Karim Bordeau
« Apprenez à lire Descartes comme un cauchemar, ça vous fera faire un petit progrès. Comment même pouvez-vous ne pas apercevoir que ce type qui se dit « je pense donc je suis », c’est un mauvais rêve ? »( J. Lacan. 15 janvier 1973, « Les non-dupes errent ».)
Foucault, dans son livre Histoire de la folie à l’age classique, commente les Méditations de Descartes en formulant que celui-ci ne peut fonder sa certitude de penser qu’en rejetant à une certaine frontière « la folie » conçue comme hors de la raison qui se veut animée d’idées claires et distinctes. Nous allons critiquer cette approche du cogito en la comparant à celle que propose Lacan. En effet, celui-ci, dans son écrit « La science et la vérité », définit le cogito à la fois comme « moment du sujet » et « corrélat essentiel de la science » : « Ce corrélat, comme moment, est le défilé d’un rejet de tout savoir, mais pour autant prétend fonder pour le sujet un certain amarrage dans l’être, dont nous tenons qu’il constitue le sujet de la science, dans sa définition, ce terme à prendre de porte étroite. » Ce rapport du sujet au savoir rejeté est « ponctuel et évanouissant. » A la suite de quoi Lacan pose que « le sujet sur quoi nous opérons en psychanalyse ne peut être que le sujet de la science. »
Voilà les formules que nous allons éclairer quelque peu en suivant de près le texte des Méditations de Descartes. Notre propos sera de serrer ce nouveau statut du savoir comme tournant épistémologique par rapport à la vérité, et en quoi le sujet y fait fonction de manque. Nous verrons aussi en quoi l’être dont il s’agit dans le cogito garde une opacité qui tient à un réel, non une réalité, que le je pense ne peut épuiser. Ce réel là tient à la fonction d’une cause singulière.
Le sujet de la certitude et le sujet de l’énonciation.
On sait que Descartes, dès sa « Première méditation » énonce un désir de certitude qui consiste, pour lui, à distinguer, le vrai d’avec le faux, et à rechercher un point sur lequel il puisse fonder « quelque chose de ferme et de constant dans les sciences ». Il commence par récuser tout ce qui s’offre à lui comme savoir, en rejetant d’abord tout ce qui lui vient des sens ou de la perception, puis tout ce qui est de l’ordre des opinions reçues, celle qu’il est un homme par exemple, et enfin « la physique », « l’arithmétique, la géométrie, et toutes les sciences de cette nature ». Vient ensuite la mise en suspens de la croyance en un « vrai Dieu » ou de quoique ce soit qui fait de la vérité l’émanation d’une transcendance divine. Ce qui reste au bout de ce vidage c’est la suspension du jugement, un doute absolu. Ce dubito corrélé à un je pense devient alors l’appui grâce à quoi une certitude est atteinte, une certitude disjointe de la vérité. Lacan interprète en 1961 ce moment de suspension radicale ainsi : « [ Descartes] met en question le sujet lui-même et, malgré qu’il ne le sache pas, c’est du sujet supposé savoir qu’il s’agit. »1 C’est à dire que rien de ce qui s’affirme, en tant que tel, n’est garanti par un partenaire.
A ce moment du cogito, Descartes recherche une certitude, et une seule, sur quoi édifier le savoir. Comment se présente cette certitude ? Dans cela seul qui est saisi clairement et distinctement. Dans cette perspective toute connaissance de l’être, telle que la tradition antique pouvait la transmettre, est récusée. A cet être, disons aristotélicien, Descartes substitue l’être d’un je, c’est à dire d’un sujet qui parle d’un sujet de l’énonciation. C’est le je d’un dire.
Dans la « Seconde médiation », Descartes se demande alors s’il n’y a point quelque puissance trompeuse qui lui met à l’esprit ses pensées, celles dont il vient de s’aviser dès sa première méditation. Il en vient alors à considérer un « Dieu trompeur » ou un « Malin Génie » qui ne cesserait de m’imposer de fausses idées, sans que l’on puisse savoir si telles elles sont.
« Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe, nous dit Descartes ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, en tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, y avoir soigneusement examiné toute chose, enfin il faut conclure que cette proposition : Je suis, J’existe, [ dans Le discours de la méthode c’est : je pense donc je suis] est nécessairement vraie, toutes les fois que la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. »2 Faisons ici une première remarque : le sujet atteint un je suis de nécessité du seul fait de penser, c’est un je suis pensé, cogité ; c’est pourquoi Lacan écrit le cogito ainsi : je pense : « donc je suis ». Mais ce que semble éluder Descartes, c’est que l’activité de penser est « une opération logique »3. Le sujet tel que Descartes le met en acte, dans son énonciation, s’avère donc en fait dépendant ou effet de la structure logique ou grammaticale c’est à dire dépendant des effets de langage.
