Le saut dans le vide/ Le grand saut
Charlotte VILAIN
Introduction
Je vais travailler aujourd’hui sur la question du passage entre le savoir universitaire, proche des connaissances, et le savoir professionnel, se rapprochant de l’expérience de terrain, de la pratique. Le savoir-faire. Nombreux sont les temps de passage et transition dans la vie. Ils sont fondamentaux pour pouvoir passer d’un stade à un autre, ils sont parsemés d’un mélange de ressentis allant de l’excitation, la curiosité, au doute et l’inquiétude. Ils permettent de nous construire, d’acquérir en autonomie et responsabilité et de faire de nous des êtres en devenir, ici des psychologues en devenir.
Comment donc construire son savoir-faire, qui repose sur l’ignorance (on ne sait pas tout), dans cette période charnière semée d’ambivalence ?
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L’idéalisation du travail de psychologue
● L’arrivée du jeune psychologue en milieu professionnel
Dès la fin de ma dernière année d’étude j’ai eu le sentiment d’être prête à devenir psychologue et à me confronter à la réalité de terrain. Je me sentais suffisamment armée (théories universitaires + stages) pour affronter le monde professionnel, tout en ayant conscience que l’apprentissage de ma profession ne faisait que débuter. Cette entrée dans la vie active est un temps d’émulation, de stimulation intellectuelle. C’est donc avec motivations, idéaux ,envies et soif de savoir-faire, que j’ai pris mon poste.
La question du désir serait donc au centre de cette réflexion. Le désir d’apprendre de son nouvel environnement, de ses collègues et de ses patients est essentiel. Mais sur quoi repose le désir ? Il se construit sur un manque. Ce manque pourrait justement être celui du savoir-faire. Le fait d’en être conscient de cette absence de savoir-faire, serait un premier pas pour le jeune psychologue qui pourrait ensuite apprendre à composer avec.
Au-delà de ce désir, j’ai eu la chance d’avoir cette opportunité de création de poste qui est pour moi un vrai défi, un challenge stimulant. Cependant, faire face à cette créativité et cette liberté est aussi source d’inconfort et de doutes. Cette phase de transition entre milieu universitaire et professionnel est un temps fort, qui est source d’ambivalence entre enthousiasme, liberté et inconfort, inquiétude.
● Une image du psychologue idéal
Le jeune psychologue fraîchement diplômé a un véritable souci de vouloir bien faire. Je me suis retrouvée confrontée très rapidement à une image du psychologue idéal, tel qu’elle a été pensé par l’AP. Ce psychologue fantasmé doit pouvoir répondre à toutes les demandes des cpips et trouver des solutions aux situations complexes. Ce modèle de référence permet de se dépasser et de tendre vers un idéal, cependant il faut également faire face au principe de réalité et accepter que l’on ne sait pas tout, que nous n’avons pas des réponses toutes faites.
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La réalité du terrain
C’est ici que la référence au saut dans le vide me semble prendre tout son sens. Idéaliser son poste, tel qu’il a été présenté par l’AP, et penser l’impossible peut être source de déception (d’où le vide). La confrontation à la réalité de terrain, qui vient remettre en question l’idéal du psychologue, est un passage (encore un !) difficile, parsemé de doutes et de questions. Le jeune psychologue se retrouve désormais seul et responsable de ses actes. Il a les compétences pour, comme peut en attester l’obtention de son diplôme, mais les choses ne sont pas si simples sur le terrain. Un sentiment de vide et de solitude peut émerger. N’oublions pas que ce passage-là est obligé et s’avère positif puisqu’il donne accès à l’autonomie et à l’expérience.
● Un milieu hostile
En prenant conscience de ma réalité professionnelle j’ai compris que j’allais être confrontée à une triple difficulté :
– Le statut de psychologue (grande défiance, peur de mon regard sur leur travail, « je ne te solliciterai pas, ça n’est pas contre toi, mais je n’aime pas les psy »)
– La création de poste (synonyme de changement)
– Le manque d’expérience et mon jeune âge (« tu n’as que 25 ans »)
Ce constat-là a été difficile à admettre puisqu’il vient en effet remettre en question nos idéaux ainsi que nos compétences professionnelles et inévitablement, personnelles.
