Agnès OGER
Je tiens à remercier Dario Morales, de m’avoir proposé pour la seconde fois de participer à une rencontre organisée par l’APCOF. Ce travail d’écriture a plusieurs vertus, dont celle, à mon sens, de donner un nouvel éclairage sur le cas du jeune que l’on présente. Cet exercice nécessite un certain esprit de synthèse, ce qui n’est pas évident dans mon cas, mais j’ai pu remarquer que cela pouvait avoir des effets dans l’après coup sur le suivi de l’adolescent en question. Le cas dont je vais vous parler est celui d’une patiente qui est suivie en institution spécialisée pour adolescents en région parisienne. C’est un suivi qui est fait en équipe puisque nous travaillons en binôme donc je vais naviguer entre le « Je » et le « Nous».
A partir de cette vignette clinique, je tenterais d’amorcer une réflexion théorique autour de 2 points : la relation passionnelle à l’objet, puis l’acte en lieu et place d’une parole déniée.
Emma a 16 ans lorsque nous la rencontrons, ce qui m’interpelle d’emblée est son regard : ses yeux d’un bleu perçant semblent révéler tout à la fois un vide sidérant et une détermination presque dérangeante. Son allure désinvolte et opposante tente de masquer l’inquiétude que suscite la rencontre avec une nouvelle équipe. Chaque changement est vécu par Emma comme un bouleversement subjectif. Nous ne l’avons pas connu avec les cheveux bleus et le look gothique qu’elle avait quelques temps auparavant mais la trace de cette quête identitaire passera par la pose d’un piercing sur la langue qu’elle nous montrera très fièrement.
Nous percevons chez Emma une lutte de chaque instant contre les pulsions destructrices qui l’assaillent. Elle porte, tel un objet conjuratoire, des bijoux « Peace and Love » et n’aura de cesse de dessiner ce sigle dans la médiation peinture à laquelle elle participe chaque semaine.
Elle est l’aînée d’une fratrie de 2, son frère a 3 ans de moins qu’elle.
Les propos autour de ce frère s’inscrivent dans le registre d’une rivalité empreinte de violences verbales mais aussi physiques. Son histoire familiale est marquée par le divorce de ses parents il y a 4 ans. C’est lors d’un déjeuner avec son père qu’Emma, qui avait alors 13 ans, apprendra que ceux-ci se séparent. Emma semble rester fixée à cette période. La communication entre les parents est impossible, les échanges se font à distance par mails.
Chaque message adressé à l’autre parental est chargé de haine et nous entendons que le discours d’Emma est nourri de cette agressivité à l’endroit de celui qui l’abandonne, le père puis la mère. Le père, que nous rencontrerons lors du premier entretien médical de pré-admission, apparaît d’abord comme soutenant et tient un discours qui nous semblait cohérent face aux mises en danger de sa fille. Il tente de contrôler l’incontrôlable, c’est à dire les mouvements pulsionnels qui assaillent Emma. Cela passera par la mise en place d’un emploi du temps surchargé dont l’objectif étant qu’Emma ne se trouve pas seule trop longtemps au domicile.
Nous nous apercevons très vite de la nécessité de poser un cadre et d’établir un contrat de confiance avec Emma mais aussi avec le père qui envahit l’espace de soin de sa fille en essayant de tout maîtriser. A plusieurs reprises, celui-ci a vérifié, et de manière souvent cavalière, qu’il pouvait nous faire confiance. A travers ces différents « tests », nous avons perçu la tonalité perverse de la relation père/fille, chacun tentant de manipuler l’autre, tantôt dans le registre de la séduction, tantôt de celui de la menace.
