Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Le corps du meurtre compagnon en prison

Sandra VASQUEZ

sandravasquez@me.com

 

« La cause est dans mon âme”, c’est ce que découvrira M. T, pendant son suivi thérapeutique en prison et deux ans après avoir commis le meurtre d’une petite fille de 6 ans.

Ici le corps de la petite fille qui commence à parler, est celui qu’il faut punir et détruire. Jacques-Alain Miller dans « L’inconscient et le corps parlant » signale que Lacan «  (…) reprendra ce vocable de chair quand il évoque la chair qui porte l’empreinte du signe. Le signe découpe la chair, la dévitalise et la cadavérise, et alors le corps s’en sépare. Dans la distinction entre le corps et la chair, le corps se montre apte à figurer, comme surface d’inscription, le lieu de l’Autre du signifiant. Pour nous, le mystère cartésien de l’union psychosomatique se déplace. Ce qui fait mystère, mais qui reste indubitable, c’est ce qui résulte de l’emprise du symbolique sur le corps. Pour le dire en termes cartésiens, le mystère est plutôt celui de l’union de la parole et du corps. De ce fait d’expérience, on peut dire qu’il est du registre du réel.[1]

Pour M T., ce mystère corrompt l’enfant, l’enfant qui parle est en danger et est danger. Il veut éduquer et pour cela il martyrise jusqu’à détruire. En effet, M. T. est incarcéré, car les coups portés régulièrement sur sa belle-fille ont fini par la tuer. Il « faisait  son éducation », disait-il, et c’est ce qui a dénoncé sa femme lorsque sa petite fille est décédée à l’hôpital après une correction de son beau-père, M T. L’enfant était couverte des cicatrices, d’hématomes et ne pesait plus que 10 kilos.

L’enfant devait demander l’autorisation pour le moindre de ses faits et gestes, manger ou aller aux toilettes, tout écart était un motif pour que M T. inflige à l’enfant des coups de ceinture ou que l’enfant soit privée de repas, il s’était aussi opposé à son scolarisation.

Le jour du meurtre, l’enfant n’a pas voulu dire bonjour à M T., alors, il s’est enfermé avec l’enfant dans une pièce, et même si la mère entendait les coups, elle n’est pas intervenue, elle se refusait à intervenir lorsqu’il « faisait son éducation ».

Les entretiens ont eu lieu pendant deux ans et demi à la demande de M. T. À son arrivée en prison, cet homme âgé de 33 ans semblait perplexe, parlait difficilement de sa belle-fille décédée et ne comprenait pas ce qui lui était arrivé.

Avec réticence, il disait voir sa belle-fille, à côté de lui, elle lui parlait pour le rassurer. Parfois, il l’a vu mangée par les vers, en décomposition ou dans sa tombe. Il savait qu’il l’avait tué, mais en même temps, elle était avec lui. « La beauté est la défense dernière contre le réel » dit J-A Miller dans l’article cité. Mais, dans ce cas la beauté du corps est partie, il ne reste que la chair. Pour M T. ce corps entamé, mort, c’était quand-même une présence. Il avait de la compagnie et cette présence l’empêchait de se suicider.

 

C’est beaucoup plus tard dans le suivi qu’il parlera de ses voix : il entendait des injures lorsqu’il pensait à Dieu, néanmoins, il hésitait beaucoup à préciser le contenu de ces hallucinations auditives. Après une année de suivi, il expliquait qu’il tentait d’attribuer ces voix aux démons, mais il n’était pas convaincu de cela. Cependant, il ne pouvait pas ignorer cette question du diable car chaque fois qu’il pensait « Dieu », il entendait « Salop », ou bien lorsqu’il disait « Dieu du monde », les voix lui répondaient « Dieu des pédés ou Dieu des enculés ».

Lorsque les séances seront plus avancées, il pourra expliquer que ces voix l’injuriaient ou lui disaient, comme il le rapporte dans les entretiens, « des choses pour les enfants en relation à la pédophilie ». Ainsi lorsqu’il disait « Soit à toi les louanges », les voix répondaient « et les petits garçons aussi ».

Puis, il dira qu’il aimerait comprendre pourquoi ces injures touchaient toute sa famille et même tout ce qui l’entourait : « baise les rats » disent les voix lorsqu’il les aperçoit de sa cellule. Il a aussi vu des ombres déplacer les objets dans sa cellule.

