« L’anorexique et sa famille »
Thérèse Pennehoat
« Il y a des auteurs qui parlent de l’anorexie comme si c’était quelque chose de « social », c’est à la mode de maigrir. Avez-vous essayé de maigrir de 20 à 25 kilos ? Ce n’est pas de la mode, c’est de la fureur, (…) il faut être pleine de fureur et accuser les parents de façon très déguisée. Maintenant j’ai une définition très simple de l’anorexie, c’est une grève de la faim qui n’est pas déclarée. (…) Elle n’a pas le courage, de dire à sa famille : “je veux que vous, les parents, vous changiez votre relation avec moi, car je veux être une adolescente et pas une enfant toujours protégée par vous,” etc…1
La cure de la patiente anorexique comporte dans la presque totalité des cas l’entrée en jeu des parents. La plupart du temps ils sont à l’initiative de la demande d’aide. Dans la pratique clinique, note Consenza, peu de sujets atteints d’anorexie peuvent être traités si l’on ne fait pas intervenir dans la cure les membres de la famille. Car très souvent il s’agit d’une demande de réguler l’Autre déréglé. Lorsqu’une place n’est pas faite aux parents dans la cure dit-il, la patiente et ses parents décident fréquemment d’interrompre le traitement contre l’avis des soignants, souvent précisément parce que la patiente a amorcé un bougé vers une subjectivation de sa position, faisant ainsi vaciller les équilibres paradoxalement stabilisants que sa maladie avait produit dans le lien familial. Il y aurait en ce sens une fonction homéostasique au niveau familial du symptôme individuel. Nous voyons donc ici la nécessité de prendre en compte, dans le traitement, la fonction que le symptôme occuperait au niveau familial afin de ne pas compromettre le traitement de l’anorexique.
Pour tenter de comprendre cela, je vous propose d’en passer par une lecture ciblée du travail mené en Italie par Mara Selvini Palazolli qui s’est particulièrement intéressée à l’analyse des caractéristiques du fonctionnement familial de l’anorexique. Nous nous aiderons aussi du travail de Domenico Consenza, psychanalyste qui s’est aussi penché sur cette question.
1. une difficulté relationnelle
Mara Selvini Palazzoli fait la rencontre des anorexiques alors qu’elle finit ses études de médecine interne à Milan. Cette rencontre fût déterminante, elle décide de devenir psychiatre et psychanalyste et exercera pendant 17 ans en tant psychanalyste auprès de patientes anorexiques, avant de s’engager dans une approche familiale, systémique. Cette bascule fait suite au constat d’un obstacle fondamental lié à la clinique même de l’anorexie mentale, par la forte nature réfractaire de l’anorexique au traitement, en particulier à celui d’un traitement par la parole, basé sur l’interprétation de l’inconscient. Consenza nous indique plutôt que c’est dans le refus, comme modalité de jouissance de l’anorexique, que « la cure rencontre son obstacle le plus extrême et le plus intraitable » . Pour dépasser cet obstacle, Selvini adopte donc un modèle conceptuel dérivé de la théorie générale des systèmes et de la Cybernétique. Approche qui prend sa source dans la théorie générale des systèmes, conçue en Californie à l’université de Palo Alto par Gregory Bateson. La révolution épistémologique consiste dans un paradigme selon lequel la complexité du système pourrait nous éclairer sur l’état des éléments qui le composent. Donc, dans le cadre d’une transformation du système dans son ensemble, la condition des éléments singuliers, qui se trouvent à l’intérieur, pourrait aussi changer.