En ce qui concerne la mère, nous la rencontrerons seule à chaque fois. Celle-ci n’ayant actuellement plus la garde, éprouve de grandes difficultés relationnelles avec ses 2 enfants et en particulier avec Emma. Là encore, je suis happée par le regard de cette mère, du même bleu qu’Emma et de la même intensité. Elle nous apparaît à bout, décontenancée par ce qui se passe pour Emma. Elle dit avoir vu la première que sa fille allait très mal et que son ex mari ne mesurait pas la gravité de la dépression. Elle exprime son combat avec une certaine colère disant qu’elle avait l’impression de ne pas être entendue. Elle raconte alors sa lassitude face à quelque chose qui la dépasse. Elle dit avoir fait tout ce qu’elle pouvait (diverses démarches auprès des services sociaux de son secteur…) et qu’aujourd’hui son ex mari doit prendre le relai. Ce qu’il fait en s’inscrivant dans une toute puissance qui alimente, à mon sens, l’agressivité et le rejet qu’Emma met en scène dans la relation avec sa mère. Le discours qu’Emma tient sur sa mère est qu’elle s’est beaucoup occupée d’eux durant toute l’enfance alors que le père était très absent mais qu’aujourd’hui elle se rend compte que c’est elle qui l’a détruite. Elle tient des propos insultants, traitant sa mère de « salope » et souhaite la destituer de sa fonction parentale. Elle dit « Je ne veux plus qu’elle sache que j’existe, je ne veux pas qu’elle vienne au CATTP car elle ne doit rien savoir de ma vie, si je vais mieux ou moins bien, de toutes façons elle s’en fout, je la raye de ma vie ». Nous entendons ce cri de colère, redondant avec celui de la mère, fasse à cette demande d’amour insatiable qu’elle n’arrive pas à mettre en mot. Elle nous dira alors « j’ai un besoin énorme d’affection maternelle mais je ne veux plus rien d’elle, je ne veux plus qu’elle existe, je ne pleurerai pas si elle disparaissait », elle se reprend et poursuit « bon, je ne souhaite la mort de personne, peut être que je pleurerai si elle n’était plus là mais elle ne me manquerait pas… »
La première tentative de suicide médicamenteuse d’Emma se passe il y a environ 1 an et demi, dans un moment où le père saisit le Juge de Affaires Familiales pour obtenir la garde de son fil. La mère dit s’être battue pour que le père accepte de prendre ses deux enfants en garde alternée, sentant qu’Emma ne pourrait supporter cette décision marquée par le signe du rejet à son endroit. Elle nous dira que ce passage à l’acte n’avait pas de rapport avec le divorce de ses parents ni avec le sentiment d’abandon qu’elle pouvait avoir, face à cette demande du père qui l’excluait. Elle dira que cela était la conséquence d’une rupture affective avec sa meilleure amie, sorte de double d’elle-même. Là encore, nous entendons que la relation avec l’autre ne peut exister que sur un mode fusionnel dont le fantasme sous jacent pourrait être : ne faire qu’un.
A cette époque, Emma se mettait en danger en permanence, elle consommait de l’alcool et du cannabis régulièrement sous le regard de sa mère dont elle dira qu’elle ne se rendait compte de rien. Elle fera un IVG lorsqu’elle avait 14 ans (elle était enceinte de 2 mois). De cette expérience traumatique, Emma dira qu’elle s’était sentie très seule et qu’elle avait commencé à imaginer cet enfant.
Je vais maintenant reprendre quelques éléments dans le suivi d’Emma au CATTP qui illustrent ses difficultés à être en groupe ainsi que le respect du cadre….
Nous (le Dr L., ma collègue et moi) rencontrons Emma pour la première fois au mois de mai 2010. Son arrivée au CATTP fait suite à une hospitalisation de 3 mois dans un service de la clinique pour une seconde tentative de suicide : « envie de se jeter par la fenêtre ». Emma se présente à nous dans le registre de l’opposition. En effet, elle dit être « contrainte » d’accepter les soins et ne manifestera aucune adhésion lors du premier entretien. Passé ce premier entretien où Emma refuse toute proposition de soin, elle acceptera de venir régulièrement au CATTP et trouvera très rapidement sa place dans le groupe. La place qu’elle occupe pleinement est celle de meneuse. Emma mettra en avant sa capacité à attirer l’attention sur elle au détriment parfois des autres jeunes. Nous serons très vite confrontées à son intolérance à la frustration et à sa peur d’être rejetée. En effet, ce qu’elle avait mis en avant lors des premiers entretiens était sa peur du changement. Pour cela, il avait été convenu une période de transition pendant laquelle elle continuerait à aller dans l’unité d’hospitalisation une partie de la journée et viendrait au CATTP l’autre partie du temps. Alors qu’elle était dans l’évitement de la relation au début de son arrivée, Emma s’inscrit très vite dans une relation transférentielle très forte, presque adhésive, avec l’équipe et particulièrement avec ses deux référentes dont je fais partie.