Le cogito vide la sphère de l’être de tout élément, pour la réduire à un ensemble vide ne contenant aucun élément. C’est là que se pose la nécessité d’un lieu de la vérité, d’un Autre, partenaire virtuel de Descartes. Le « donc » l’indique suffisamment. Logiquement nous avons la structure suivante : le cogito est la négation de je pense et je suis, et qui donne alors : un je ne pense pas ou je ne suis pas. C’est ainsi que Lacan traduit le cogito le 11 janvier 1967, dans « La logique du fantasme ». Ce je ne pense pas marque un choix forcé qui nous fait dépendre le sujet de la grammaire des pulsions et du fantasme. Le je en question est dès lors acéphale, non singularisé, aliéné dans un « faux être », dans une volonté d’être ou de jouissance. (Cf. « On bat un enfant » ) C’est un « pas-je ». Le je ne suis pas, quant à lui, comme dimension de l’inconscient, de la surprise ( lapsus, acte manqué…) est « refoulé » ou « refusé ». Car en ce lieu ne peut se dire donc je suis ou donc je ne suis pas. Freud y loge des pensées, des représentations de choses. Là le sujet est démantibulé de tout je qui veut être. Là je dois advenir comme sujet « là où c’était », où pour un peu ça allait être.
C’est ici qu’il faut repérer la convergence de la démarche de Freud et de celle de Descartes : « Le terme majeur, en effet, n’est pas la vérité, nous dit Lacan. Il est Gewissheit, certitude. La démarche de Freud est cartésienne en ce sens qu’elle part du fondement de la certitude. Il s’agit de ce dont on peut être certain. » ( Séminaire XI, 19 janvier 1964). L’accès aux pensées inconscientes impose, selon Freud, « de surmonter » ce qui macule de doute « le contenu de l’inconscient », dans la communication d’un rêve par exemple. « Or, rappelle Lacan, c’est là que Freud met l’accent de toute sa force le doute c’est l’appui de sa certitude ». (Ibid.) Le dubito désigne donc une place de laquelle est appelé un sujet qui n’est pas une conscience transparente à elle-même, un Je= Je . Car le je pense qui représente le sujet pour un autre je pense garde une certaine opacité. Dans ce lieu troué de l’inconscient réel « je ne suis pas car je ne peux pas m’y situer ». ( Instance de la lettre). C’est dans les coupures, dans les achoppements du discours que surgit le je ne suis pas. C’est là le point de réel du cogito : le référent est raté par le je pense ; il y a un signifiant qui est barré, qui se refuse au savoir, le sujet n’est que ce manque de signifiant : $ : « Ce que vise le je pense en tant qu’il bascule dans le je suis c’est un réel, nous dit Lacan » (SXI), un réel antinomique au vrai, à l’idée claire et distincte. Et c’est de ce réel là dont Descartes ne veut rien savoir, et qui est le réel de l’inconscient en tant que les pensées de celui-ci sont barrées à la conscience.
Sujet ponctuel et évanouissant.
Revenons maintenant à la Méditation Seconde et essayons de voir comment se pose le sujet ponctuel et évanouissant : « Je suis, j’existe, nous dit Descartes : cela est certain ; mais combien de temps ? A savoir, autant de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais de penser, que je cesserais en même temps d’être ou d’exister. »4 Pour préserver le sujet de cette vacillation radicale, Descartes en vient à considérer, dans un premier temps, une res cogitans, une chose pensante, disjointe d’une res extensa. Comment opère t-il pour assurer sa certitude d’exister au regard de la contingence de la vérité de son énonciation, en tant que cette vérité ne s’insère pas dans un savoir ? Il considère un morceau de cire qu’il approche doucement du feu, pour le faire s’évanouir dans l’étendue. En déduit-il alors « une partie » de lui-même qui «ne tombe pas sous l’imagination », et ce dans la stricte mesure où nous avons l’idée claire et distincte d’une infinité de changements. Nous ne connaissons donc les choses extérieures clairement et distinctement « seulement de ce que nous les concevons par la pensée ». Ainsi Descartes rejette « le corps hors de la pensée », c’est à dire qu’il conçoit celui-ci non-marqué par le langage, comme son Dieu garant des vérités. Il y a donc là une nette divergence d’avec la démarche freudienne. Mais la question de la vérité de ce que je puis dire de mes pensées n’est pas pour autant réglée, du fait de conformer, dit Descartes, ou de comparer mes idées à une extériorité dont elles proviendraient.
Descartes se pose au fond une question d’ordre topologique, une question de dehors et de dedans : d’où me viennent les idées que j’ai en « moi » ? Car « les façons de ma pensée », nous dit-il, c’est à dire mes idées, « les unes me semblent être étrangères et venir du dehors, et les autres être faites et inventées par moi-même ».
