Delphine CHAPIN
J’ai rencontré Monsieur J une douzaine de fois à l’association l’Epoc. Agé de 31 ans, il nous est orienté par son médecin alcoologue. Il cherche en effet à “percer” la raison de ce qu’il nomme son “alcoolo-dépendance”, dont le diagnostic aurait été posé juste avant ses 20 ans. Il ignore pourquoi il boit et il voudrait savoir “ce qu’il n’a jamais su”. De plus, il se plaint d’une certaine solitude.
Il n’est pas toujours régulier dans ses rendez-vous.
Cadet d’une fratrie de trois, il n’a plus que des contacts épisodiques avec ses sœurs. Il veille à garder sa mère à distance, car elle est, selon le terme qu’il emploie, “invasive” (il se corrige spontanément pour dire « envahissante »). Il quitte le domicile maternel dès la seconde pour aller en pension. Elève moyen, il redouble la seconde et est alors hébergé dans une chambre de bonne que lui loue une famille chargée, en plus de le loger, de veiller sur lui. C’est là qu’il commence à s’alcooliser, le plus souvent seul.
“On est une famille de médecins”, dit-il. Son père, radiologue, est mort d’une rupture d’anévrisme à l’âge de 36 ans. Monsieur J a alors 5 ans. Sa mère et son entourage lui cachent cette mort. Il n’ira pas aux obsèques et découvrira la vérité incidemment, par un cousin, au cours de vacances dans la maison de famille.
Sa mère est médecin, une de ses sœurs aussi. Mais c’est surtout la figure de son grand- père paternel, rhumatologue, qui semble avoir compté pour Monsieur J. Celui-ci est décédé ruiné en emportant avec lui le secret d’un endettement dont personne n’a rien su. De ce lourd héritage Mr J dira “je n’aurai voulu avoir que la thune.”
Garçon de café, il alterne périodes de travail et chômage.
L’énigme de ne pas savoir
La mort du père, puis celle de son “ordure” de grand-père, sont pour lui deux énigmes. A sa majorité, il hérite et dilapide son argent dans la boisson et les toxiques. Dans notre premier entretien, il se délecte à sérier les multiples hospitalisations, cures et postcures tentées, les traitements et molécules administrés, les médecins et “psys” rencontrés puis laissés tomber. De même il liste le nombre des bouteilles, les litres, les pertes, l’argent gaspillé, etc. Je m’en désintéresse, et, pour favoriser une parole peut-être plus authentique, lui lance “et sinon?”
Des risques qu’il prend il dit peu. Le ravage de ses mélanges d’alcool et de toxiques conduit à la perte du contrôle de lui-même. « Anesthésié », il enchaîne les jours de “black- out” où la vie et la mort sont intimement liées. Il se ruine et perd le contrôle comme pour mieux contrer l’ordre de la famille qui l’a « bien élevé »; il se décrit comme un « gentil garçon », et il aspirait à devenir médecin.
L’être de déchet
Au retour de congés d’été – c’est le 4e rendez-vous –, Mr J se présente dans un état désastreux. Il revient des urgences dont il s’est enfui avant d’être hospitalisé, et où il a été conduit par les pompiers suite à une bagarre féroce. Il est tel un clochard. Il a un œil tuméfié, deux côtes cassées, il est sale et sent l’alcool, il tremble et dit être en delirium tremens. Il ne sait plus depuis combien de jours il erre et s’alcoolise, 5 ou 6. Il voit des « dragons- crocodiles » menaçants. Je lui demande s’il est d’accord pour que je téléphone à son médecin alcoologue, ce que je ferai après l’entretien, que j’écourte, non sans lui remettre, inquiète, les coordonnées du CPOA qu’il accepte. Cette alcoologue est coutumière des états extrêmes de son patient, et travaille avec lui un projet de cure et de postcure au sujet duquel il est extrêmement ambivalent. Il a effectué par le passé deux séjours en psychiatrie pour se sevrer. Le dernier a eu lieu en 2007, suite à l’incendie qu’il provoque dans son appartement. Cet événement traumatique l’effraie encore. S’il peut aller jusque-là, c’est que peut-être il est suicidaire, ou « maso ». C’est son explication.
Malgré mes craintes qu’il ne revienne plus, il se présente au rendez-vous suivant et commence par s’excuser. Il parle d’un “vide de sensations” qu’il lie à un “laissé tomber”. Il dit : « C’est comme si je n’avais rien derrière moi, rien ne me tient ». Désarrimé, il trouve “trop facile” l’explication de la mort de son père à ses errances mortifères. “Ma vie c’est du gâchis”. Il réfléchit puis lance: “dans gâchis il y a gars… et chie aussi!”. Sensible à l’équivoque, il épingle ainsi le signifiant « merde » qui revient en effet sans cesse dans son discours.
Il parle longuement de ses relations qu’il juge toutes insatisfaisantes, que ce soit avec les filles (il est resté plusieurs années avec une jeune femme toxicomane), sa mère (qui l’aide parfois à payer son loyer, qui voudrait se mêler de sa vie), ses sœurs (à qui il reproche de ne pas l’avoir accueilli quand il était à la rue), ses copains qu’il n’a plus… ou de l’alcool qui le ruine et le détruit.