Au delà de cette position de meneuse, Emma veut aussi être celle qui aide les autres. Elle nous interroge pour savoir combien d’années d’études faut-il faire pour être psychologue ou psychomotricienne, combien ça gagne ?….autant de questionnements qui semblent révéler des mouvements identificatoires à l’œuvre. Elle viendra au rythme de 3 fois par semaine jusqu’en juillet 2010. Dès la première semaine dans le service, nous serons sollicitées par le père qui nous fait part de ses inquiétudes face aux menaces d’Emma de se jeter par la fenêtre lors d’un moment de conflit avec celui-ci. Nous apprendrons par la suite que ce passage à l’acte se produit dans un temps de séparation avec l’unité d’hospitalisation dans laquelle elle était jusque là, ainsi qu’un refus de la mère de la prendre en week-end chez elle.
Quel fantasme archaïque vient convoquer le réel de la séparation pour Emma ?
Etre séparée semble être équivalent à être rejetée, position passive dont elle tente de s’extraire en étant actrice de sa propre mort. L’angoisse d’être rejetée s’illustrera par diverses manifestations symptomatiques dans le service. Elle tente de nous manipuler, de nous inquiéter, sans doute pour s’assurer que malgré les attaques du lien, celui-ci est solide. Ces expressions anxieuses nous mobilisent régulièrement et nous oscillons entre un sentiment de protection à son égard (elle sait être très touchante) et un énervement qui pourrait nous amener à l’isoler voire la rejeter.
Voici quelques épisodes auxquels l’équipe et le groupe des autres patients ont été confrontés lors des temps informels, des médiations ou d’une sortie : Emma a manqué de s’étouffer en buvant du thé à tel point que nous avons réellement craint une fausse route nous faisant nous lever de nos places et vérifiant qu’il n’y avait pas d’urgence vitale. Une autre fois, elle s’est évanouie en plein après midi sur la pelouse au milieu de la clinique ! Nous avons appelé l’interne de garde afin de vérifier qu’il n’y avait pas de causes somatiques importantes car Emma s’était plein de malaises à répétition. Pendant l’attente de la visite de l’interne, Emma s’est allongée dans l’infirmerie, semblant épuisée; puis au moment où l’interne est arrivé, elle s’est levée comme si de rien était, demandant à aller fumer une cigarette… Elle mettra à mal une médiation basée sur la lecture de nouvelles ou de contes, prétextant qu’elle ne supportait pas ce temps de groupe « comme à l’école » disait-elle, et elle se jettera par terre disant qu’elle est malencontreusement tombée de sa chaise ! Un de nos collègues se trouvera confronté à un geste impulsif d’Emma lors d’une sortie organisée avant l’été. Emma fut prise de panique dans les transports en commun et en sortant du wagon, fit mine de se jeter sous le RER… Nous entendons la résonance particulière du signifiant « jeter » dans l’histoire d’Emma. Nous pouvons également l’entendre « J-e t-a-i-s » qui pourrait prendre sens dans son vécu, Emma ayant été confrontée à des paroles d’adultes qu’elle n’aurait sans doute pas dû entendre… (à propos des relations amoureuses de la mère après le divorce).
Nous étions relativement inquiètes à l’approche des vacances d’été où l’interruption des soins due au départ en vacances d’Emma chez sa grand mère maternelle et à la fermeture du service au mois d’août, nous laissait craindre un passage à l’acte. Lorsque nous la revoyons au mois de septembre, Emma, ayant à peine franchi les portes du service, nous sollicite, ma collègue et moi, disant qu’elle a quelque chose à nous raconter. Nos craintes étaient justifiées puisque, dans ce temps de séparation d’avec le CATTP, Emma nous annonce, avec toute la dramaturgie dont elle sait user, qu’elle a fait une tentative de suicide médicamenteuse chez sa grand-mère. Elle s’était disputée avec son petit ami et craignait qu’ils se séparent. Emma pourra dire : « je ne sais pas si j’y survivrai si il me quittait, je pense que je ne me suiciderai pas car je ne suis plus là dedans, je demanderai de l’aide à mon père pour qu’il m’emmène aux urgences… »
Lors de cet entretien, nous avons perçu qu’Emma pouvait faire l’expérience de la parole avec toute sa portée signifiante. Elle semblait s’étayer sur la relation transférentielle pour commencer à mettre des mots sur ses ressentis. Sa parole était alors accueillie et entendue. Dans l’après coup, cela semble avoir eu pour effet un réinvestissement de la scolarité. Nous découvrons alors ses capacités intellectuelles fulgurantes qui semblaient enfouies jusque là. Après un début chaotique en classe de seconde qu’elle redouble, elle semble avoir pris conscience de l’enjeu pour sa vie future.
