1- Présentation d’Albert
Albert est âgé de douze ans et demi actuellement et est admis à l’ITEP en internat depuis cinq ans (lorsqu’il avait sept ans et demi). Il est le benjamin d’une fratrie de huit enfants de parents ivoiriens, installés en France après leur mariage et la naissance des deux premiers enfants. Le père travaille dans la confection et la mère fait des ménages. Elle est analphabète, parle bambara et un peu Français à la maison. Une mesure de placement est à l’origine de l’admission d’Albert à l’Itep et la mesure judiciaire concerne trois autres enfants. L’Aide Sociale à l’Enfance suit la fratrie depuis qu’Albert a deux ans. Des violences intrafamiliales ont été mises en évidence, entre les parents et sur les enfants. Les enfants étaient signalés comme négligés à l’école et livrés à eux-mêmes dans la rue.
A son arrivée, Albert présentait une instabilité psychomotrice avec provocation et agressivité, dans une recherche permanente d’attention. Sur le plan affectif, il faisait preuve d’une grande immaturité exprimée par un besoin important de se faire remarquer et de fabuler, tous deux phénomènes régressifs pouvant entraver l’émergence de la pensée et, également, être l’expression d’une carence psychoaffective. Il ne savait pas lire ni ne connaissait sa date de naissance à huit ans. La relation avec sa mère semblait fusionnelle, celle-ci se montrant réticente à l’internat mais l’acceptant « pour le bien de son fils ». La séparation a été difficile à supporter pour elle. Elle ne vient pas aux différentes rencontres organisées autour d’Albert, c’est le père qui est l’interlocuteur privilégié. Elle ne se déplace pas aux audiences non plus. La mère est très méfiante vis-à-vis des institutions et de la médecine.
Deux enfants sont décédés dans la fratrie. L’un vers l’âge de 5/6 ans, suite à une maladie somatique, alors qu’il venait d’être soigné à l’hôpital. L’autre, après l’accouchement, avant la naissance d’Albert. L’enfant n’avait pas crié, avait été emmené tout de suite sans que la mère n’ait su ce qui se passait. On lui a annoncé ensuite qu’il était mort. Les parents, mais surtout la mère, ont refusé un traitement médical (du type Risperdal) pour Albert, après deux propositions, pensant que ça allait le tuer.
Lorsque le père est sollicité pour des recadrages éducatifs, suite aux passages à l’acte agressifs de son fils, Albert parvient à contenir ses débordements pulsionnels quelques jours. Il voyage régulièrement en Côte d’Ivoire et, généralement, Albert se contrôle davantage à l’ITEP lorsqu’il est présent au domicile. Il n’existe pas de polygamie à proprement parler, mais Monsieur a des maîtresses. Il y a deux ans, au moment de la guerre, la famille maternelle vivant en Côte d’Ivoire a découvert l’existence d’une maîtresse d’une vingtaine d’années, qui a eu un fils du père d’Albert. Durant l’été, Madame est partie avec Albert pour la rencontrer et lui annoncer qu’elle était l’épouse de Monsieur et la mère de huit enfants en France, comme pour lui signifier que c’était elle la femme légitime. Elle a dit à son mari qu’il « cracherait son fric jusqu’à la mort » pour elle. Elle lui a demandé de louer une résidence luxueuse pour les vacances, pour elle et Albert, à côté de la maison familiale. Albert a pu dire, suite à ce
voyage, « c’est pas parce que j’aime ma maman, mais elle est vraiment moche. Elle est jeune mais elle est moche, qu’est-ce qu’il lui trouve ? ».
Depuis le retour de ce 1er séjour en Côte d’Ivoire, en septembre 2012, Albert se montre moins éclaté corporellement et psychiquement, notamment lors des retours de week-end, et est globalement plus apaisé dans ses relations aux autres, adultes comme enfants. Aujourd’hui, il est en 6ème SEGPA et termine sa prise en charge à l’ITEP en externat. Il s’exprime davantage par les mots et semble moins persécuté par l’adulte, mais les passages à l’acte agressifs, bien que plus espacés, perdurent, surtout au collège.
2- Le parcours thérapeutique
Je suis Albert en psychothérapie à médiation musicale depuis deux ans. J’y reviendrais ensuite, souhaitant d’abord vous parler brièvement de son parcours thérapeutique depuis son arrivée.
Albert a bénéficié d’une psychothérapie individuelle et de psychomotricité durant sa 1ère année de prise en charge, mais la relation duelle était trop menaçante, le poussant à utiliser des processus très archaïques pour attaquer violemment l’objet : séduction, insultes, méfiance, emprise. Il pouvait se placer dans une position de toute-puissance rendant difficile le pliage à la loi symbolique. Il a fini par refuser de se rendre aux séances sans pouvoir y mettre de mot. L’année suivante, il a été décidé de lui offrir un espace en cothérapie, permettant de diffracter le transfert, autour d’une médiation : les contes mythologiques. Parallèlement, il a fait partie d’un petit groupe thérapeutique d’expression corporelle.