Dans son article« la famille de l’anorexique et la famille du schizophrène une étude transactionnelle2 », tiré d’une conférence tenue en 1975, elle précise, que « selon ce modèle, la famille, en tant que groupe-naturel-avec-son-histoire, est considérée comme un système qui (…) est caractérisé non pas par les qualités supposées personnelles des divers membres qui le composent (…) mais exclusivement par les modalités de ses paramètres organisatifs, qu’elle compare à un organisme vivant, les différents membres constituant une organisation non démontable. « Il échappe, par sa nature circulaire, au vieux modèle linéaire cause –effet. ». Elle invite à penser d’une autre manière qu’elle appellerait « organismique ». L’organisme famille étant lui-même partie intégrante d’organismes plus vastes. Cet article se base sur l’étude du traitement thérapeutique de type systémique réalisée entre 1969 et 1972 sur 35 familles comprenant des anorexiques de sexe féminin âgées de 10 à 18 ans. M. Selvini s’intéresse ici à l’étude des interactions et non à celle des individus en particulier. La visée de ce modèle n’est donc pas d’élaborer des interventions pour changer un membre du système mais les règles elles-mêmes du système familial. Elle s’attache, dans cet article, à préciser un aspect de l’interaction : la définition réciproque de la relation. M.Selvini rencontrait surtout des familles de la bourgeoisie milanaise, cherchant à tenter de saisir comment une problématique familiale s’inscrit dans une histoire transgénérationnelle. Quelle est la fonction du symptôme et à quelle place cette fonction assigne-t-elle chaque membre de la famille ? En quoi ce qui dérange arrange-t-il d’une certaine manière le fonctionnement du système dans son ensemble et chaque élément en particulier ? Mara Selvini et ses collègues cherchaient à mettre en évidence les règles du système, implicites et explicites, et le jeu relationnel en vigueur. M. Selvini fait usage du mot « jeu », l’usage de cette métaphore respecte l’idée systémique du jeu global. Aucun membre la famille ne connait tout le circuit mais chacun en connait des petits morceaux. Le maintien de ce « jeu », malgré son aspect pathogène, consisterait en une escalade de chaque membre de la famille pour éviter de définir la relation avec l’autre.
Selon Selvini Palazzoli, la famille de l’anorexique présenterait un comportement typique. Elle donne l’exemple d’une famille constituée de 3 membres : les parents et leur fille de14 ans. Les parents se définissent de façon rigide en position de supériorité et définisse leur fille en position opposée, c’est-à-dire complémentaire. Leur fille, quant à elle, refuse de façon tout aussi rigide une telle définition en donnant une autre définition de sa relation avec ses parents qui se voudrait symétrique, c’est-à-dire sur un plan d’égalité. Selvini cite un extrait de séance où précise-t-elle « le morceau paradigmatique apparaît comme la tentative manquée de la fille de se mêler en égale des problèmes éventuels de sa mère. La mère de son côté, soutenue par son mari, refuse la définition donnée par sa fille de la relation, en se redéfinissant elle-même en position de supériorité et donc en droit, dans cet extrait, de ne pas répondre aux questions de sa fille. « L’analyse de cette transaction, poursuit-elle, permet d’observer comment le père et la mère sont alliés pour ne pas reconnaître à leur fille le droit de poser certaines questions et d’obtenir une réponse. L’un et l’autre communiquent que donner une réponse à leur fille équivaut à une perte d’autorité. La fille, de son côté, insiste d’une façon qualifiée de provocante. Le ton est celui, nous dit-on, de quelqu’un qui enquête dans l’intention de s’ériger en juge. L’intervention du thérapeute, allié momentané de la fille (…) accentue l’escalade entre les adversaires poussant le père jusqu’alors silencieux, à s’allier ouvertement à sa femme ». Selvini fait remarquer que la transaction entre la fille et la mère s’arrête, lorsque la mère signale par sa posture que la limite de ce qu’elle peut tolérer est atteinte ( la mère après avoir usé d’un ton qualifié d’agressif, souffle, allume une cigarette et se déplace dans son fauteuil en tournant le dos à sa fille). Aucun des membres de ce système ne méta-communique sur ce qui arrive, l’une et l’autre se taisant alors. La mère n’exprime à aucun moment, par exemple, comme le souligne Selvini, qu’elle ne reconnait pas le droit à sa fille de se mêler de ses affaires et la fille par son silence consécutif se résigne seulement en apparence, car dit Selvini, « elle est convaincue de détenir l’arme infaillible pour soumettre ses parents ». C’est précisément, indique l’auteur, son symptôme.
Il s’agit ici, dit-elle, d’un contexte transactionnel où chacun apparaît préoccupé de définir la relation. Chacun s’efforçant d’imposer à l’autre sa propre définition de la relation, de même qu’inversement, il refuse la définition apportée par l’autre.