Je vais maintenant m’appuyer sur quelques références théoriques pour développer deux axes de réflexion dans la problématique d’Emma. Le premier point est :
La relation passionnelle à l’objet.
Je commencerai par une citation de Jacques Hassoun (1) qui me semble très éclairante : « La passion indigente, la passion ravageante, la passion soumise à une structure binaire sans nuance, sans la moindre touche de douceur, est insatiable. Elle dévore celui qui s’y risque à son corps défendant. »
L’adolescence semble porter en elle cette part d’absolu et d’idéalisation qui s’illustre dans la relation passionnelle à l’objet. Le lien qui se tisse à l’autre est chargé de ce qui s’est noué dans l’enfance, il est porteur de ses manques, de ses sentiments d’injustice, d’abandon et de perte. Emma semble enkystée dans un conflit œdipien où il s’agirait pour elle de faire disparaître la mère (dans le réel) afin d’être l’unique objet du désir du père. La relation amoureuse qu’elle vit depuis 1 an avec un jeune homme rencontré au moment de son hospitalisation dans la Clinique, semble la protéger de cette relation incestuelle. Cependant, à travers son discours, nous entendons son désir de fusionner avec l’autre, de ne faire qu’un. Le caractère passionnel de cette relation révèle la désintrication pulsionnelle où la pulsion de mort semble avoir le dessus.
Roland Gori, dans son ouvrage La logique des passions (2), nous donne un éclairage sur les sources de cette appétence dévastatrice : « (…) Cette promesse illusoire de l’aube au nom de laquelle le sujet humain a été séduit, dupé, trompé par les paroles maternelles : « Tu es tout pour moi ». Dans cette rhétorique amoureuse, le sujet passionné reçoit ce message sous sa forme inversée. Et ce message, c’est celui du petit homme adressé à l’Autre maternel: « Je veux être tout pour toi ». De ne point parvenir à la réalisation de cette folle aspiration, le sujet humain demeure inconsolable. »
Nous entendons que le sujet prisonnier de cette emprise d’une injonction insoutenable qui le plonge dans une impossibilité à se représenter le manque.
Dans l’histoire d’Emma, c’est bien la question de la perte qui est en jeu, cela pourrait s’illustrer par cette hypothèse : plutôt se perdre elle même que de se confronter à la représentation défaillante du manque dans l’autre.
Je vais continuer en ouvrant une autre réflexion théorique intitulée :
L’acte en lieu et place d’une parole déniée.
De quelle place l’adolescent tente t-il de s’extraire en mettant en acte sa propre mort ?
Je cite Jean Marie Forget, psychiatre et psychanalyste d’adolescents sur cette question :
« Le temps de l’acte est spécifique à l’adolescence puisqu’il s’agit pour un sujet de la mise en jeu de sa subjectivité dans la société. C’est l’essence de sa vie psychique qui est engagée. L’adolescent peut rencontrer un frein à un tel franchissement, du fait de ses défenses propres ou des résistances de ceux qui l’entourent dans la vie sociale.(…) Les freins, les refus, voire les récusations que l’adolescent rencontre de la part de son entourage dans les tentatives d’affirmation de lui-même le conduisent à une surenchère de l’expression de son malaise, au point de mettre sa vie en danger. » (3)
Cette réflexion nous permet de saisir ce qu’il en est de l’acte dans sa portée subjectivante de celle, destructrice, du geste suicidaire qui marque cette impossibilité à être.
Emma tenterait-elle d’exister en tant que sujet en mettant en scène sa propre mort ? Cela lui permettant ainsi de ne plus subir le désir de l’autre mais de se réapproprier quelque chose de son désir et d’être actrice de son existence.
(1) Hassoun Jacques, Les passions intraitables, Champs, Flammarion, 1993
(2) Gori Roland, La logique des passions, Champs, Flammarion, 2005
(3) Forget Jean Marie, L’adolescent face à ses actes…et aux autres, Une clinique de l’acte, Erès, 2005