Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Le ravissement de Mme. L.

Gwénaële CASTELLANI

Introduction : de la clinique de la hâte à celle de la patience

Alors que le souci de notre société est celui d’éradiquer les plaintes, pour la psychanalyse, au contraire, le fait de partir de la plainte du sujet pour lui permettre de la subjectiver est le pari qu’elle propose à toute personne qui croise sa route. La psychanalyse offre, non pas des remèdes à tous les maux, mais d’apprendre à faire avec l’intraitable, avec ce qui résiste, avec le réel, avec ce qui fait trou dans la subjectivité, avec le trauma.

Dans les services de soins somatiques (MCO : Médecine-Chirurgie-Obstétrique) où la durée moyenne de séjour est de plus en plus courte et où la rencontre avec les patients est biaisée par la propre demande des soignants, quelles sont les coordonnées d’un possible rendez-vous avec la psychanalyse ? Comment permettre au sujet de passer de sa passion de l’ignorance, qui est une forme de protection contre laquelle il vaut mieux ne rien tenter quand le sujet n’y est pas prêt, au souci d’accéder au savoir de sa propre vérité ? A noter cependant que si le moment de l’hospitalisation, aussi court soit-il, n’offre pas à la clinique de la patience le temps de se déplier, en revanche, la problématique de la rencontre avec un accident de santé et le caractère traumatisant que génère une hospitalisation, provoque un vacillement du fantasme qu’il peut être opportun de saisir. Le moment de l’hospitalisation correspond en effet à l’instant de voir. Le psy se glisse entre deux soins infirmiers, une toilette, un Doppler, une IRM, la visite de l’interne, celles de la famille, celles de la famille du voisin de chambre… Bref, la possibilité de la rencontre jongle entre la contingence et la nécessité.

C’est pourquoi le psy doit d’abord savoir composer avec la demande des soignants qui ont une certaine tendance à se débarrasser de ce qui les embarrasse sur le psy de service. Il lui faut savoir différer la rencontre, faire avec l’angoisse des soignants et laisser le temps aux examens d’être faits. Le psy qui se présente dans la chambre d’un patient qui ne l’a pas demandé entend régulièrement : “Ils disent que je n’ai rien donc c’est dans ma tête ! Vous croyez que j’invente ?! Mais je n’ai pas “rien!”. C’est ce “pas rien” que nous allons tenter de saisir avec le sujet. En partant de sa plainte, parfois même de sa plainte contre le corps médical qui objective le patient derrière une batterie d’examen sans noms, ou qui se tait pour ne pas avouer son impuissance, il s’agit d’offrir au sujet une possibilité de faire sien des symptômes qu’il pourra subjectiver, de lui permettre de transformer ses questions en une histoire, son histoire, au-delà de la raison de son hospitalisation. Et pour cela, il faut un certain temps, incalculable à l’avance. Il s’agit bien de prendre le temps de passer de la clinique de la hâte à la clinique de la patience.

Mme L. : les coordonnées de la rencontre

Je rencontre Mme L. en service de neurologie. Un étrange malaise la conduit à l’hôpital et va littéralement lui permettre de se rencontrer elle-même, en lieu et place du plus parfait “je n’en veux rien savoir”. Absente à elle-même lors de ce malaise, tel une sorte d’évanouissement subjectif, un fading (anglicisme signifiant un effacement progressif des signaux sonores, ou encore terme de mécanique automobile signifiant la perte d’efficacité du freinage dû à la diminution du frottement des disques), sujet de l’inconscient alors totalement effacé sous la chaîne signifiante, elle va ensuite accepter d’entrevoir sa division subjective à travers, ce que je nommerai, un oubli mémorable.

Mme L. arrive aux urgences dans un état second, ayant présenté des troubles du comportement, des propos incohérents et une totale amnésie des faits, alors qu’elle venait d’arriver chez une réflexologue. Une suspicion d’accident vasculaire cérébral la conduit en neurologie où je la rencontre. Mme L. n’est pas très disposée à parler. Elle m’explique d’emblée, mais laconiquement, qu’elle a de gros problèmes de famille, que cela ne sert à rien d’en parler car cela ne va pas changer sa vie. Je lui propose de faire le pari contraire. Elle est gênée par la présence d’une voisine de chambre mais ne souhaite pas pour autant se déplacer dans une salle attenante permettant des entretiens confidentiels. Mme L. résiste à parler malgré sa souffrance morale visible. Elle est très inquiète de cet incident de santé qu’elle ne comprend pas même si les examens médicaux sont normaux : si cela peut rassurer dans un certain sens, cela pousse aussi à d’autres questionnements : “n’y aurais-je pas quelque chose à y voir là-dedans ?”. Comment trouver le courage de vouloir en savoir un peu plus, lorsque les paroles médicales -“vous n’avez rien”- viennent reboucher ce qui vient de s’entrevoir pour le sujet ?

