Le père passé au crible du RSI
Sandra VASQUEZ
De « l’imago paternelle » à l’affirmation lacanienne « le père est un sinthome », Lacan redéfinie tout au long de son enseignement la question du père dans la psychanalyse. Aujourd’hui, il s’agit de travailler la notion du « père absent », du « père carent ». Carent signifie « être dépourvu ». Selon le Dictionnaire Historique de la langue Française, carence est un mot emprunté vers 1450 au bas latin, carentia, qui signifie « indigence et privation », et du II au IV siècle, vient de Carare qui signifie « ne pas avoir, manquer de », le dictionnaire précise que le mot manquer n’a pas d’étymologie.
Alors ce père manquant, de quoi est-il dépourvu ? Quelle place occupe-t-il dans la fonction paternelle? Quelle influence dans le développement de l’enfant?
Le père carent de ce soir, celui qui marque l’enfant par son absence, celui que son enfant regrette ou haït, où pouvons-nous le placer? Cela par rapport à la métaphore paternelle lacanienne et à la division que fait Lacan du père en Réel, Symbolique et Imaginaire. Le père carent apparaît sous la plume de Lacan en 1938, dans « Les complexes familiaux » à partir de l’organisation de la famille. « L’imago du père, à mesure qu’elle domine, polarise dans les deux sexes les formes les plus parfaites de l’idéal du moi, (…) [1] L’imago du père, fait remarquer Jacques-Alain Miller dans son commentaire à ce texte en 1984[2] est chargé d’une « fonction positive », « une fonction de réparation », comme dit Lacan « une fonction de sublimation . » Selon Lacan, c’est la dévalorisation de cette imago qui produit les névroses : « Par contre, dans les formes diminuées de cette imago nous pouvons souligner les lésions physiques, spécialement celles qui la présentent comme estropiée ou aveuglée pour dévier l’énergie de sublimation de sa direction créatrice et favoriser sa réclusion dans quelque idéal d’intégrité narcissique. » « La mort du père, à quelque étape du développement qu’elle se produise et selon le degré d’achèvement de l’Œdipe, tend, de même à tarir en le figeant le progrès de la réalité. L’expérience, en rapportant à de telles causes un grand nombre de névroses et leur gravité, contredit donc l’orientation théorique qui en désigne l’agent majeur dans la menace de la force paternelle ».
« Un grand nombre d’effets psychologiques nous semblent relever d’un déclin social de l’imago paternelle. Déclin conditionné par le retour sur l’individu d’effets extrêmes du progrès social (…) Déclin plus intimement lié à la dialectique de la famille conjugale. »[3]« Ce déclin constitue une crise psychologique » à laquelle assure Lacan, on pourrait rapporter la naissance de la psychanalyse, mais aussi les « formes de névroses dominantes du siècle dernier qui, dit-il, étaient intimement dépendantes des conditions de la famille ». Ces névroses évoluant comme un « complexe caractériel », Lacan désigne la détermination principale de ces névroses ou comme il dit de la névrose contemporaine « dans la personnalité du père, toujours carente en quelque façon, absente, humiliée, divisée ou postiche. C’est cette carence qui conforme à notre conception de l’Œdipe, vient tarir l’élan instinctif comme à tarer la dialectique des sublimations. »[4]
A l’époque Lacan lit le complexe d’Œdipe comme la sublimation qui permet au sujet une identification secondaire par l’introjection de l’imago du parent du même sexe. L’Œdipe est conçu à ce moment-là comme fondé « sur la relativité sociologique », dit Lacan, « le ressort le plus décisif de ses effets psychiques, tient, en effet, à ce que l’imago du père concentre en elle la fonction de répression avec celle de sublimation; mais c’est là le fait d’une détermination sociale, celle de la famille paternaliste. »[5] C’est la thèse du « déclin de l’imago paternelle » que selon l’hypothèse de Markos Zafiropoulos, psychanalyste et anthropologue, Lacan déduit de la loi de la contraction familiale de Durkheim. Selon Durkheim, la famille conjugale résulte d’une contraction de la famille paternelle. Celle-ci comprenait le père, la mère, et toutes les générations issues d’eux, sauf les filles et leurs descendants. La famille conjugale ne comprend plus que le mari, la femme, les enfants mineurs et célibataires. La place du père dans la famille et sa « valeur social »[6] déterminent les symptômes du sujet contemporain, mais cette place dépend de l’époque. Pour Lacan, donc, c’est par « l’aggravation du déclin des structures familiales et de la puissance du père qu’il rend compte de l’évolution des névroses. »[7]