Je lui fais remarquer que, dans ce qu’il décrit, il semble que ce soit des liens en général dont il est question. Il bute sur “des liens”, comprend “délire” puis “liaison”. Il est d’accord, au point que la semaine suivante il a décidé d’arrêter de se prendre pour un alcoolique. Il préfère parler de “problèmes d’addiction”. Le recours à l’alcool n’est en effet qu’une de ses solutions. Il joue (au poker, sur ordinateur ou dans des cercles de joueurs) et peut se masturber jusqu’à 10 fois dans la nuit. Sur ce point, il précise que cela se produit lorsqu’il boit, ou qu’il fume du cannabis. Le jour où il aborde cette trilogie jeu-sexe-alcool, il est d’ailleurs un peu alcoolisé (pour la seconde fois, donc, dans des proportions minimes). Je lui demande de venir sobre, ce à quoi il répond “d’accord, mais je ne vous promets rien” puis “je n’ai pas envie de vous planter”. Il me donne ainsi la clef de ses échecs répétés. Il ne souhaite pas “me planter”, mais c’est pourtant ce qu’il a fait avec tous: les copains, les filles, les médecins, les psys, les patrons. Je le prends donc comme un avertissement: “sachez que vous aussi échouerez avec moi”. A l’occasion d’un rendez-vous raté, il ne rappelle pas pour reprendre contact, contrairement aux autres fois. J’hésite, puis décide de le rappeler pour lui proposer un nouveau rendez-vous, décidant que je ne serai pas, pour lui, dans la série des échecs.
L’identification au garçon de café
Alors qu’il débute un nouveau travail, il m’explique comment il s’est choisi une attitude: “faire la gueule”, tout en étant très “professionnel”. La tenue de travail qu’il revêt lui permet, « d’adulte », de devenir « garçon… de café! ». Je lui lance “Sartre a écrit un texte à ce sujet!” Il s’étonne. J’arrête.
Plus tard, il reviendra avec dans la poche une photocopie du texte qu’il a lu et apprécié. Ça lui convient. Il a trouvé un nouveau poste dans un quartier chic; il gagne bien sa vie et se contente d’un verre avec ses collègues à la fin du service, “une coutume”. Mais il est payé à la journée, et joue chaque soir ce qu’il a gagné. S’il lutte pour éviter le cercle de jeu, il y passe pourtant sa nuit, non sans garder de quoi se payer un taxi pour rentrer. Avant d’y aller il a de fortes angoisses qu’il ne maîtrise pas: il transpire abondamment, s’arrache la peau autour des ongles avec acharnement… Tout cela semble très ritualisé.
Les limites, la maîtrise et le contrôle
Ses proches décrivent Monsieur J comme un être “dictatorial”, qui donne des ordres et aime planifier à l’excès. Il s’amuse de raconter comment, pré-adolescent, il faisait passer un contrôle rigoureux aux petits amis de ses sœurs.
A propos de son travail il dit “C’est fermé de 10h à minuit”. Il associe: “quand je travaille c’est bien, je me ferme”. Il s’éloigne en effet du risque de devenir déchet en se pliant aux contraintes des horaires et du travail. Il met un point d’honneur à être un “bon” garçon de café, efficace, réactif, spirituel. Il se targue d’ailleurs d’avoir d’excellents pourboires. Il sait qu’il pourrait correctement gagner sa vie avec ce métier et qu’il est apprécié de ses patrons, mais déplore ne pas être à la hauteur de la “CSP plus” de plusieurs membres de sa famille.
Lorsqu’il va bien il reconnaît que le travail est une “valeur sûre”, qui le cadre par intermittence.
S’il se demande si son cerveau n’est pas “piraté” pour à ce point se mettre à mal, il en reste à cette image, qui ne semble pas recouvrir de délire. L’oubli, le « black-out » est un moyen d’effacer temporairement son disque dur. Il se débranche, cherche à faire bouger les limites entre son corps et son moi et à gérer ses angoisses. Et se soustrait aussi à l’autre ; il disparaît.
Il n’a jamais entendu de voix. Les hallucinations visuelles apparaissent seulement dans les moments de sevrage. Les “psys” qu’il a souvent rencontrés ne lui ont jamais rien trouvé d'”anormal”, excepté l’une d’elles, la première, alors qu’il avait 16 ans, qui l’a trouvé “trop efféminé” et particulièrement sensible. A cette période de sa vie il reconnaît avoir “invoqué la mort” et prié: “faites que je ne me réveille pas demain”. La religion a une place importante dans sa famille. Sa mère fait le catéchisme depuis toujours aux enfants d’une école; il est longtemps allé à la messe et appréciait ce rituel. Il dit “si j’avais l’intelligence et le temps je lirai la Bible, le Coran, la Torah”, puis s’interroge “qu’est-ce que je fais avec l’alcool depuis 10 ans? Je m’anesthésie, je me mets dans une bulle, je vis une vie qui ne devrait pas être la mienne.”
Pour soutenir cet homme encore jeune à tempérer sa jouissance, à l’en protéger, et à l’aider à gérer sa demande pulsionnelle débordante, nous avons choisi de réactiver et soutenir les liens autour de lui, tant institutionnels que professionnels ou familiaux. Il pense qu’il pourrait payer très cher une TCC, et ainsi être « dompté”. Dans le cadre qui lui était offert à l’Epoc et dont il a su se saisir un temps, c’est bien la parole qui a permis de border ce sujet.