« Le bureau panoptique- les effets subectifs de la rencontre médiatisée par l’art »
« PROMENADE EN PSYCHOTHERAPIE INSTITUTIONNELLE »
Mathilde BOUHANA
Bonsoir à tous,
Je suis Mathilde Bouhana, art-thérapeute au CH Ste Anne en pédopsychiatrie au sein du Groupe scolaire thérapeutique. Nous venons ce soir vous présenter le suivi institutionnel d’Ahmed avec Graziella Turolla, Psychologue au sein de la même unité. Nous souhaitons mettre en résonnance nos vécus autour de ce jeune garçon afin de vous emmener avec nous dans la circulation institutionnelle.
Ahmed a été orienté par son médecin consultant, dans l’unité au sein de laquelle nous exerçons, le Groupe Scolaire Thérapeutique il y a plusieurs années. Communément appelé le GST, cette unité propose un nombre de demi-journées d’accueil de jour adapté au besoin de chaque enfant (6 à 12 ans), dans l’idée de pouvoir aborder plus sereinement sa vie scolaire sociale et familiale. Ahmed vient 3 demi-journées par semaine et est scolarisé le reste de la semaine. Au travers d’un travail groupal et institutionnel basé sur la psychanalyse et la psychothérapie institutionnelle est pensé un emploi du temps adapté à chaque enfant, avec :
des temps vagues où l’enfants se saisit du groupe, des adultes, de l’espace
des temps de groupes thérapeutiques indiqués en fonction de la PBK de l’enfant et des
objectifs/enjeux thérapeutiques du groupe : groupe conte (secondarisation),
des temps de classes pour aborder les apprentissages
des temps de suivis individuels (art-thérapie pour Ahmed)
des consultations familiales avec la pédopsychiatre.
Ces temps multiples constituent autant de scènes du travail thérapeutique proposés à l’enfant et une multiplication des transferts que nous nous appliquons à rassembler lors des temps de reprises et à analyser en synthèse.
Je vais donc vous parler d’art-thérapie ce soir. Je considère l’art-thérapie comme un espace, une toile de fond pour faire émerger ou encourager les représentations et les processus de symbolisation. La particularité de la création artistique offre une circulation entre les processus de symbolisation : une première rencontre avec de l’archaïque de la sensorialité de la médiation choisie, un accès aux processus primaires de la mise en forme et accès aux processus secondaires de narrativité, scénarisation, de jeu. Le travail thérapeutique singulier de l’art-thérapie en institution est soutenu par le plaisir de faire (de l’art) (rencontre archaïque) et plus précisément le plaisir de faire ensemble (espace transférentiel qui, peu à peu, trouve et crée un espace commun, transitionnel). En général, cette proposition de rencontre et de lien au travers de la médiation peut aider les petits et grands patients lorsque la relation à l’autre est menaçante. En institution, l’art-thérapie peut être utilisée comme une entrée dans les soins thérapeutiques. Et enfin, en psychothérapie institutionnelle, l’art-thérapie devient une symbolisation des propositions de symbolisation de l’institution.
Dans ce contexte nous souhaitons avec Graziella vous parler de Ahmed, jeune garçon arrivé il y a plusieurs années au GST. Pour ma part, je le suis en art-thérapie depuis 2 ans et demi. Graziella, quant à elle, l’a rencontré au travers de groupes thérapeutiques qu’elle mène, tels que le groupe marionnettes, ainsi que le groupe Conte. Elle vous en parlera tout à l’heure. Garçon de 8 ans à l’époque, il commence son suivi en art-thérapie en septembre 2015, avec
pour indications :
des séances individuelles afin de travailler le lien à l’autre confus
des apprentissages en panne avec crainte déficience
un encouragement à devenir acteur, sujet par la création artistique et ses enjeux
thérapeutiques.
Il parle peu, montre de grandes difficultés de concentration avec une fuite des idées, peut rester observer le groupe ou questionner l’heure à plusieurs reprises lors des séances.
1/ Rencontre en archaïque : ou comment le transfert se noue en art-thérapie
Comme pour chaque patient qui débute un suivi en art-thérapie, je lui présente le matériel, les médiations à disposition dans l’atelier. Ahmed se tourne naturellement vers la peinture qu’il investit massivement ; il essaie quelques autres médiations mais revient au pinceau. Ahmed peint debout, sur chevalet, avec pinceau et palette. Le cheminement en art-thérapie est soutenu par ce plaisir de peindre. L’utilisation des pinceaux sollicite indirectement la sensorialité et privilégie le visuel. Je fais l’hypothèse qu’il n’est pas très à l’aise avec la manipulation, la patouille le trop plein de sensorialité. J’aime l’idée que nos choix de techniques artistiques ne sont pas faits au hasard et résonnent, dans leurs enjeux sensoriels, avec nos premières expériences de contact, de manipulation, à la fois plaisantes, familières, irrésolues comme une répétition du rapport à l’objet primaire. C’est là où l’art-thérapie provoque la rencontre avec l’autre autour d’un archaïque induit par la médiation. Le choix de la peinture comme du dessin, est un choix visuel. Elle est la trace du mouvement, telle une mise à plat 2D de la gestuelle 3D. Elle peut résonner avec une position d’adhésivité, dans une difficulté à appréhender la profondeur, le volume… Dans le même temps, Ahmed s’intéresse au travail de palette S2 à l’apprentissage des mélanges couleurs. Il adore me montrer qu’il s’en souvient de séances en séances. Je repère également qu’après 15min de concentration, il glisse vers un mélange général, ne semblant plus pouvoir soutenir une dynamique de différenciation. En effet, le travail de palette propose les deux mouvements :
S3 Une dynamique constructive, les mélanges sont bien distincts, les couleurs bien séparées.