En 1952 Lacan a rencontré le structuralisme avec Levi Strauss, dans « Le Mythe individuel du névrosé ». Lacan aborde le père dès la fonction symbolique, le père est le représentant de la fonction, mais la fonction ne recouvre pas totalement le réel du père. C’est la période où Lacan introduit le symbolique comme un ordre. Ainsi assure Jacques -Alain Miller « que le symbolique soit un ordre c’était le rêve structuraliste (…) le rêve d’un univers de règles.»[8] C’est la combinatoire qui régit le mouvement symbolique, et à l’époque c’est la supériorité du symbolique sur le réel et l’imaginaire qui prédomine dans l’enseignement de Lacan. « Nous posons que la situation la plus normativante du vécu originel du sujet moderne, (…), est liée au fait que le père se trouve le représentant, l’incarnation d’une fonction symbolique qui concentre en elle ce qu’il y a de plus essentiel dans d’autres structures culturelles (…) L’assomption de la fonction du père suppose une relation symbolique simple, où le symbolique recouvrirait pleinement le réel. Il faudrait que le père ne soit pas seulement le nom-du-père, mais qu’il représente dans toute sa plénitude la valeur symbolique cristallisée dans sa fonction. Or, il est clair que ce recouvrement du symbolique et du réel est absolument insaisissable. Au moins dans une structure sociale telle que la nôtre, le père est toujours, par quelque côté, un père discordant par rapport à sa fonction, un père carent, un père humilié, comme dirait M Claudel. Il y a toujours une discordance extrême nette entre ce qui est perçu par le sujet sur le plan du réel et la fonction symbolique. C’est dans cet écart que gît ce qui fait le complexe d’Œdipe a sa valeur – non pas du tout normativante, mais le plus souvent pathogène.»[9] Le père carent en 1952 est donc celui qui ne colle pas complètement à sa fonction symbolique qu’il porte, et en même temps Lacan, généralise cette discordance pour tous les pères.
Dans cette même conférence Lacan introduit le père imaginaire et le père symbolique, « dans le cas de névroses, il est fréquent que le personnage du père, par quelque incident de la vie réelle, soit dédoublé. Soit que le père soit mort précocement, qu’un beau père s’y soit substitué, (…)[10] En 1953, dans « Fonction et champ de la parole et du langage », Lacan souligne que « la fonction paternelle même si elle est représentée par une seule personne, concentre des relations imaginaires et réelles, toujours plus au moins inadéquates à la relation symbolique. « C’est dans le nom du père qu’il nous faut reconnaitre le support de la fonction symbolique, qui identifie sa personne à la figure de la loi ». Lacan sépare la fonction de la personne du père. « Cette conception nous permet de distinguer clairement dans l’analyse d’un cas les effets inconscients de cette fonction d’avec les relations narcissiques, voire d’avec les relations réelles que le sujet soutient avec l’image et l’action de la personne qui l’incarne, (…) »[11] En 1954, dans le Séminaire II, Lacan fait remarquer l’importance d’avoir plusieurs plans dans la fonction paternelle, le père symbolique, le nom du père, le père réel, et « le père imaginaire est le rival du père réel, pour autant qu’il est pourvu, le pauvre homme, de toutes sortes d’épaisseurs, comme tout le monde. »[12]
Dans l’article des Ecrits, « Situation de la psychanalyse en 1956 » Lacan en évoquant « Totem et tabou » dit que « le vrai père, le père symbolique est le père mort. »[13] La dernière fois nous avons abordé le père freudien, celui qui représente la loi, le père originaire de « Totem et tabou » qui tué et mangé permet aux fils de créer les liens sociaux, la famille, qui par sa mort interdit la jouissance de la mère et les sœurs, à tous les frères. Selon Freud, les fils garderont pour toujours une ambivalence et surtout, la nostalgie de ce père originaire, d’abord sous la forme d’un Totem, substitut du père, puis de Dieu qui serait, nous dit Freud, « une forme plus développée, dans laquelle le père a recouvré les traits humains. Cette nouvelle création née de la racine même de toute formation religieuse, c’est-à-dire de la nostalgie (Sehnsucht ) du père ».