Mme L. va sortir rapidement de l’hôpital et je n’aurai pas l’occasion de la revoir pour “travailler la demande”. Je lui laisse donc ma carte tout en l’incitant à venir me voir en consultation externe. Ce qu’elle ne manque pas de faire rapidement.

L’ictus de Mme L. : l’instant de tout faire entendre sans n’en rien vouloir savoir

Dès la première séance, Mme L. relate l’épisode chez la réflexologue : elle a à peine eu le temps de lui expliquer les raisons de sa venue (des mucosités dans la gorge) et la réflexologue n’a pas eu le temps de la toucher, que la voilà aux urgences, reprenant peu à peu ses esprits, mais dans la plus totale amnésie de ce qui vient de se passer. Je précise que son mari n’était pas favorable à ce que son épouse engage des frais chez cette professionnelle au regard de leurs difficultés financières passagères.


– Moi : Des problèmes de mucosités ? C’est à dire ?
– Mme L. : ça me gêne dans la gorge tout le temps, je suis tout le temps en train d’essayer de me racler la gorge, d’avaler…
– Et cela dure depuis combien de temps ?
– Depuis 20 ans.
– 20 ans ?! Et il s’est passé quelque chose il y 20 ans ?
– Ah oui ! Mon fils aîné est devenu une fille !

Voilà révélé en quelques lignes le “problème familial” si difficile à avouer. Mme L. ne me parle pas de l’inquiétante étrangeté qu’a provoqué l’ictus qui a engendré son hospitalisation, mais bien du traumatisme lié au changement de genre de son fils. Elle va aussi parler de son enfance malheureuse en tant que seule fille mal-aimée de sa mère, de sa position d’épouse insatisfaite auprès de son bel et “invincible” mari qu’elle admire et qui la domine jusqu’à ce qu’un récent cancer ne l’amoindrisse physiquement et sexuellement.

Quelques séances : le temps pour comprendre vingt années écoulées.

Pendant nos séances, Mme L. s’entend témoigner de ce qu’elle a pensé être pour les autres au fil de sa vie. Elle se décale petit à petit de sa place d’objet du désir de l’Autre marital (position attenante à celle qu’elle occupait dans le désir maternel) pour s’en réinventer une qui lui correspond mieux. Chose rendue d’autant plus aisée que son mari lui-même n’occupe plus la même position dans le couple depuis sa propre maladie.

Le temps pour comprendre est un moment d’implication subjective. Pour Freud, dans Inhibition Symptôme Angoisse (1926), le danger extérieur n’est traumatique que s’il passe par une intériorisation. Le trauma surgit à l’endroit de la division subjective, faisant voler en éclat la construction fantasmatique dont le sujet se soutient pour parer à sa division (spaltung). Le traumatisme (S barré = a) est une rencontre toujours manquée avec le réel du sexuel, il est un excès de jouissance non résorbé par le langage, ce qui fait parler Lacan de troumatisme : un trou creusé par le langage qui fait que l’excédent de Réel ne peut être résorbé par le Symbolique. Le trauma est la rencontre, non pas tant avec le Réel, mais avec du Réel pour le dit-sujet, soit avec ce qui est exclu du savoir pour ce sujet en particulier. Le rapport à la jouissance et à la culpabilité, c’est à dire au fantasme du sujet, sont des composantes qui déterminent singulièrement son rapport avec le trauma : n’est traumatique pour un sujet qu’un événement qui fait lien avec sa propre histoire. Traiter le trauma, c’est le rendre abordable par l’instauration de sens, la mise en jeu de l’histoire du sujet, son implication dans ce qu’il lui arrive. Si le traitement consiste à axer le travail sur la logique de la cause (avec toute la difficulté du caractère de non-sens que représente la rencontre avec le Réel lors d’évenements traumatisants fortuits), le travail sur la logique de la réponse, soit celle de l’implication du sujet, est essentiel. Car si le hasard a bien sa place dans toute rencontre accidentelle, en revanche, ce sont les lois de l’inconscient qui lui donnent son sens. Et le fantasme troué par l’effraction du Réel doit être réparé.

