Timothée WOJTAS
Par une excentricité qui l’amusait la veille
C’était l’épopée graffiti qui imposait son règne
Paris était recouvert avant qu’on ne comprenne. »
Joey Starr, Paris sous les bombes, 1995.
C’est ainsi que Didier Morville plus connu sous le nom de Joey Starr, ancien graffeur termine son premier couplet de sa chanson intitulée « Paris sous les bombes ». Il revient avec une certaine nostalgie sur ses années d’adolescence, colorées par la passion ou le mouvement du graffiti. C’est ainsi que se verbalise l’épopée graffiti, revenir sur ses pas et y mettre des mots, « Au commencement était l’acte » nous disait Freud. Ce retour sur cette période, sa mise en mots nous introduit au stade suivant l’acte. Verbalisation et narration d’expérience, non loin de ce que fait le poète-héros freudien revenant raconter à la tribu ce qui est arrivé au père.
Depuis son émergence dans les années soixante, le tag a pris une certaine ampleur et n’est pas sans déchaîner les passions. Passions des auteurs contre lesquelles ont réagi les différentes institutions et contre lesquelles ou sur lesquelles souhaitent s’exprimer les graffeurs et les tagueurs. C’est en sous terrain qu’agissent les graffeurs, à la nuit tombée, lorsque la Cité s’endort. En tous cas, à l’abri des regards s’agissent et s’agitent les pulsions. Phénomène survenant généralement à l’adolescence, cet investissement personnel et singulier implique l’adolescent individuellement face à la société. Dès lors à quelle nécessité répond le recours à une identification héroïque chez ces jeunes tagueurs ? Que pouvons nous dire de l’ado qui se met la société à dos et tourne le dos à la société en vue de ne se focaliser que sur lui le temps d’une signature ? Ici s’esquisse l’externalisation d’un conflit interne par le recours à des fonctionnements limites.
Raymond Cahn définit l’adolescence comme « une quête de soi par excellence ». Nous retrouvons les modalités d’expression et de mises en forme d’une subjectivité en devenir sous l’investissement d’une figure héroïque auto-nommée. Moment de transition par excellence, l’adolescence et la survenue du pubertaire interrogent le sujet dans son intimité identitaire appelant une négociation face à ce qui était, face à ce qui est et face à ce qui est à-venir. Un remaniement s’amorce. Dans ce jeu de lettres s’amorce le « je de l’être », l’auto-nomination devenant « support illusoire de tous les changements » nous précise Anne Tassel.
La culture graffiti propose différentes déclinaisons. Dans ce mouvement, nous pouvons distinguer le tag, le graff et d’une autre manière le street art.
Le tag consiste en une signature. La signature est un acte de reconnaissance civile présent sur les papiers officiels qui estampillent la singularité du document et de celui qu’il désigne. Le tag en ce qu’il représente une signature devient alors la pure expression de la subjectivité. Subjectivité qui par ce geste s’extirpe d’un processus de filiation générationnelle. Anne Tassel disait très simplement : « Taguer, c’est « s’inscrire hors de son nom » ». Dans le tag nous pouvons voir l’écart qui s’instaure entre l’identité du tagueur et celle qu’il investit, jouant de cet espace pour s’autoriser à être et à laisser libre cours à une pulsionnalité débordante. Le tag serait comme l’expression d’une revendication pulsionnelle.
Le graff consiste en une mise en forme des lettres. Les lettres sont contourées et remplies. Un graff s’apparente à quelque chose de plus élaboré ou appelant une certaine construction, un certain travail quasi artisanal. En effet, aux lettres sont appliquées les principes illustratifs comme les lois de l’éclairage permettant la mise en perspective, créant le volume et une épaisseur à ces lettres. Le graff mène à des constructions illustratives que l’on nomme fresque. D’une certaine façon, dans le graff se réaffirme une subjectivité retrouvée, le tag venant alors signer et ponctuer la réalisation.
Dans le graff nous pouvons distinguer différentes déclinaisons. Déclinaisons quant à l’intention qui le porte par exemple, peindre en pleine rue et être vu de tous ou peindre dans une friche à l’abri des regards sont deux démarches différentes. Le créneau que trouvent les graffeurs pour s’exprimer, le temps d’une ronde d’un maître-chien dans un dépôt de train ou de pouvoir rester une journée entière sur un mur perdu dans la forêt, suscite différents enjeux, différentes contraintes, et donc un résultat différent. Tout le champ des possibles se présente et le graffeur pratique un graffiti qui lui est propre et singulier. Certains ne jurent que pour peindre des trains tandis que d’autres ne trouveront satisfaction qu’à l’exercice de leur fonction dans un lieu reculé. Entre ces deux extrêmes, les variations sont multiples et infinies.
De cette déclinaison découle cette notion récente de street art qui selon celui qui l’utilise englobera ou non le graffiti, mais qui consiste finalement à jouer des différents mobiliers urbains et des architectures dans un but autre que d’apposer son surnom (un message artistique, politique, humoristique…). D’autres représentations se proposent et s’exposent dans la rue. Le surnom n’intervenant que pour désigner l’auteur, la signature comme authentification.