S4 Un glissement vers l’archaïque et l’indifférencié avec le mélange de toutes les couleurs ensembles pour aboutir le plus souvent à du gris, marron, violet.
Ce paradoxe d’un même outil illustre à merveille les contradictions auxquelles nous confrontent les enfants que nous suivons: ils nous interpellent à la fois sur leur besoin de revisiter des éléments archaïques et primaires de leur construction afin de pouvoir les intégrer et dans le même temps, ils cherchent à grandir et se nourrissent d’apprentissages, de constructions, de techniques.
2/ Les petites différences institutionnelles : de l’adhésivité au volume
Ahmed trace à la craie puis passe à la peinture. Il repasse les contours avec son pinceau n’emplit pas les surfaces. Il peut faire les contours mais pas de contenu. S5 Les formes sont éparses, parfois informes et semblent flotter dans l’espace feuille. Impossible de déplier une seule et même idée. Lorsqu’il me raconte ce qu’il a voulu représenter, la signification change au gré des pensées qui le traversent. Je fais l’hypothèse d’un vide de représentation et d’une nécessité de constituer des formes sac qui pourront peut-être un jour accueillir des représentations. Graziella reprend en écho cette problématique à la lumière institutionnelle. Je repère que les signes et thèmes sont confondus sur sa feuille : dessin, lettres, chiffres et que les thèmes sont mêlés sur un même dessin S6 (GST, école, famille, art-thérapie…). Les représentations comme les espaces sont indifférenciés, emmêlés. J’interviens peu à cette époque, à la mesure de ce que je pressens de la fragilité d’Ahmed, et de sa crainte de l’échec. Cependant je borde ce qui se joue en séance en différenciant les espaces (classe, art-thérapie, ect.), les signes attenants. Les petites différences dont Graziella souligne l’importance dans notre clinique. Ahmed, lui, essaie de démêler les différents espaces de sa vie.S7 A chaque séance, il me montre ce qu’il connait et je l’encourage. Etre valorisé lui semble impérieux. Il répète, de séance en séance, l’expérience de peindre en ma présence, ma voix en réponse à ses interpellations, mon regard dans son dos comme un soutien. J’ai la sensation à ce moment du suivi qu’il éprouve le regard de l’autre, comme un amour inconditionnel, un plaisir adhésif, indifférencié. Ce soutien du regard que Graziella qualifie de constitutif joue un rôle primaire et fondamental dans la relation que nous construisons alors. Dans cette répétition, Ahmed paraît trouver et créer une forme de continuité dans l’espace de l’art-thérapie. J’ai l’impression qu’il s’approprie la médiation de peinture et ses techniques comme une toile pour représenter, l’établissement d’un fond au sens de G.HAAG. Je vois apparaitre (Il peint une pelouse du match de foot) une verticalité, un espace avec les bandes de ciel et de terre. S8 L’espace se déploie sur sa feuille S9 et je pense à la notion de décollement du fond évoqué par G. HAAG puis reprise par A.BRUN. Je soutiens cet élan de représentation en mobilisant sa pensée et sa concentration sur ce qu’il souhaite représenter en posant des questions au fur et à mesure de l’avancée de son travail. J’étaye chaque étape de sa peinture, par la parole, je lui prête mon appareil psychique. Nos places se différencient peu à peu. Sa position dans le lien thérapeutique me semble évoluer vers quelque chose de plus symbiotique qu’adhésif.
Peu à peu, Ahmed, évoque sa difficulté de quitter le groupe, l’activité ou le jeu en cours dans le forum du GST. Ne parvenant pas à penser à autre chose, il dessine et peint le jeu qu’il a quitté.S10 Est-ce de la persévération ? Je préférais faire l’hypothèse d’une amorce de représentation et de symbolisation. Il commence ainsi à distinguer les espaces institutionnels et la perte liée à ses déplacements dans l’institution. La circulation induit-elle un espace de pensées entre les espaces institutionnels ? Commence-t-il à lier les différents espaces par le manque ? C.JEANGIRARD (La Chesnaie) disait que “chaque espace institutionnel est une scène ».