Mme L. me demande un jour si j’accepte que sa réflexologue me contacte, tout en s’assurant que je ne dise mot sur la transformation de son fils et la maladie de son mari. La réflexologue veut surtout être rassurée sur le fait que je suive Mme L. car elle a eu elle-même très peur du malaise qu’a fait celle-ci dans son cabinet et hésite à la revoir. Elle m’explique qu’au moment où elle allait commencer à la manipuler, Mme L. s’est métamorphosée, elle a changé d’attitude et a relaté exactement tout ce qu’elle voulait cacher : l’impuissance de son mari et la féminisation de son fils.

Lors de ce malaise, il n’y a plus eu de signaux audibles pour Mme L., plus de freinage possible dans la mécanique moïque : l’inconscient est resté seul maître à bord. En effet, Mme L. ne s’est pas souvenue d’avoir parlé à la réflexologue. Elle y allait pour guérir de ses mucosités et au moment d’être touchée par une femme sensée la soulager, elle évoque à son insu les raisons mêmes de ce symptôme qui faisait rempart au savoir sur sa vérité. Alors que Mme L. persiste à n’en rien vouloir savoir et s’absente de ses propos, son inconscient reste maître en la demeure et fait adresse à l’Autre. Nous avons ici le contraire de l’expression “à son corps défendant” : le corps est un médiat conciliant que choisit l’inconscient pour enfin parler de ce qui fait trauma : la rencontre avec le sexuel. Du traumatisme au trauma, il n’y a qu’un pas que Mme L. va franchir. Écrasée par le poids d’un mari qui venait saturer son manque-à-être (refus qu’elle travaille, alpinisme obligatoire à chaque vacances lui abîmant gravement les genoux, rapports intimes sans préliminaires au point qu’elle se refuse désormais à lui…), culpabilisée et mortifiée par le choix irrémédiable de son fils : le trauma est là, sous-jacent, tapis derrière des problèmes de mucosités qui ne cessent pas de ne pas exister depuis 20 ans.

Le trauma révèle la structure : question d’hystérie féminine.

L’assomption de la castration symbolique de l’Autre (l’Autre barré) est ce qui fonde la division du sujet. La rencontre avec le Réel provoque une sorte d’abolition du manque de l’Autre dont le désir apparaît dès lors non négociable. La castration de l’Autre, ici incarnée par son fils (son émasculation) et son mari (le cancer), ne vient-elle pas renvoyer à Mme L. sa difficulté à assumer son propre manque-à-être en trouant le voile fantasmatique qui lui avait permis jusqu’alors de composer avec sa place d’objet dans le désir de l’Autre : vilaine, mal aimée, écrasée ? Les castrations réelles, celle imposée par le fils et celle subie par le mari semblent venir redoubler la propre division de Mme L. qui se plaignait de phénomènes psychosomatiques traités à coup de mésothérapie et d’acupuncture pour exprimer son désir insatisfait.

Le savoir inconscient ne dit rien du sexe féminin du fait du primat du phallus. L’ordre phallique est impuissant à répondre de l’existence possible de l’ordre féminin. De ce phallocentrisme, le rapport sexuel n’existe pas : c’est à quoi homme comme femme ont à affronter. L’hystérique cherchant à être le phallus dans le désir de l’homme, et la castration redoublée sur un plan réel et imaginaire dans le cas de Mme L., ne peut que faire vaciller son fantasme. Elle fait l’expérience de l’inexistence de l’Autre et apprend, à ses dépens, que le phallus n’est que semblant et qu’elle ne peut en jouir. Mme L. approche le point de structure où se vérifie que la castration ne cesse pas de ne pas pas s’écrire. Elle se plaint du manque de tendresse de son mari et ce faisant lui refuse l’acte sexuel : puisque le phallus n’est qu’un semblant, il ne peut pas servir à la jouissance. A se faire objet cause du désir d’un homme, elle expérimente les effets du ravage qu’une femme peut tirer de la mascarade phallique.

L’hystérie est un mode de défense structural qui permet au sujet de refouler une idée traumatique de sa conscience, la charge affective étant alors déplacée sur le corps qui est fantasmatiquement affecté sans atteinte réelle : ce que Freud appelle une conversion (1894). La proximité de la vérité du sujet et de la jouissance sont intolérables au conscient qui ne peut se passer du symptôme dont la fonction est d’atténuer cet en-trop de jouissance. Le symptôme permet alors de supporter le réel du sexuel. Il est une façon de « porter plainte » pour le sujet. Le symptôme de conversion hystérique, structuré par le langage, est un mode de défense contre le désir de l’Autre. Il consiste en un message qui a valeur de vérité par rapport au désir et à la jouissance (Lacan nous dit que “la vérité est sœur de jouissance”). Le symptôme conversif vient en lieu et place de compromis entre une motion pulsionnelle inconsciente et ce qui est tolérable pour le sujet : les mucosités servent de rempart à cet en-trop de jouissance et sont plus acceptables psychiquement. Lever ce rempart nécessite obligatoirement d’en savoir quelque chose de ce qui est caché. L’hystérique sait particulièrement jouer de l’imaginaire avec son corps, corps qui est le lieu de l’Autre. Le corps fournit la scène où apparaissent les effets du trauma. Les effets hypnoïdes propres à l’hystérique sont présents au moment de la réminiscence du trauma. Mme L., avec cet ictus, dit la vérité à cette réflexologue qui est sensée la débarrasser de son symptôme.