Mythe moderne dit Lacan dans le Séminaire IV, la relation d’objet, lorsqu’il se réfère à la relation d’objet : « un mythe pour expliquer ce qui reste béant dans sa doctrine, à savoir – Où est le père? ». Ce père symbolique est impensable, « le père symbolique n’est nulle part. Il n’intervient nulle part. « C’est quelque chose qui n’intervient dans aucun moment de la dialectique, sinon par le truchement du père réel, lequel vient à un moment quelconque en remplir le rôle et la fonction, et permet de vivifier la prédation imaginaire et de lui donner sa nouvelle dimension. »[14] Il dira aussi que ce père symbolique est une « nécessite de la construction symbolique, que nous ne pouvons situer que dans un au-delà, je dirai presque une transcendance, en tous les cas comme un terme qui n’est rejoint que par une construction mythique. J’ai souvent insisté sur le fait que ce père symbolique n’est en fin de compte nulle part représente. » Le père symbolique dira Lacan, est « le signifiant dont on ne peut jamais parler qu’en retrouvant à la fois sa nécessité et son caractère (…) donnée irréductible du monde signifiant ». « Le père imaginaire nous avons tout le temps affaire à lui. C’est lui auquel se réfère le plus communément toute la dialectique, celle de l’agressivité, celle de l’identification, celle de l’idéalisation par où le sujet accède à l’identification au père. (…) C’est le père effrayant que nous connaissons au fond de tant d’expériences névrotiques, et qui n’a aucunement, de façon obligée, de relation avec le père réel de l’enfant. »[15] « Le père réel est tout à fait autre chose, dont l’enfant n’a jamais eu qu’une appréhension très difficile, en raison de l’interposition des fantasmes et de la nécessité de la relation symbolique ». C’est donc à l’intervention du père réel qu’est liée la castration, qui peut être marquée par l’absence du père réel. La carence du père est donc à ce moment de l’enseignement de Lacan sur le père réel.
C’est pourquoi Lacan peut dire après dans ce Séminaire, que pour Hans « il n’y a pas de père réel », malgré toutes les qualités du père. Mais Lacan n’en reste pas là, dans Le Séminaire XVII, 1969/1970, Lacan dit « le père, dès l’origine est castré. » après avoir abordé le père de Dora comme « un homme châtré (…) il dit : Dans tous les cas, dès Studien ûber Hysterie, le père se fait lui-même d’appréciation symbolique. (…) C’est proférer implicitement que le père n’est pas seulement ce qu’il est, que c’est un titre comme ancien combattant – c’est ancien géniteur. Il est père, comme l’ancien combattant, jusqu’à la fin de sa vie.
Lacan aborde le mythe freudien de Totem et tabou, la mort du père est la clé de la jouissance qui est première, « Le mythe d’Œdipe montre bien que le meurtre du père est la condition de la jouissance », il y équivalence entre le père mort et la jouissance, « c’est là ce que nous pouvons qualifier du terme d’un opérateur structurel, (…) que le père mort soit la jouissance se présente à nous comme signe de l’impossible même. Et c’est bien en cela que nous retrouvons les termes qui sont ceux que je définis comme fixant la catégorie du réel. Nous reconnaissons là, en effet, au-delà du mythe d’Œdipe, un opérateur, un opérateur structurel, celui dit du père réel. »[16] Lacan conclut que « Le père réel n’est pas autre chose qu’un effet du langage et n’a pas d’autre réel. C’est la position du père réel, telle que Freud l’articule, à savoir comme un impossible qui fait que le père est nécessairement imaginé comme privateur, cela tient à la même position. » Lacan démontre donc que nous rencontrons le père imaginaire car dit-il, le père réel nous échappe, il n’est qu’agent de la castration et celle-ci est définie comme principe du signifiant. Le père carent se loge donc dans le père imaginaire, « le père réel c’est une dépendance nécessaire, structurale de quelque chose qui justement nous échappe et qui est le père réel. »[17]
[1] Lacan, J. « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu » in Autres Ecrits, Paris, Navarin, 2001, p.
2 Miller, J-A., Lecture critique des « complexes familiaux » de Jacques Lacan » in La Cause freudienne, Nouvelle revue de psychanalyse, n° 60, Paris, Navarrin Editeur, 2005, p. 47.
3 Lacan, J. « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », op. cit., p. 61.
4 Ibid, p. 61.
5 Ibid, p. 56.
6 Zafiropoulos M., « Du père mort au déclin du père de famille », Paris, PUF, 2014, p. 64.
7 Zafiropoulos M., « Lacan et les sciences sociales », Paris, PUF, 2001, p. 10.
8 Miller, J-A. L’orientation lacanienne « Le Lieu et Le lien », cours du 21/03/2001. Inédit.
9 Lacan, J. « Le mythe individuel du névrosé », Paris, Seuil, 2007, p. 45.
10 Ibid, p.47.
11 Lacan, J. « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse» (1953) in Écrits, op. cit., p. 278.
12 Lacan, J. Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique
13 Lacan, J., « Situation de la psychanalyse en 1956 », in Écrits, op. cit. p. 469.
14 Lacan, J., Le Séminaire, Livre IV, La religion d’objet. Paris, Seuil, 1994, p. 211.
15 Ibid, p. 220.
16 Lacan, J., Le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p143.
17 Ibid, p. 145.