Le dispositif conte appelé « mythes et mots » a permis à Albert de se construire son « appareil à penser les pensées », la fonction alpha comme le dit Bion, grâce à la présence silencieuse d’une psychologue dessinant, produisant des traces, à côté de lui, face à une psychologue racontant des histoires épiques. Ce travail n’était pas sans rappeler la transmission orale du savoir, qui caractérise la culture ivoirienne, créant un lien inconscient avec sa propre histoire et permettant qu’émerge le sujet en lui. Albert a pu se créer des images, ce qui a réduit la quantité d’excitation pulsionnelle interne, afin que se développe sa pensée. Il s’est identifié à l’adulte, qui ne se trouvait pas dans une position de « supposé savoir », comme le psychologue derrière son bureau ou l’enseignant devant sa classe, ainsi qu’aux héros des mythes. Son enveloppe pare-excitatrice se consolidait et il pouvait se dire sans danger.
Une psychothérapie autour de la remédiation langue écrite lui a ensuite été proposée durant six mois, comme soutien à la lecture, dont il s’est saisi pleinement. Il s’est montré plus à l’aise pour manier la langue et a accédé au sens.
A cette époque, j’ai croisé Albert dans le couloir alors qu’il hurlait et s’agitait après que quelqu’un lui ait pris un jouet, aussi suis-je intervenue pour tenter de l’apaiser. Une fois qu’il s’est calmé, il a pu dire « j’ai le diable en moi », ce qu’il n’avait jamais confié auparavant. Il n’en a pas dit plus, mais cela m’a questionné. De quel diable s’agit-il ? Quelqu’un lui avait-il parlé de lui comme du diable ? Est-ce ce bébé mort avant lui qui avait transmis le mauvais oeil ? La distinction entre intérieur et extérieur se faisait plus nette et la chaine symbolique
pouvait se déplier. Albert n’avait de cesse d’expulser cette image intolérable de lui-même, dans l’idée qu’ainsi cela pourrait passer.
« Pour que le sujet puisse recevoir une marque identitaire, il faut que la jouissance de l’enfant soit décomplétée, qu’elle subisse une perte (…). La transmission du savoir exige toujours qu’il lâche ce qui lui appartient en propre, qu’il se purifie du déchet qu’il contient (…) » comme le dit Jacques Alain Miller. Il me semble qu’Albert laissait entrevoir une faille narcissique qu’il camouflait jusqu’alors dans des attitudes de prestance, dans une toute-jouissance.
3- La co-thérapie d’expression musicale
C’est alors que nous avons imaginé un travail autour de l’expression musicale en cothérapie avec son éducatrice référente, ivoirienne elle aussi, comme pouvant apporter à Albert une certaine revalorisation narcissique, puisqu’il s’exprimait beaucoup par le rythme et par le mouvement dans la vie quotidienne. Cette prise en charge était l’occasion, pour son éducatrice, d’être avec Albert dans une autre posture et de le connaître dans un contexte différent.
Ce travail autour du sonore et du rythme lui a permis d’extérioriser son agressivité qui, prise dans le lien avec l’autre, devenait prétexte au jeu et à la créativité. Après avoir testé notre capacité à le contenir et à maintenir un cadre solide, tout en favorisant son expression spontanée, contre toute attente, Albert a utilisé la guitare, dans une recherche d’apprentissage. Il a appris un accord, a produit une harmonie et nous a offert alors son plus beau sourire. Voici la chanson qu’il a inventée: « Je sais faire de la guitare, avec Clarisse et Karine, on se fait de vrais délires et j’vous interdis de rire. Quand je suis arrivé, je n’étais qu’un bébé, mais maintenant j’ai grandi et je sais faire la part des choses (…) ».
Albert nous dit qu’il sait, savoir quelque chose est comme une fin en soi et il veut le prouver à tous (il a chanté cette chanson lors d’une fête à l’ITEP). Il nous dit également qu’un conflit psychique est possible et qu’il est sujet de son histoire.
Continuer à apprendre n’est pas chose facile, Albert a besoin d’aménager des pauses (il n’a pas pu apprendre un nouvel accord) au risque de se confronter à nouveau au manque si difficile à intégrer narcissiquement.
L’utilisation de l’agir semble avoir pour but de dénier avec un succès momentané une carence narcissique en fait très précoce et avec elle, la difficulté à apprendre. Ce mécanisme de déni se rapproche ici d’une organisation perverse. Du point de vue psychopathologique, c’est bien de cette structure dont il est question aujourd’hui, au sujet de cet adolescent en devenir. Albert a intégré un petit groupe à médiations plastiques (dont je fais partie également avec une autre psychologue). Le groupe reste problématique pour lui : s’il peut s’autoriser des temps sereins de création pour soi, les temps de parole oscillent entre une soumission presque exagérée aux règles du groupe et des transgressions tout aussi excessives.
Nous pouvons faire l’hypothèse d’un clivage entre deux mondes d’appartenance, celui de la famille et celui de l’école, qui serait un facteur important du retard dans l’apprentissage de la lecture. A travers les médiations, mythes, musique et le dispositif co-thérapeutique qui, en outre, réunit deux professionnelles européenne et africaine, une trans-culturalité s’est en
quelque sorte réalisée, permettant au sujet de se mettre au travail pour réconcilier des représentations jusqu’alors inconciliables et ainsi au Moi de s’unifier. Le bon objet a pu être intériorisé et faire taire le diable qu’Albert ne situe plus, désormais, à l’intérieur de lui.
L’auteur, psychologue à l’ITEP, cet exposé est articulé à celui de Pierre Lignée, instituteur dans le même service.