Descartes résout cette question en partant de l’idée d’un infini qui ne tire pas son origine de mes pensées, mais d’un être réduit à une différence ; de toutes les idées que je puis avoir, dont la certitude est vacillante, il y en a une, unique, la plus vraie, qui n’est pas de moi, et qui garantit comme vérité nécessaire le réel que dont se soutiennent mes cogitations. Cet Autre qui ne trompe pas est réduit à l’unicité d’un trait, d’une différence, que Lacan repère comme un trait unaire :
« Ce que nous trouvons à la limite de l’expérience cartésienne comme telle du sujet évanouissant, c’est la nécessité de ce garant, du trait de structure le plus simple, du trait unique absolument dépersonnalisé…Comme tel, on ne peut dire de lui autre chose sinon qu’il est ce qu’a de commun tout signifiant : d’être avant tout constitué comme trait, d’avoir ce trait pour support »5 Le je pense cartésien, d’une certaine façon, a la structure de ce trait idéal, comme idée claire et distincte. Mais ce qu’élide Descartes c’est cela : le je pense donc je suis est avant tout une parole qui se pose au lieu de l’Autre qui n’existe pas en tant que sujet. Lacan fait de l’énonciation je pense l’homologue de celle du je mens : « En effet, si quelque chose est institué du cogito, c’est le registre de la pensée, en tant qu’il est extrait d’une opposition à l’étendue. statut fragile, mais statut suffisant dans l’ordre de la constitution signifiante. Disons que c’est de prendre sa place au niveau de l’énonciation qui donne sa certitude au cogito. Mais le statut du je pense est aussi réduit, aussi ponctuel (…) que celui du je mens .» Aucun métalangage ne garantit la vérité d’une énonciation. C’est à dire que ce je pense en tant que signifiant représente un sujet pour un autre signifiant. Lacan figure à diverses reprises ce je pense à l’aide d’un trait : 1.
Ainsi le sujet tel que Descartes le met en acte est un sujet qui se repère non pas par rapport à la réalité mais par rapport au signifiant unaire. C’est là que nous retrouvons notre sujet de la science dans la mesure où dans la science moderne on interroge le réel, qui y répond, à l’aide de petites lettres. C’est en quoi est formulé, dans « La science et la vérité », que « l’homme de la science n’existe pas, mais seulement son sujet ». C’est un sujet représenté par un signifiant unaire pour un autre signifiant. Il n’est en somme qu’une place vide, effet. Mais Lacan formule, dans ce même texte, que la science vise, dans son exercice même, à suturer cette place vide. Explicitons un peu ce point délicat.
Le statut du savoir dans le cogito cartésien.
L’opération cartésienne consiste à disjoindre le savoir et de la vérité. Pourquoi ? Car à un moment donné de la démarche cartésienne la vérité est remise dans les mains d’un Autre : elle pourrait être autre, cette vérité, si simplement Dieu le voulait ! : « C’est le rejet de la vérité, nous dit Lacan, hors de la dialectique du sujet et du savoir qui est à proprement parler le nerf de la fécondité de la démarche cartésienne »6 Ainsi le savoir tel que le conçoit la science est-il détaché de tout effet de vérité : il s’agit que le réel, de la physique par exemple, réponde à ce savoir. Du coup le sujet se pose comme en excès par rapport à ce savoir qui s’accumule, et qui produit toujours plus de savoir.
Aussi le sujet du cogito est-il une coupure qui sépare deux faces, et dans laquelle il disparaît, ces deux faces étant celles du savoir et de la vérité. D’un côté il disparaît, ce sujet, comme manque d’un savoir désarrimé de la vérité ( savoir de la science), et d’un autre côté, ce sujet surgit de l’énonciation d’une vérité qui ne s’assure d’aucun savoir préexistant. Il y a donc là une sorte de torsion entre savoir et vérité, et qui joint ces deux côtés à la façon d’une bande de Möbius. C’est ce sujet, « divisé dans son être », qui ne peut être pensé, que la psychanalyse « récupère ». L’analyste indique au sujet de s’intéresser à la cause de son désir inconscient, et donc à élaborer son inconscient.
C’est pourquoi Lacan traduira, en 1970, le cogito ainsi : je pense donc : Le donc du donc je suis marque que le cogito n’est qu’une pensée de la cause7, cause que Descartes rabat sur l’idéal d’un trait de vérité nécessaire et éternelle cause pourtant hétérogène au signifiant.
Cette cause du désir, sur quoi s’appuie la parole énonciatrice du cogito, n’est pas un manque réductible à du signifiant. C’est ce que Lacan a écrit objet a, cause du désir. Cet objet objecte à ce que le sujet puisse « se penser épuisé par son cogito », par des signifiants. Il n’y a pas de savoir scientifique sur cette cause incommensurable à l’unité. Cette cause, cet objet indicible, qui fait causer, est en effet de l’ordre de la contingence, singulier, et donc ne s’insère pas dans un savoir universel. C’est pourquoi le savoir inconscient n’est pas le savoir de la science.
1 22 novembre 1961.
2 Méditation seconde.
3 Cf. Cahiers du Cistre 3 avec un texte inédit de Lacan.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Lacan. Ibid.
7 Séminaire XVII.