La logique hystérique, pour nier le désir de l’Autre et s’en protéger, consiste à en assurer la complétude. Cette position ne tient plus lorsque le mari de Mme L. tombe malade. Le cancer du mari, traumatique en ce sens pour Mme L.-épouse, vient réveiller celui de Mme L.-mère vingt ans plus tôt. Ces deux événements à 20 ans d’intervalle, sorte de T2 (mucosités) et T3 (ictus) renvoient au T1 de la rencontre « troumatisante » qui concerne tout parlêtre avec le langage et le non rapport sexuel, avec l’impossibilité de s’identifier au phallus imaginaire que le sujet se croit devoir représenter pour l’Autre. A l’instar de bon nombre de patients hospitalisés qui vivent un accident de santé ou la découverte d’une maladie comme un traumatisme, rencontre insoutenable avec le Réel qu’il s’agit de prendre le temps de recouvrir par le voile fantasmatique (dans le cas des névroses), ici cet épisode crépusculaire, de quasi dépersonnalisation, est venu révéler quelque chose d’ineffable dans un après-coup : so es war, soll Ich werde. L’ictus a permis à Mme L. de passer de la question “que signifie cet événement de corps angoissant ? Qu’est ce qui se joue pour moi dans ce bout de réel ininterprétable de prime abord ?” – de passer donc de cette inquiétante étrangeté au fait d’accepter d’en savoir un bout concernant ce trauma initial et ineffaçable qu’est celui de la rencontre avec le sexuel et ses questions corollaires : Que suis-je pour l’Autre ? Qu’est-ce qu’une femme…? Les mucosités sont venues au moment de l’annonce de la démarche de transformation de sexe de son fils. Le père avait dit à son fils : “tu vas faire mourir ta mère” qui s’est alors fabriquée un symptôme pour faire face à cette irruption énigmatique de jouissance. Par cette manifestation de l’inconscient, Mme L. rencontre cette part d’elle-même qu’elle voulait éviter à tout prix. Le symptôme permet de maintenir l’angoisse et le désir de l’Autre à distance. Il est un rempart contre le savoir de sa vérité de sujet.

Le moment de conclure : 20 ans en quelques lignes

Dans cette clinique de la patience, que ne permet pas le temps restreint des hospitalisations de ce genre, la dimension analytique opère sur la connexion entre l’Autre et le corps et propose la restauration du sujet en tant que sujet du désir comme remède contre l’angoisse que suscite le trauma. Le travail analytique consiste à amener le sujet à dire ce qu’il ne sait pas lui-même. L’introduction de S2, d’un savoir, permet d’enrayer la répétition, permet de mordre sur la jouissance innommable et devient un gain symbolique pour le sujet.

Il aura fallu finalement cet ictus, une rencontre avec le clinicien et une petite dizaine de séances pour que Mme L. puisse déplier les questions qui la taraudaient depuis vingt ans sans qu’elle n’en veuille rien savoir de la jouissance de son symptôme. Mme L. a fait déconsister ces figures phalliques incarnées par son mari impuissant et son fils émasculé. Décomplexée par ce phallus écrasant et en même temps manquant, elle peut consentir désormais à l’inconsistance de l’Autre et davantage assumer son manque-à-être à travers des activités sublimatoires (sport, sorties avec des amies, décoration de son intérieur) relevant du plus-de-plaisir. Elle peut s’inventer un nouvel Autre qui lui convient. Mme L. n’a pas souhaité aller plus loin dans le travail que nous menions ensemble. Elle s’est contentée du soulagement de la rémission de ses symptômes et du gain de bien-être associé après tant d’années de mal-être, ce qui est en soit bien louable. Et la voilà, à l’âge de 70 ans, avec une vision de sa vie différente et non pas avec une vie différente, ce dont elle déplorait que la psychanalyse ne lui apporterait jamais.

Mais quoique : elle ne souffre plus de mucosités et contre toute attente, son mari demande lui aussi à entamer une démarche analytique… à condition que ce soit avec une femme…