Le caprice de la mère
Dario MORALES
Dans le Séminaire Les Non-Dupes errent Lacan introduisait la question de la père-version ainsi : « Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit respect, le dit amour, est, père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme, objet a qui cause son désir » (séance du 21 janvier 1975). Que peut vouloir dire cette phrase ? Deux éléments semblent se croiser : au fond il faut pour un père, qu’une femme soit son symptôme, la cause de son désir. C’est donc la mère qui fait de lui un être manquant et donc désirant. Mais inversement, si c’est la femme qui fait de l’homme un père, aux yeux de l’enfant, ce père lui sert de modèle pour assurer sa fonction. Ce père est donc de par sa position d’exception celui qui interdit, permettant à l’enfant d’être inscrit dans la fonction phallique, et à ce titre digne de respect. Cette version du père correspond au troisième temps logique de l’Œdipe tel que le décrit Lacan – à propos de l’identification terminale à laquelle aboutit l’Œdipe dans son déclin : je cite Lacan, Formations de l’inconscient, Séminaire 1957-1958, leçon du 15 janvier 1958, « c’est pour autant que le père devient, par quelque côté que ce soit, le côté de la force ou de la faiblesse, un objet préférable à la mère que va pouvoir s’établir l’identification terminale ». Pour que cette version du père puisse s’effectuer encore faut-il que les deux premiers temps de l’Œdipe aient été franchis, que la mère ait été en quelque sorte dépossédée de ce qu’enfin de compte elle n’a jamais eu, un phallus imaginaire. C’est donc autour de ce deuxième temps que nous nous arrêtons pour mieux comprendre les impasses que la clinique montre, la phobie, la perversion, par exemple. D’abord retraçons les temps logiques, ensuite, nous verrons qu’elle tache incombe à la mère et, à l’enfant, enfin la clinique.
Les temps logiques : la situation oedipienne introduit la fonction du père ; je rappelle que la fonction du père est pour Lacan celle de la métaphore, c’est-à-dire d’être un signifiant substitué au premier signifiant introduit dans la symbolisation, le signifiant maternel. Dans un premier temps, l’enfant cherche à satisfaire le désir de sa mère, être l’objet du désir de sa mère. En premier lieu, il s’identifie à cet objet. Or si l’enfant cherche à s’identifier à cet objet c’est justement parce que la question du phallus est posée quelque part chez la mère – comme père symbolique et que la mère suppose à l’enfant une demande. Dans un deuxième temps, le père s’affirme dans sa présence privative, porteur de la loi, car la mère le pose comme celui qui fait la loi ; l’enfant adresse sa demande à la mère qui lui revient sous la forme de la loi du père ; la loi du père dont Lacan dit « qu’en tant qu’elle est, imaginairement conçue par le sujet comme le privant de sa mère » (ibid, pg 218). Ce temps est celui par quoi le sujet se détache de l’identification imaginaire qui le rattache à la première apparition de la loi. Ce qui est décisif dans ce deuxième temps est le rapport de la mère à la parole du père, car l’interdiction « tu ne réintègreras ton produit » est à entendre comme adressée à la mère. Au fond ce deuxième temps fait obstacle à la jouissance maternelle. La privation dont la mère est l’objet, le sujet enfant aura à l’accepter, la symboliser, sinon il sera maintenu dans une certaine forme d’identification à l’objet maternel, objet aliéné à l’Autre. Si cette opération est réalisée, le sujet entre dans le troisième temps, le père est alors à la fois permissif et donateur pour la mère. L’instance phallique consistera alors à ré-instaurer le phallus comme objet désiré de la mère et non pas seulement comme objet dont le père peut priver. Pour l’enfant cela implique qu’il ait renoncé à venir combler le manque de la mère, à être son objet phallique. Et pour mieux articuler ceci, ce qui rend possible ce renoncement c’est le cas que la mère fait de la parole du père. C’est donc la mère qui a la lourde charge d’assurer la translation, ce transfert vers le père. Mais encore faut-il que, le père soit à la hauteur, pas trop mais juste assez. Il doit faire ses preuves. Et inversement, en faisant ses preuves il appuie la mère afin qu’elle ne réponde pas exclusivement dans le registre de la satisfaction des besoins de l’enfant, qu’elle ne réponde pas systématiquement à ses appels ou qu’elle y réponde à son gré, qu’elle peut disparaître à l’improviste. Elle devient ainsi, « une puissance qui peut ne pas répondre » (Lacan, Le Séminaire, La relation d’objet, p.68). Autrement dit, « le désir de la mère » comporte une zone qui n’est pas saturée par la jouissance, la mère fait du père le médiateur de ce qui est au-delà de sa loi à elle et de son caprice, à savoir la loi comme telle.