3/ Changement de temps contretransférentiel par la météo institutionnelle : dépression en vue
En reprise et synthèse, on parle d’Ahmed avec l’équipe du GST. Un sentiment de désespoir, un essoufflement général apparait. Sa situation familiale frôle la misère psychique, affective, sociale et financière. On se questionne sur l’utilité du suivi au GST s’il est entravé par tant de difficultés familiales qui n’évoluent pas au gré des consultations avec la pédopsychiatre. On questionne également sa structure qui se pourrait se figer du côté de la déficience plutôt que de la dysharmonie. Je ne m’y attendais pas car il me semblait au travail. Je sors ébranlée et me dis que ce suivi d’Ahmed avance, mais pas assez vite. Je me questionne : suis-je assez dynamique dans mes propositions ? Est-ce que je l’encourage suffisamment à devenir grand ? Vous entendrez dans l’intervention de Graziella combien ces modulations transférentielles sont précieuses pour les suivis des enfants accueillis.
Ce changement de point vue va influer sur mes propositions de travail en art-thérapie, tout en pouvant s’appuyer sur ce transfert en place. Je décide d’insérer des apports techniques (artistiques), voire s’il se saisit de ce type d’apprentissage. Je lui parle de l’intérieur et d’extérieur des formes de sa peinture. La partie d’échecs ; Les noirs et les blancs, le damier. Cela semble simple. Cependant je dois me mettre en scène pour lui parler du passage de l’observation à la représentation en dessin : il n’y a pas que les contours. Ahmed me suggère immédiatement le parallèle entre l’intérieur et l’extérieur de l’atelier d’art-thérapie. Nous évoquons aussi l’intérieur et l’extérieur de notre tête avec nos pensées. Cette nouvelle notion pique sa curiosité et il l’attrape, comme une préforme (BION) qui viendrait répondre à certaines de ses interrogations du moment. Cet apprentissage est doublé du plaisir de faire ensemble car je l’accompagne pas à pas dans la composition de son travail. Je vois poindre un plaisir épistémologique, une curiosité, lié au manque de savoir. C’est comme si la technique artistique venait servir de pare-excitation à la jouissance d’Ahmed liée au regard de l’autre. Doublée d’un transfert solide, elle permet d’accéder à une position plus dépressive, de sortir de la répétition des contenants sans contenus pour ouvrir un espace d’apprentissage, de réflexivité. Suite au “jeu d’échec”, il réexpérimente l’intérieur et l’extérieur, comme les pleins et les vides. Il représente avec détails “le petit prince dans la lune“,S11 et évoque succinctement le groupe conte. Graziella vous racontera, comme elle me l’a raconté, elle qui est à l’extérieur de l’atelier d’art-thérapie et à l’intérieur du groupe conte!
Il dessine “le plan du GST” S12, thème abordé avec Juliette en classe.
Il évoque et dessine “les rats” P13 chez lui. Il parle d’une invasion de rats chez lui.
Il parle de son absence la semaine passée et de la sortie scolaire au planétarium P14.
4/ la multiplication des transferts institutionnels instaurent une réflexivité, tandis que les déplacements encouragent les processus de symbolisation.
En écho aux divers espaces de sa vie, il aborde la place de chaque soignant pour lui. A commencer par moi. Il me dit que je suis une “grand-mère” (comme le répète un autre enfant du GST depuis quelques temps). Je m’insurge vous pensez. Alors il repense ce qu’il vient de dire et me dit que “non, finalement je serais plus comme une maman” et que Hélène une infirmière d’une 50aine d’année, “elle, serait une grand-mère”. Et dans cet élan, il nomme chaque adulte, leur métier et leur rôle dans le transfert qu’il entretient avec eux (papa, maman, grande sœur ect…). Il montre une capacité fine de distinguer statut rôle fonction (OURY) dans les relations qu’il entretient avec chacun.
En conclusion, nous voulons raconter ce soir comment Ahmed a su se servir de l’institution, de ses espaces pour se construire des représentations, les mettre dans son sac à dos et les trimballer dans la promenade qui lui est proposé au sein de la cure institutionnelle. Ce suivi montre comment l’art-thérapie est une accroche sur des processus préfiguratifs, protoreprésentations pour s’établir comme un fond de représentation, et faire émerger les processus de symbolisation, comme la fonction narrative. Ça se travaille de concert dans chacun des espaces de l’institution, telle une fabrique de représentations. Les déplacements, les transitions, les passages peuvent se transformer en processeurs de symbolisation à la condition que l’institution porte pour le patient, pendant un temps nécessaire, ses représentations. « En d’autres termes, la motricité n’est pas une dimension purement utilitaire » disait C.JEANGIRARD (« Soigner les schizophrènes : un devoir d’hospitalité ») p 72. Graziella va reprendre en écho, la ballade d’Ahmed en psychothérapie institutionnelle. Ce double angle de vues reflète la multiplicité des transferts, avis et hypothèses relatifs aux suivis des patients.