 

Durant cette première période du suivi, M. T. a été très envahi par les hallucinations, et il refusait de rencontrer un psychiatre, mais il a mis en ordre l’histoire de sa vie :

D’origine Antillaise, M. T. présente son arrivée en métropole comme une rupture. Il évoque ce moment douloureux de séparation d’avec son grand père maternel, chez qui il habitait dès sa naissance, pour venir vivre avec sa mère, son petit frère et sa sœur, qu’il connaissait à peine. Alors âgé de 8 ans, il reconnaît aujourd’hui que c’est alors que, selon ses propres mots, « le monde a changé ». D’ailleurs, « je suis toujours resté avec l’idéal de retourner chez mon grand-père ».

Sa mère disait-il, « voulait casser tout ce que son grand-père lui avait appris, et l’image de celui-ci ». Ce grand père faisait l’admiration de M.T., avec une vingtaine d’enfants et beaucoup des femmes, il s’est toujours occupé de lui. Tout le monde aimait ce patriarche sauf la mère de notre patient.

C’est 6 mois après son arrivée en France, alors âgé de 8 ans et demi qu’il a sa première hallucination, « je pensais que derrière les immeubles que je voyais de mon appartement, il y avait mon pays natal », « j’ai commencé à vivre dans un monde autre ». « Un  jour en rentrant de l’école, j’ai vu l’ange Saint Michel dans la cuisine ».

La vie avec sa mère était de plus en plus difficile. Elle lui « reprochait tout ce qui pouvait arriver dans la maison : dépenses, difficultés économiques, … ». Il faisait le ménage et les repas pendant que sa mère travaillait. Il se sentait traité différemment de son frère et de sa sœur, « isolé » de sa famille. Il pensait que sa mère faisait obstacle pour l’empêcher d’avoir des liens avec eux. De son père M. T. n’en sait rien, disant que c’est aussi sa mère qui s’est toujours opposée à une rencontre.

À 12 ans, il a fait une fugue, et à partir de ce moment, il a vécu dans la rue, côtoyant prostitution, délinquance et violence, mais en même temps « c’était la liberté ». Ces gens de la rue, avec leur souffrance sont devenus sa famille.

 

À 18 ans, il a eu son premier fils, mais c’est la mère de M. T. « qui s’occupait de tout ». « Je n’avais pas une place de père car ma mère prenait tout en charge… ma parole n’avait pas de valeur, je disais une chose à mon fils, ma mère disait le contraire ».

À ce moment-là, M. T. entendait déjà des voix, ces voix sont apparues après un travail comme surveillant dans une boîte sadomasochiste. « Tu es pédé ? Tu te crois pédé ? » disaient-elles, il savait que cela s’adressait à lui, à partir de là, assurait-il en se référant à lui, « ça commence vraiment à se bagarrer avec n’importe qui ».

Sa première compagne est partie avec l’enfant, il est resté seul et disait-il, « j’ai oublié ce fils ». Au cours des entretiens, il dira qu’il avait fait avec son fils aîné comme sa mère aurait fait avec lui, « il n’existe pas pour moi ». Plus tard dans le suivi, il dira en faisant référence à ses autres enfants: « les enfants n’existaient pas pour moi. Jusqu’à la mort de ma belle-fille, je ne les avais pas vus ». C’est donc à la mort de sa belle-fille qu’elle commence à exister, c’est l’hallucination du corps meurtri.

 

Parfois il trouvait des postes stables, mais lorsque les choses allaient bien, il démissionnait, car  avoue-t-il, « ça m’éloignait des gens de la rue qui sont ma famille d’adoption ».

Il rencontre sa deuxième compagne, elle avait déjà une fille. De sa femme, il dit: «elle était comme moi, alors, je suis allé chercher les problèmes (…) pour moi, c’était une mission de faire sortir ma copine de la rue et de protéger sa petite fille ».

  1. T. nous explique « dans mes relations avec les femmes, ce n’est pas l’amour, je tiens, littéralement je tiens, car je ne voulais pas abandonner ces femmes comme ma mère lorsqu’elle était abandonnée ». Sa mère qui le tenait pour responsable de l’abandon de ses amants. « Sauver une mère de la rue », phrase tenant lieu de fantasme, l’Autre lui donne donc, cette mission de sauver la mère.