« Dans le système anorexique, les parents semblent avoir défini une fois pour toutes le rapport parents-fille. Ils ne sauraient renoncer au rôle de ceux qui nourrissent et donc pourvoient, règlent, guident, protègent, ignorant le cours circulaire des relations humaines selon lequel il ne peut y avoir de nourricier sans celui qui accepte d’être nourri. Dans l’enfance, précise-telle, presque toujours, la fille accepte passivement ce rôle. C’est une enfant modèle. Puis, tout à coup, généralement avec la puberté, quelque chose change. La jeune fille ébauche les premières escarmouches pour une nouvelle définition de la relation. Celle-ci est immédiatement refusée par les parents. Il s’ensuit une phase dépressive dans laquelle la jeune fille change radicalement ses comportements. Elle semble malheureuse, compliquée, isolée, elle ne s’entend plus avec personne. Elle se dit sans défense, refusée par tout le monde. Que faire pour sortir de cette situation ? » C’est à ce moment que Selvini situe un choix d’option vers la solution anorexique. « Commence alors une cure amaigrissante qui ne s’arrête plus. Les parents commencent à s’inquiéter, puis ils insistent, ils s’acharnent à l’alimenter, ils supplient, ils se désespèrent. (cf Lasègue). La jeune fille assure d’abord qu’elle se porte très bien. Ensuite, elle admet qu’il y a en elle une force mystérieuse qui lui défend de manger. Elle voudrait bien mais elle ne le peut ». Les temps de repas sont très investis et sont sources de conflits. « La jeune fille refuse de se nourrir mais elle soustrait à sa mère son règne incontesté, en allant à la cuisine pour préparer la nourriture pour les autres et elle la leur impose parfois. Selvini met en garde contre la tentation de compréhension linéaire-causal qui consisterait à percevoir la réponse anorexique comme une tentative révolutionnaire, celle d’une grève de la faim, vouée à l’échec à cause d’une supériorité écrasante des parents, ici nommés adversaires. Selvini indique plutôt ceci : il ne s’agirait que d’un échange de ponctuation, c’est à dire, d’« un échange de pseudo-pouvoir, à l’intérieur d’un système aux règles invariables auquel tous obéissent. » Je la cite : « La vision systémique, ou comme je disais organismique, nous montre comment dans cet organisme familial rien ne change ni ne peut changer, car les règles qui le gouverne ne sont pas changées ». Elle dégage 4 règles principales. Premièrement un système caractérisé par une définition hautement rigide de la relation, avec une redondance des refus, l’anorexique posant le refus ultime (refus de se nourrir). Deuxièmement, un système où personne n’assume clairement le leadership en son propre nom, l’anorexique ne déclare pas non plus la grève de la faim en son nom propre. Elle attribue son jeûne à la maladie. Troisièmement, un système où sont défendues les alliances de deux contre une 3ème personne, l’anorexique se montre isolée. Elle est hostile jusqu’aux membres de sa génération. La dernière étant le refus de porter le blâme de ce qui va mal. Tous souffrent mais ils n’y peuvent rien. Elle conclut en indiquant que le résultat pragmatique de tant d’obéissance aux règles du système ne peut être que le renforcement du système lui-même. Les 35 familles d’anorexiques étudiées, se distribuent sur un continuum qui procède graduellement allant des cas paradigmatiques comme celui qui a été évoqué, « vers le cadre transactionnel familial du type schizophrène qui se caractérise par l’interdiction de définir la relation. Nous trouverons alors, dit-elle, à côté du symptôme anorexique, des orgies de boulimie, des oscillations entre émaciation et obésité, des toxicomanies, la violence physique sur soi ou sur les autres, des moments confusionnels, etc… »
Le symptôme du patient désigné (ici l’anorexie) représente le sommet de l’escalade des renforcements des comportements réciproques. Selon M. Selvini, chaque membre du système famille est en prise avec « une conviction erronée », celle d’être déterminé par les autres et par conséquent sans pouvoir ou celle d’être déterminant des autres et donc pourvu d’un pouvoir sur le système. « il est évident, poursuit-elle, que le porteur du symptôme (l’anorexique), une fois passé le seuil du symptôme, est en proie à la conviction erronée d’avoir pris le pouvoir sur les autres (tandis qu’il ne fait qu’obéir, avec les autres, aux règles du jeu). » C’est pour cette raison que le patient désigné ne sera pas très disposé, dit-elle, à abandonner son symptôme. L’intervention du thérapeute viserait ici à redistribuer les rôles de chacun, à assouplir les règles. Elle ne se focalise pas sur le porteur du symptôme. L’intérêt est porté les relations entre les différents membres de la famille et l’intervention systémique portera sur les relations et le processus et non pas sur le contenu. Il s’agit d’interroger les faits, l’observable et non le vécu ou le sentiment des uns et des autres.
