Le rien et la féminité – Le poids du rien
Dario MORALES
Au cœur de la pulsion chez l’anorexique mentale mais aussi dans d’autres pathologies on trouve le rien, quelque chose qui érige phalliquement la maigreur. Rappelez-vous que le refus est la modalité métaphorique de la demande. Mais ce refus comporte aussi une jouissance qui n’est pas contenue par la médiation phallique. Vous savez que la jouissance est cette part qui se rattache à la pulsion de mort, hors discours, sans limite ni perte. Je dirais donc que c’est lorsque le rien prend le dessus, que le sujet finit par refuser le rapport à l’autre, tout d’abord à l’Autre qui nourrit. Du coup, le « je mange rien » apparaît comme l’antithèse de la manœuvre qui n’ouvre pas vers le manque ni vers la séparation. Rappelez-vous dans le complexe de sevrage : se séparer – dans l’oralité – de l’autre, au risque d’être abandonné, de le perdre ! Du coup, la démarche de l’anorexique est à l’opposé de la position du toxicomane, qui lui est un kamikaze du désir et de la jouissance, il veut initialement « s’éclater », l’anorexique se présente comme un sujet désubjectivé, transi de jouissance, fermant l’espace à l’Autre, fermant l’espace du manque, ne voulant rien savoir du désir de l’Autre et tout cela dans une sorte d’inertie qui empêche le sujet de construire une relation. Autrement dit, l’objet peut se manifester dans la sphère pulsionnelle de l’oralité mais son action s’exerce sur le corps en le réduisant à son inertie fondamentale. L’action du rien est une action d’inertie, anti-séparative, vecteur de négativité, comme la pulsion de mort.
Lors de la dernière soirée quelqu’un évoquait la pulsion de conservation de la vie, mais l’humain est traversé également par la pulsion de mort, par la volonté de jouissance. Cette part est présente dans le sujet et plus précisément dans la structure de tout objet pulsionnel et se décline comme refus du don dans l’oralité, comme rétention et doute dans l’analité, l’intrusion dans le regard et la voix ; refus, rétention, intrusion, bref modalités d’opposition au désir. Deuxièmement, j’avais dit que l’organisation du manque obéissait à la résolution des complexes – de sevrage, d’intrusion, d’Œdipe et qu’à chaque fois le signifiant opérait pour signifier le type de manque qui organise l’assomption de la subjectivité, privation, frustration, castration… Troisièmement, pendant la puberté et post-puberté le sujet construit sa solution anorexique ou boulimique, comme réponse à l’impasse de son assomption de sa propre position sexuée. Je me répète mais l’anorexie semble être la réponse à l’impossible symptômatisation de la puberté. Je rappelle que la puberté doit logiquement s’accompagner de l’installation d’une chaîne métonymique, d’un intervalle qui constitue l’installation du désir, d’une réponse à l’énigme du sexuel par le savoir. Or l’apparition de l’anorexie amène à déposer l’objet rien dans l’intervalle et du coup l’installation du fonctionnement du désir, du savoir, n’est pas possible ou bien il n’opère pas.
Parlons-en justement des vicissitudes de la puberté. Il y a donc au cours de cette période un dénouement pulsionnel qui met le sujet aux prises de son propre corps en transformation et dans ce processus on assiste au développement des caractères sexuels, la croissance du corps, les proportions, le changement de voix et l’investissement des organes génitaux, mais surtout le sujet est interpellé et mis en question sur le choix et la décision. Il n’y a donc pas que le corps qui change mais l’impact que ces transformations ont sur lui : l’apparition du cycle menstruel, les premières éjaculations mais également l’apparition de la vie onirique qui commence à peupler les scènes et qui prépare à la rencontre avec les premiers partenaires. Il y a donc un éveil pulsionnel qui traverse le corps et la construction d’un scénario qui oriente ce réveil de façon singulière : conjonction donc dans l’intimité de son corps avec l’étrange énigme qui concerne la cause de ce réveil. Or la clinique de l’adolescence nous enseigne que ce passage vers l’assomption de ce qui se meut dans le désir est problématique et que souvent ce processus ne va pas de soi, que d’accepter ou refuser les transformations du corps sexué, que le sujet peut aussi bien suivre ou pas la pulsion sexuelle, avoir des craintes, chercher la rencontre de l’autre sexué ou bien se refuser dans l’activité auto-érotique. Pour aller vite, l’adolescent peut choisir entre des multiples voies : le symptôme ou bien le refus, modéré ou radical, rejet, rupture avec lui-même. La voie du symptôme est la voie du compromis ou le sujet tout en gardant son ambivalence accepte de rentrer dans la vie amoureuse, d’inscrire la pulsion dans le champ de l’autre. C’est le cas de l’hystérie par exemple où elle met en œuvre un refus de la satisfaction sexuelle, le fait paradoxalement à travers un appel à la séduction qui nourrit son insatisfaction et montre ainsi sa division subjective. Inversement la voie du refus est une solution qui ne passe pas par la sexuation, elle ne conduit pas le sujet à assumer sa sexuation et prend la voie du rejet de la castration et pousse à la rupture du mariage avec la position phallique. Cette formule fait penser à la position du toxicomane (pg 197) qui tente de rompre via le produit avec le phallus. Beaucoup de jeunes filles anorexiques, en font autant face à la question de la puberté. Beaucoup de jeunes anorexiques ont des « fantasmes phalliques » mais elles n’en font pas du fantasme phallique le trait symptomatique de leur jouissance.