 

La Famille :

Pendant la période de vie commune avec sa deuxième femme, plusieurs événements ponctuent sa vie :

— La naissance de sa première fille. Il dit avoir ressenti une grande tristesse à la vue de sa fille, sentiment moins intense lors de la naissance de son fils deux ans après. Lors des derniers entretiens, M.T. se souvient que c’est lors que sa deuxième femme était enceinte de sa fille que les hallucinations se sont intensifiées.

— Par ailleurs, la mère de M. T. réapparaît dans la vie du couple. Il remarque qu’il est plus « stressé ». Il a repéré « lorsque je présentais une de mes copines à ma mère, ça n’allait plus, il y avait des disputes ». Selon lui « La relation avec ma mère était si renfermée dans la souffrance, que toute cette souffrance retombait sur la copine ». On peut entendre la phrase freudienne de la mélancolie, « l’ombre de l’objet tombe sur le moi ».

— À cette époque, il a l’impression d’être « embêté » par sa belle-famille et surtout par son beau-frère. En effet, M. T. affirmait à qui voulait l’entendre que sa belle-fille, était en réalité sa fille. Il aexpliquait qu’il avait rencontré sa femme quelques années auparavant, elle serait tombée en ceinte avant qu’ils ne se séparent, puis ils se seraient à nouveau retrouvés. Mais son beau-frère a dit à tout le monde que cela était faux. Il marque cette période en affirmant encore une fois, «  à partir de ce moment tout à changé ».

Sa belle-fille est devenue «  la responsable de tous ses maux ».  C’est donc l’intervention de son beau-frère, persécuteur,— dont M. T. dit qu’il était « celui à qui il donnait tout », qui a coupé la belle-fille du système familiale de M. T..  Il cherchait que sa belle-fille soit sa fille, mais l’intervention de l’oncle a ébranlé cette construction.

La belle-fille incarnait dès lors toute la souffrance, elle était donc exclue de la famille, mais comme elle continuait à être là, présente, elle est devenue l’objet qui dérange.

Ainsi, M. T. dit « je sentais ma famille en danger et je devais la protéger », tout ce que sa belle-fille disait, représentait pour lui le risque « qu’elle prenne un mauvais chemin ». Il dit « c’est comme si j’avais reporté toute mon éducation sur mes filles ». Plus tard, il dira que le danger tombait sur les filles, car sa petite fille commençais aussi à recevoir des coups. « Je  pensais, dit-il,  que je devais les marquer, être un gourou pour elles ».

M.T. dit avoir vu lorsqu’il habitait dans la rue des filles en danger, violées, prostituées, il ne voulait pas cela pour ses filles, et donc, « il fallait l’obéissance complète ». Il s’aperçoit durant le suivi que son système reposait alors « sur le respect et l’obéissance » et que n’importe quel mot de sa belle-fille entamait ce système.

Nous pourrions faire l’hypothèse d’un système délirant autour de la famille. Tout ce qui n’est pas la famille pour M. T. est mauvais. Dès lors que sa belle-fille n’est plus dans la famille, elle incarne le mal. On observe que M. T. n’est pas allé chercher le beau-frère, son persécuteur, son double, celui avec qui il y avait un lien libidinal. Il ne l’a pas tué, mais il a tué sa belle-fille. Dans sa tentative de la faire réintégrer la famille, il la fait disparaître.

Nous évoquerons ici le concept de Kakon auquel Lacan faisait référence dans son article « Propos sur la causalité psychique » (1946). Guiraud, dit Lacan, « s’attache à reconnaître que ce n’est rien d’autre que le Kakon de son propre être, que l’aliéné cherche à atteindre dans l’objet qu’il frappe. » Mais, dans ce cas le Kakon, comme le dit Maleval est une nomination du réel comme le sont aussi le ça freudien et l’objet « a » lacanien.

 

Nous constatons que les deux signifiants utilisés par M.T. pour décrire la relation avec sa mère sont présents aussi lorsqu’il parle de sa relation avec sa belle-fille :

—  Le premier « responsable des tous les maux », C’est la même place que M.T. avait devant sa mère, — il était le responsable de ses malheurs à elle, du désengagement des hommes, de leur départ, il était « son souffre douleur » —, c’est cette place que sa belle-fille a prise.

Durant le procès, il a été mis à jour que c’était les coups de la veille qui avaient provoqué la mort de l’enfant. Ce jour est « un trou » pour M. T., il n’a aucun souvenir, il ne se rappelle pas de la mort de sa belle-fille. Par contre, dit-il « je me rappelle du regard de cette petite fille, regard que je ne voyais pas car les voix me disaient : elle sait, elle sait ». Sa belle-fille sait, il tue l’objet qui recèle la vérité, éliminant l’objet agalmatique, l’objet dérangeant.