C’est ici que deux modalités symptômatiques sont esquissées ou évitées. Par la phobie, l’enfant fomente un mythe – construisant un univers de peur lui permettant d’échapper à la loi de la mère et d’échapper ainsi aux caprices de la jouissance maternelle. A la différence de Freud pour qui la phobie relève d’un trop de père, pour Lacan l’enfant se trouve face à une demande de dévoration par une mère déchaînant sa loi incontrôlée. La production de la phobie permet à l’enfant de sauver son être en offrant à la bête maternelle un bout de son corps ayant valeur de signification phallique. Inversement pour ce qui est de la perversion, il faut savoir que si Freud mettait l’accent sur le désir incestueux de l’enfant pour la mère, Lacan met l’accent sur le désir fétichiste et incestueux de la mère pour l’enfant. Autrement, si Freud mettait l’accent sur le désir de l’enfant pour la mère, Lacan déplace l’accent vers le désir de la mère pour l’enfant, enfant qui dès lors doit se protéger de cette jouissance maternelle et fétichiste qui le vise comme objet de la satisfaction. Nous voilà revenus au premier temps de l’Œdipe. Nos invités creuseront ces questions.
Enfin, le troisième temps est celui, comme je le disais auparavant, où le père intervient comme permissif pour l’enfant et comme donateur pour la mère ; il permet du coup la bascule suivante : l’instance phallique est réinstaurée comme objet du désir de la mère et non plus seulement comme objet dont le père peut priver. Ce temps correspond à celui de la sortie de l’Œdipe, sortie qui va s’articuler à l’identification au père, comme idéal du Moi en premier lieu, mais encore faut-il qu’il ouvre la voie vers une identification qui suppose la mise à mort du père, faute de quoi il n’y a pas d’identification à ce père dont il faut prendre la place pour jouir de ses avoir phalliques.
Ce qui advient ensuite distingue les positions sexuées du petit d’homme : pour le garçon en renonçant au désir de la mère, une sortie serait l’institution de la croyance en cette identification à l’ordre du signifiant – cela ne veut pas dire qu’il se précipite dans l’identification idéalisée du père, il lui suffira de s’identifier à quelques traits paternels – inversement, pour la fille c’est via l’insatisfaction que la mère éprouve avec elle, que la fille situe le phallus dans un certain au-delà de sa mère. Que manque-t-il donc à la mère, et que manque-t-il donc à la fille ? Et si la fille est-ce qui ne suffit pas à la mère, qu’est-elle donc ? La fille incarne donc à l’endroit du désir de la mère non pas l’objet manquant – le fils l’est aussi – mais le manque lui-même. La fille se présente dans le complexe d’Œdipe par sa phase inverse, car c’est l’échec de la relation à la mère qui ouvre la relation au père et, avec cette suite qu’est l’équivalence symbolique pénis-enfant, la fille se règle du coup dans son adresse à celui qui l’a – laissant sans réponse d’ailleurs la question de son identification, comme si l’identification au phallus ne faisait pour elle que renouveler le masque jetant un voile sur le mystère de la féminité.