● Vouloir savoir
Consciente que les agents pénitentiaires pouvaient être hostiles à mon arrivée, qui était synonyme de changement, j’ai eu le souhait de vouloir « bien faire », d’avoir des réponses à toutes leurs demandes et besoins, d’être ce psychologue idéal. Ces derniers attendaient d’ailleurs de moi que je sois celle qui sache. Mon objectif était donc que les agents soient satisfaits de mes interventions et viennent par la suite me solliciter à nouveau. Je voulais ainsi asseoir ma légitimité, donner de la valeur à mon poste et montrer que ma présence au sein du service était fondamentale (demande de l’AP).
Illustration : L’une de mes missions consiste à proposer aux CPIPs volontaires des groupes de réflexion autour d’une thématique. L’objectif est de leur proposer un petit apport clinique, à leur portée et d’échanger ensuite autour de suivis concernés par la thématique en question, par exemple les violences conjugales. Lors de mon premier groupe je m’étais tellement appliquée à faire des recherches, à avoir un apport solide à leur proposer que je n’ai fait que leur faire ingurgiter du savoir, sans laisser de la place à la parole et aux questionnements. Quant aux cpips ils se trouvaient dans une situation confortable, de recevoir du savoir sans venir questionner la réalité de ces violences, sans penser aux difficultés et aux éprouvés qu’ils peuvent rencontrer face à ces personnes condamnées pour VC.
En voulant à tout prix être celle qui sait, celle qui peut éclairer, j’oubliais l’essentiel : l’écoute bienveillante, la compréhension de la réelle demande des cpips et j’inhibais leur réflexion. En adoptant la position de sachant qui est bien souvent associée à une relation asymétrique – un dominant/un dominé – il devient compliqué de créer du lien avec les agents, d’instaurer une relation de confiance et de non jugement. J’étais là confrontée à mes propres limites. Il fallait donc que je modifie mon positionnement. Quelle place dois-je occuper afin de gagner en sérénité et en confort ?
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Acquérir une nouvelle posture pour accéder au savoir-faire
● Le positionnement du psychologue face à l’ignorance
Le savoir rassure. Celui qui sait peut faire illusion et ainsi asseoir son autorité. Mais il faut justement être vigilant et ne pas tomber dans ce piège. Il serait contre-nature que le psychologue vienne s’inscrire dans la position du sachant, du savant. Et pourquoi donc ?
– Le professionnel doit tout d’abord se préoccuper de l’intérêt et du bien-être de son interlocuteur. En l’occurrence de son patient. Il doit se demander si son discours est audible, compréhensible et à la portée de ce dernier.
– Il doit également faire preuve d’humilité, et en ce sens d’humanité. Le professionnel doit accepter qu’il ne sait pas tout. Le fait de reconnaître son ignorance, ses faiblesses et limites est essentiel. L’interlocuteur peut ainsi voir le thérapeute comme son semblable (et non pas dans une position verticale). Il s’agit de la fameuse position basse. N’est-ce pas là une qualité intrinsèque au psychologue ?
Il s’agit donc de montrer aux CPIPs que l’on n’a pas toujours des réponses tout de suite. « L’homme est grand parce qu’il se sait misérable » (Pascal, Les pensées).
● Être au clair avec soi-même
C’est en quittant cette posture du psychologue sachant, en reconnaissant mon ignorance, qu’il va m’être possible de mieux travailler et de construire un nouveau savoir-faire. Reconnaître ses limites c’est être au clair avec soi-même. Parvenir à inhiber son savoir c’est se faire confiance et avoir confiance en ses compétences professionnelles. N’oublions pas que le premier outil de travail du psychologue c’est bien lui-même. L’on ne peut avoir la prétention de changer les autres, il faut donc commencer par ce changer soi-même !
● Comprendre et répondre à la réelle demande
C’est en étant au clair avec soi-même qu’il va être possible d’entendre la réelle demande cpip. Mon poste actuel est une création de poste. Dans tous les SPIPs de France, le ministère de la Justice a pris la décision d’intégrer de manière durable le psychologue dans l’institution afin d’accompagner et aiguiller les cpips dans les prises en charge des PPSMJs, parfois difficiles. Or, j’ai rapidement compris que cette demande de l’AP n’était pas la même que celles des conseillers pénitentiaires. Lorsque j’ai pris conscience que cette question de la demande était au cœur des difficultés rencontrées, j’ai su qu’il fallait que je modifie ma pratique.