Quatrièmement, je rappelle que l’adolescence, symptôme de la puberté, est la période où le jeune produit un lien particulier à l’objet cause de désir. Le réveil pulsionnel remet en jeux l’objet infantile, du coup il doit se repositionner face à celui-ci pour créer un nouveau lien avec la pulsion, et du coup des choses qui concernent son rapport d’objet au cours de l’enfance reviennent, se répètent. Dans cette perspective, l’adolescence est un temps logique d’une nouvelle séparation. Ce passage demande une transformation autour de trois registres : au niveau du réel pulsionnel et qui commence par la perte d’un morceau de soi (rappelez-vous le sevrage), à travers la cession au champ de l’Autre et sa localisation dans le corps de l’Autre. Il s’agit de la restructuration pulsionnelle qui se produit par la sexuation où le partenaire est mis dans la position d’objet, cause de son désir. Ensuite il cherche un nouveau langage, une nouvelle façon de nommer le lien social, celui qui peut le reconnaître dans son dire, la fonction clef de l’Idéal du Moi, autour de la fonction du maître, figure substitutive du père. Enfin, au niveau imaginaire, il s’agit de reconfigurer son rapport à l’image de son corps et à son identité. Ces trois éléments ne se réalisent pas dans une trajectoire linéaire mais s’expriment souvent sous le mode de la « crise » : transition délicate…
Si je me permets de nouer ces trois registres autour de deux temps logiques nous avons : d’abord la représentation rêvée – onirique du rapport sexuel de l’adolescent avec un partenaire. C’est le temps où le sexe devient une énigme – temps où s’élève le sexuel au niveau inconscient, rendant fantasmatique son rapport au sexuel. Il s’agit du temps logique du voile – nouvelle pudeur – faisant exister ainsi le rapport sexuel à sa façon, sous le couvert de l’amour. Dans un deuxième temps, l’adolescent découvre dans l’expérience sexuelle l’inexistence de l’Autre, l’hétérogénéité des jouissances, c’est le temps du traumatisme. Il découvre que le rapport sexuel n’existe pas. Il n’y a pas d’accord parfait autrement qu’imaginaire. C’est cette tension entre la poussée qui fait exister le rapport sexuel et la rencontre traumatisante de son existence, entre le temps de voile et le temps du traumatisme, que se structure le processus d’initiation sexuelle de l’adolescent, et à l’issue de ce processus un troisième temps se réalise, qu’on pourrait appeler le temps de la décision (pg 200). Il y a donc le temps du voile, temps logique de construction d’une fantasmatisation subjective du rapport au sexuel ; il s’en suit un deuxième temps, fruit de la rencontre, et de la traversée du traumatisme. L’hypothèse est qu’il est possible d’ébaucher le cadre d’une clinique différentielle en suivant ces deux temps et qui a des effets sur les questions qui concernent l’anorexie comme la boulimie au cours de l’adolescence. J’évoque cela parce que justement le partage des eaux se situe sur le terrain où la construction fantasmatique est déficitaire rendant le processus de symptômatisation de l’adolescence impraticable et pour d’autres cela sera autour de la rencontre. Du coup, en ce qui concerne l’anorexie, elle se configure souvent à la puberté comme un résultat d’échec dans sa tâche initiale qui consiste à amener le sujet à faire la rencontre avec la pulsion.