2. Vers une réintroduction de la part subjective
Comme nous l’avons vu, au début des années1970, Selvini Palazzoli abandonne la psychanalyse au profit de la thérapie systémico-familiale. Dans l’approche systémique classique de Selvini Palazzoli, c’est le système familial dans son ensemble qui devient l’objet du traitement dans le but, dit Consenza, de dévoiler aux membres de la famille le circuit communicationnel altéré au sein duquel la jeune anorexique a trouvé sa place. Cependant, d’après D. Consenza3 un vice de fond est à la base de ce tournant qui sera reconnu de façon autocritique au terme du parcours de Selvini Palazzoli. L’emphase optimiste placée sur le système des relations familiales et sur l’efficacité thérapeutique de son traitement dans la perspective du purisme systémique, qui met entre parenthèse la « boîte noire » du sujet (autant chez le patient anorexique que dans sa famille), ne tient pas compte du fait que la souffrance singulière de la patiente ne peut se réduire intégralement aux effets et à l’ordre des transactions systémiques.
Consenza dégage 3 temps logiques qui scandent la recherche de Selvini et de son école. D’abord le temps analytique des années 60, puis le temps puriste systémique des années 70-80 et enfin le temps systémique réformé (thérapie systémique familio-individuelle). On assiste alors au retour au cœur du dispositif familial de la variable subjective qui en avait été expulsée. Ainsi pour reprendre les termes de Consenza, « le sujet dans sa singularité réelle est irréductible au déterminisme des lois symboliques du système, bien qu’il se construise à l’intérieur du système et en rapport avec ses lois. » Cela signifie que le passage essentiel effectué par une approche clinique centrée sur une logique systémico-structurale qui délimite la production du symptôme anorexique comme résultat des interactions interne au système familial particulier de la patiente, ne dit pas le dernier mot ni le mot décisif sur la question, autrement dit cela n’est pas suffisant pour isoler et dénouer le nœud réel qui noue l’anorexique à son symptôme.
Avec le temps, Selvini fera le constat de la fréquence élevée de thérapies individuelles chez les patientes anorexiques à la suite d’interventions de psychothérapies systémico-familiales.
Au terme de sa recherche, Selvini ira dans le sens d’une restitution au sujet anorexique de sa part de responsabilité qui ne peut être éludée, même si elle inconsciente, par rapport au choix insondable du sujet, de son symptôme et la décision de le conserver, de le transformer ou de l’abandonner. Selon Cosenza, nous assistons dans la famille de l’anorexique à l’échec de la fonction du lien familial opérant un traitement symbolique de la jouissance. Un trait structural semble rester constant : la tendance « à faire Un dans le lien familial sans l’Autre » . Par cette formule, Consenza cherche à signifier que la famille de l‘anorexique peine à fonctionner comme dispositif symbolique qui interdit, régule (…) entrainant un déficit de séparation symbolique des membres. Les parents eux-mêmes révèlent bien souvent dans leur histoire leur propre difficulté subjective à pouvoir se séparer de la demande de leurs parents. Il s’agirait selon Consenza d’une famille qui fait Un dans le lien puisqu’elle enveloppe ses membres dans un lien déréglé qui ne permet pas la rencontre avec la loi de l’Autre, condition de la séparation. L’introduction de la loi symbolique au cœur du lien a un effet de perte de jouissance. Faire UN dans le lien familial sans Autre, revient à se constituer comme unité de jouissance, en l’absence du lien symbolique du désir. « Dans ce cadre, la fille ne trouve pas de place dans le lien familial en tant que sujet du désir, mais en tant qu’elle réalise un complément narcissique. » Le sujet peine à se faire une place, à se reconnaître autre que l’identité à laquelle il est assignée dans le lien familial. La division réelle que cela finit par provoquer ne prend pas la voie symbolique de la mise au travail d’une division subjective mais plutôt la forme d’un passage à l’acte, d’un traitement de jouissance qui prend la voie du corps comme lieu d’exercice d’une maîtrise impossible de la poussée pulsionnelle.
Pour conclure, nous reprendrons une indication clinique de Consenza qui nous semble permettre de dépasser l’impasse rencontrée par l’éviction de la part subjective. « Lors des cures des anorexiques, note-t-il, le clinicien a généralement d’abord affaire à un partenariat entre l’angoisse des parents et le symptôme de la fille ». Ainsi « l’anorexique présente un symptôme sans angoisse et les parents une angoisse sans symptôme ». Le travail clinique pourra consister à faire travailler les parents sur la dimension symptomatique du lien familial. Autrement dit, dans la clinique de l’anorexie, la rectification subjective, consisterait, comme C. Dewambrechies l’indique en une opération de restitution au sujet du rapport à sa propre angoisse.
1 Entretien avec Mara Selevini – Palazzoli Paris, 6 octobre 1990 Entretien réalisé par Eric Trappeniers & Serge Kannas
2 Conférence présentée au 4ème Congrès Internationale de Thérapie Familiale, 1975