Mon arrivée s’inscrit dans une période où le service dit aller mal, où les CPIPs croulent sous le nombre de suivis. Ils désirent être entendus de la direction, être reconnus dans leurs difficultés. En refusant de m’intégrer, ils souhaitent de façon inconsciente exprimer leur colère vis-à-vis du fonctionnement de l’institution. Venir me voir pour travailler en binôme demande de prendre du temps, demande de se poser pour réfléchir, or ils n’ont pas ce temps. Il m’a été difficile d’accepter le rôle qu’ils me donnent. Je dois désormais le reconnaître tout en le transformant peu à peu en quelque chose de bénéfique !
L’apprentissage de mon savoir-faire repose donc sur cette prise de conscience qu’il faut s’adapter aux informations que l’on a et s’émanciper de la demande de l’institution ou de la sienne pour être au cœur de notre profession. Les CPIPs vont me permettre de construire mon savoir-faire, j’ai à apprendre d’eux.
● Faire une offre de savoir
Une fois ces constats réalisés, il est désormais temps d’agir ! Je dois inhiber mon savoir pour faire une offre de savoir aux CPIPs. Je dois leurs proposer un nouvel espace d’écoute et de parole. En tant que psychologue, je dois donc pouvoir répondre à leur demande tout en m’en décalant pour leur faire une proposition singulière (voir ce qu’il y a derrière la demande).
Illustrations : Aller au-delà de la demande.
– Groupes thématiques : En les gavant de savoir je les empêchais de se questionner et évitait de me retrouver face à des questions impossibles, j’avais le sentiment de pouvoir maîtriser. Une fois que j’ai pu lâcher prise j’ai vu un grand changement dans ces groupes où une vraie réflexion émerge désormais, de vrais échanges, et surtout des remises en question dans leur façon de travailler, des propositions de service. Suite au groupe sur les jeunes majeurs, un projet culturel a vu le jour, destiné à ce public (visite culturelle 1/mois).
– Entretien d’appui technique : une cpip vient me voir car son suivi avec un Mr n’avance pas. Celui-ci met en échec tous les projets de réinsertion proposés (travail dans les espaces verts, logement en foyer) et refuse l’obligation de soins. Il aurait également des comportements déplacés vis-à-vis de Mme. La cpip se plaint donc de ne pas avoir le temps de voir plus fréquemment Mr qui en aurait besoin et souhaiterait des solutions pour le faire adhérer aux soins. Plus tôt dans l’année, je me serais contentée de travailler sur la question des soins, en apportant mon savoir sur le sujet. Mais en modifiant mon positionnement, je me rends compte qu’il faut aller au-delà des soins et tout d’abord travailler sur le positionnement de la cpip vis-à-vis de Mr. Cette dernière est en effet dans la séduction avec cet homme et serait beaucoup plus souple et tolérante avec lui qu’une autre personne et finit par comprendre que cette position pourrait expliquer les comportements provocateurs de Mr et le fait que les démarches avancent peu.
Cette nouvelle proposition, ce non-savoir vient finalement prendre appui dans l’expérience. Il faut oser franchir le cap, s’émanciper. C’est le temps du grand saut, le temps de déployer un nouveau savoir.
La démarche à suivre serait donc la suivante :
– inhiber le pro-savoir : je ne sais pas tout,
– inhiber le non-savoir aussi : on ne peut pas avoir l’idée de ne rien savoir aussi.
Il s’agit de trouver un équilibre entre les 2. On a au minimum une idée, un objectif.
Il ne s’agit plus de « faire comme » son tuteur ou le psychologue idéalisé par l’institution (ou moi-même) mais de s’émanciper, de construire sa propre pratique et son propre savoir-faire. « Savoir-faire » signifierait sans doute savoir se faire confiance, savoir-faire avec ce que je suis et avec la demande de l’autre.
Conclusion
• Durant ces premiers mois, j’ai pu expérimenter le rejet du psychologue en institution. Il faut être acteur pour y faire face. Il s’agit d’être actif même s’il existe des dysfonctionnements ! Transformer ces inquiétudes et difficultés (saut dans le vide) en quelque chose (le grand saut). Les bonifier, les transformer. Rectifier sa posture et être acteur du changement.
• Nécessité d’inhiber notre idéal du psychologue et nos connaissances au profit du savoir-faire que la réalité institutionnelle peut nous aider à construire. Pour mieux comprendre la demande des agents pénitentiaires, cette inhibition est nécessaire.
Glossaire
PPSMJ : personne placée sous main de la justice
AP : administration pénitentiaire