qui échappe au savoir, le signifiant du nom-du père indispensable à la constitution du sujet ? Cette absence laisse des traces, mais l’idée d’en chercher est impossible, l’accès est barré, car le sujet n’ayant pas l’appui de ce signifiant, pâtira dans son corps d’une jouissance d’autant plus envahissante qu’il ne parviendra pas à la symboliser. Pour ces situations, faut-il s’appuyer sur autre chose qu’un savoir ? Quelque chose qui fasse office d’invention dans l’expérience de vie, un acte de création dont le sujet puisse se soutenir dans son rapport au trou du symbolique. Les collègues invités témoigneront de ces efforts d’invention, de ces trouvailles pour faire face au défaut présent dans l’Autre.
L’objectif ne serait pas alors d’obtenir un savoir qui ne saurait de toute façon venir et qui « réponde » ainsi au désir du clinicien (qui lui veut savoir) mais plutôt que le patient prenne le relais de ce « désir de savoir » que dans un premier temps supportait seul le clinicien, afin d’oeuvrer à la production d’un sujet. Je m’explique : il s’agit d’inventer un dispositif susceptible de fonctionner comme appareil de suppléance. Cela peut être obtenu grâce à la participation à un atelier de production, à un travail sur le corps (par exemple la relaxation), qui sont des ateliers proposés par des cliniciens dans lesquels le sujet vient se fondre, et pour lesquels les cliniciens se font les partenaires de l’acte de « produire un sujet ». Dans la vignette clinique de Julien Bancilhon, vous allez assister à la présentation d’un atelier de création d’un journal, dont le mérite pour son patient n’est pas tant la production du journal mais plutôt que chaque semaine le clinicien « est au rendez vous » pour le patient ; du coup chez son patient, ce dont il en résulte est la présence ; l’opération pour ce patient autiste est de parvenir à gagner de droit à avoir une place dans cet atelier, la fonction du clinicien est de se faire le partenaire de cette opération. Ce clinicien partenaire est nécessaire parce que sans sa présence, ce jeune homme ne parviendrait pas à inscrire son trajet personnel. Julien Bancilhon deviendra alors « l’éditeur » du parcours de ce jeune patient. Editeur à entendre dans le sens où le clinicien se fait le destinataire, c’est-à-dire le « secrétaire » de cette opération. Mais cela va plus loin, Julien Bancilhon, et en général les cliniciens, endosse une position qui concerne le savoir : ils n’ont pas à savoir à la place de leurs patients ; au contraire, ils ont à « savoir faire » une place à leur énonciation, comme sujets.
C’est sur ce point que je voudrais conclure. Dans ma pratique, je rencontre fréquemment des jeunes à qui manque une sorte de fond identitaire. Ils sont capables de raconter toutes sortes de choses sur eux-mêmes, sur les autres, sur leurs objets, mais en même temps ils semblent vivre dans le flou, l’incertain, l’errance relationnelle. Leur image sans contour se dilue dans celle de l’autre. Il me semble que leur Moi se définit davantage par une absence que par la présence à soi. C’est un Je qui ne sait pas (« je ne sais pas ») vu comme objet non identifié, qui ne se sait pas. Il leur manque un savoir essentiel pour exister. Mais qu’en est-il de ce savoir, est-il nécessaire ? Je le répète : c’est un savoir qui le concerne hautement mais qui est hors d’atteinte, voire interdit. Ça pourrait être le père parti sans laisser de traces. Ça pourrait être un amour qui n’a jamais eu lieu. Ça pourrait être un désir de mort entrevu dans le regard de l’Autre. Ça pourrait être un rejet informulé mais prégnant dans la vie du sujet. Ça pourrait une parole censurée et qui concerne sa place dans le monde, etc. Mais si le symbolique fait défaut, les médiations que sont la relaxation, l’atelier de peinture, de poterie, de semoule, le théâtre, vont permettre de nouer via le corps, via l’image, via la voix, avec le signifiant, grâce à quoi le sujet s’assujetti à la loi du symbolique plutôt qu’aux caprices et au déchaînement d’un Autre imaginaire et persécuteur. Ici le patient, à partir de ce qui fait répétition, butée, se fait le cré-acteur ; acteur de sa propre subjectivité. Si le clinicien est « passeur », le patient est cré-acteur ; À mon tour je réserve le terme de créateur à l’artiste. De l’artiste, à la différence de Freud pour qui l’art est le résultat d’une transformation du symptôme, ce qui revient à dire une dérivation de la pulsion sexuelle, ce qu’il appelle la sublimation, je dirais que Lacan en reprenant la formulation freudienne sur les deux principes selon lesquels le sujet est capable de renoncer au plaisir immédiat en s’adaptant à la réalité dans l’espoir d’acquérir plus de plaisir plus tard, Lacan transforme radicalement la théorie freudienne de l’artiste. Je rappelle que pour Lacan, le principe de plaisir est ce qui vient lorsque le sujet renonce à jouir de façon immédiate comme pourrait le faire l’animal sauvage. Il convertit sa volonté de jouissance en désir de se faire entendre. Le principe de plaisir est un principe élémentaire, du fait qu’il parle, et qui consiste à tromper ses propres instincts ; autrement dit, ce qui fait plaisir, c’est la recherche, c’est la quête en elle-même qui fait plaisir ; la parole fournit au sujet des objets qu’il peut demander à la place des objets du manque ; la sublimation chez Lacan correspondrait à « élever un objet », c’est cela le travail de l’artiste, « à la dignité de la Chose ». Si l’on prend l’exemple du peintre qui fait ses mélanges, qui travaille la matière, il élève l’objet qui sort de ses tubes à la dignité de la Chose, c’est-à-dire que cet objet, ce mélange des points et des lignes comme dirait Kandinsky, vient à la place de la jouissance qui concerne l’objet regard pour la transformer en plaisir. La peinture n’est en définitive qu’un étalage de petits dépôts qui prennent une valeur lorsqu’ils sont élevés à la dignité de la Chose. Il y a donc de la jubilation, il y a du plaisir à essayer de contempler, à donner du sens, à donner une interprétation, à essayer de faire rentrer cette chose insensée qu’est l’ensemble des lignes et des points au statut de la Chose. Et tout cela parce qu’à l’origine il y a eu du plaisir chez l’artiste parce que cela porte la marque de sa jouissance singulière ; l’artiste c’est donc quelqu’un qui a lâché quelque chose de sa jouissance intime pour la mettre sur le marché ; l’artiste est donc quelqu’un qui va attraper, capter des objets, qu’il va transformer par ce qu’il les fait résonner en lui. C’est là que réside une fonction essentielle de l’oeuvre d’art, elle sert à faire du lien social.
Pour terminer je dirais que l’artiste, élève un objet, le reproduit, le transforme pour le mettre dans sa toile, selon sa subjectivité, sa jouissance intime ; il crée la Chose. Alors que le patient lui, par le travail dont le clinicien est le passeur, reprend l’objet qui est dans la toile, ses taches, ses ratures, tout ce qui est du côté du geste répétitif, pour aller vers lui-même, pour repérer les éléments ratés qui sont en lui. Quand il n’arrive pas à transformer la matière pour l’élever à la dignité de la Chose, il exprime comme le font les artistes de l’art brut, la répétition qui est en lui et qui peut se contenir, se border (bordar-serrer) dans la toile ; dans cet exercice, il se fait cré-acteur de son oeuvre.