 

—  Le deuxième signifiant est « l’isolement » et « la séparation », il a été  « toujours isolé de sa famille » et le moment de son arrivée en France a redoublé son isolement. C’est ce moment qu’il présente comme un « rupture » qui a « changé le monde », moment réactualisé après les dires du beau-frère. Mis à l’écart par sa mère et traité différemment de son frère et de sa sœur, il pensait que sa seule famille était les enfants et sa femme, et cette unité était menacée. Sa tentative de suppléance était de faire une famille, mais sa belle fille faisait obstacle. Elle était débranchée de la famille, donc il essayait de la rebrancher par son dressage.

 

Le système délirant de M.T. consistait à réintégrer sa belle-fille dans sa famille, car pour lui « la famille sauve ». Il souligne, « ce n’est pas l’amour dont on peut parler dans une famille, c’est que lorsqu’on est une famille, alors on est le même, on est ».

Après l’incident avec le beau-frère, la violence envers sa belle-fille et même envers sa fille devient de plus en plus importante, il voyait que « quelque chose n’allait pas ». Il est même allé demander un exorcisme à un imam, en vain.

Chaque mot de sa belle-fille était vécu comme une séparation et il ne l’acceptait pas. Dans la relation qu’il avait avec elle, « je mettais de côté tout le monde, même ma femme ne pouvait pas intervenir ». Il fallait qu’il montre à tous qu’il aimait sa belle-fille plus que ses enfants, car ce n’était pas sa fille.

C’est, peut-être, au moment où ses filles commencent à parler, qu’elles deviennent un danger, c’est vers l’âge de 3 ans, après la naissance de sa fille, que sa belle fille-devient pour lui une menace, et c’est à l’âge de 2 ans et demi ou 3 ans que sa petite dernière commence à recevoir des coups.

 

Durant ces deux années passées en prison, les entretiens ont eu lieu d’une façon régulière. Nous pourrions distinguer trois périodes dans ce suivi. Une première période où à partir de l’acte incompris par lui-même, M. T. met en ordre l’histoire de sa vie. Une deuxième période, après une interruption des entretiens pour des raisons administratives, où il aborde de nouveau l’acte et la mort de sa belle-fille, ainsi que tous les phénomènes hallucinatoires. La troisième période qui a commencé un peu avant le jugement et après une intervention de ma part, où nous constatons un bénéfice thérapeutique. En effet, M. T. semble plus apaisé, il parle plus facilement du contenu de ses voix, de leur début, de ses relations familiales. Il ne faisait plus les longs mois de jeûne pour se purifier, il s’est donné du temps pour se reposer, « il veut lâcher ». Il a aussi accepté de voir le psychiatre et prend régulièrement des médicaments.

Il peut dire qu’il sent davantage « l’absence de (sa) fille, la douleur et le manque ». Lorsqu’il parle de sa vie, il dit qu’il était « fou », mais maintenant, les voix sont moins présentes. Il aurait beaucoup de reproches à faire à sa mère, mais maintenant, il veut faire la paix avec elle. Il parle des trois gouffres de sa vie, à l’enfance à l’adolescence et maintenant, gouffres dans lesquels il est tombé.  « J’avais atteint mon rêve. Mon idéal c’était d’avoir une famille, mais j’ai tout cassé, je pensais que ce rêve était menacé ».

M T. a été jugé et condamné à une peine de 20 ans., pendant le procès, en voyant les photos de sa fille morte pleine de cicatrices et des bleus, il dit avoir vu son acte, il ne pensait pas l’avoir autant « martyrisée ».

Dernièrement, Il a dit : « je me rends compte que lorsque c’est le silence dans ma tête, je pense à elles ». Je lui ai demandé à quoi ce « elles » se rapportait, il a répondu « aux voix ». « C’est comme si c’était moi qui les appelés ». M T. dit qu’il faut qu’il apprenne à vivre sans « elles ». Actuellement, dit-il « il ne reste que de traces ».

[1] MILLER, J-A, L’inconscient et le corps parlant, Présentation du thème du Xe Congrès de l’AMP à Rio en 2016, in www.sectioncliniquenantes.fr.corps-cause-v3 copie