Dans ces trois branches que je vous présente brièvement un principe fondamental réunit les trois : la création d’un pseudonyme permettant à son auteur d’agir sous couvert d’un certain anonymat. Un anonymat qui va impliquer progressivement une reconnaissance de la part des plus avisés. Dans ce processus de désaffiliation, la communauté graffiti entretien un système de reconnaissance autre. Le tag comme identification, c’est ce que nous retrouvons dans sa définition.
En anglais le tag se définit comme :
– Une étiquette perforée en haut agrémentée d’un morceau de ficelle, d’attaches parisiennes ou encore d’un ruban afin de le suspendre sur une feuille. C’est également aux États-Unis une plaque d’immatriculation ou une médaille d’identification (pour les animaux et les soldats).
– Une signature en graffiti.
– Dans le domaine de programmation informatique, le tag est une balise, c’est-à-dire un terme utilisé comme étiquette pour catégoriser des données.
– Et enfin, en anglais, le tag désigne également un jeu que nous connaissons en France sous le nom du jeu du Chat (et de la souris) ou du Loup.
Notons également que cette notion d’étiquette, de « label » dirions nous en anglais nous renvoie au vieux français label, lambel et nous donne dans un français plus moderne le lambeau. Et dans les racines proto-germaniques, de label nous pouvons identifier lappon, lappô, nous renvoyant au cloth stuff auquel nous introduisait M. Poezevarra dans son intervention. L’investissement d’une identité de tagueur semble nous mener à la constitution de l’étoffe d’un héros se tissant à mesure de traits de bombes et se colorant de la même manière.
Nous pouvons mentionner enfin les règles inhérentes à cette pratique. Car comme toute pratique groupale, un certain cadre d’application le sous tend et ce mouvement véhicule certaines valeurs qu’il me semble important de préciser. Effectivement, on ne tague pas n’importe quoi. Par exemple, on ne tague généralement pas les maisons, les églises ou les cimetières. SNOK, un jeune graffeur dont je vous parlerai ensuite me disait « on ne tague pas une maison, pour moi une maison c’est quelqu’un qui s’est fait chier à payer donc on respecte ». Lorsque je lui soulignerai qu’un camion appartient bien à quelqu’un également, il reconnaîtra en effet que c’est le cas, mais les supports roulants font partie pour les graffeurs du graffiti, dès lors, s’ils ne le font pas, un autre le fera, et ils perdront la possibilité de jouir de ce support qui fait voyager le nom dans toute la ville, le rendant présent et visible là où il n’est pas.
D’une autre manière s’introduit avec cette idée du premier à peindre un support ou non la présence des autres graffeurs. Chaque graffeur reconnaît et respecte la présence d’un autre. J’entends par là qu’on ne repasse pas un graff, ou peut-être pourrions nous préciser, on ne repasse pas un graff sans raison. Repasser un graff est une atteinte à son auteur et engage celui qui est repassé à se réaffirmer, à reprendre sa place. Les représailles peuvent se jouer de manière visuelle consistant à rayer le nom ou le graff du responsable et peuvent parfois aller à des règlements de compte.
Ouvrons une parenthèse pour préciser que c’est d’ailleurs un moyen qu’utilise actuellement la police ferroviaire pour nuire aux productions picturales qui apparaissent sur la ligne. Recouvrir les graff offre dès lors un nouveau support. Depuis quelques années, les membres de la police ferroviaire signent de l’identification de l’acte délictueux en y apposant une barre, ils estampillent à leur façon leur reconnaissance de l’infraction ! On ne repasse pas les autres parce que l’on respecte leur présence qui, de fait, signe qu’ils étaient là « avant ». C’est ainsi que s’introduit une distinction entre les « grands » et les plus jeunes. Les grands, se sont ceux qui étaient là avant que n’arrive le jeune graffeur, ceux qui ont parcouru du chemin et de fait ont déjà imposé leur nom dans ce milieu.
L’un des enjeux du graffeur en ce qui concerne la reconnaissance se fait sur différents plans : l’usager, les membres de la Cité qui se retrouvent eux hors de toute écriture et ne peuvent que reconnaître cette présence qui s’impose. Et reconnaissance des autres membres de ce mouvement qui voient bien que quelque chose s’agite, que quelqu’un fait son entrée sur la scène. Cette reconnaissance implique une reconnaissance du type générationnelle, de ceux qui étaient là avant et ceux qui arriveront après, situant la survenue de l’adolescent dans un moment particulier, dans un moment précis. D’une autre manière, nous pourrions voir s’esquisser ici l’enjeu de la reconnaissance des paires (les autres du milieu) et du Père, en ce que cela implique nécessairement un rapport à la Loi.
Au final, le graffiti si nous l’entendons au sens large et que nous dépassons sa valeur délictueuse pour le considérer comme une modalité d’expression n’est pas loin de s’apparenter à un jeu de société. Là où les adolescents se saisissent de ses règles, ils trouvent par ce biais un moyen de travailler l’expression de leur subjectivité par sa mise en acte, à leur manière. Chacun pratique à sa façon et y assouvit ce qui l’anime. S’autorisant la transgression sur différents plans, c’est-à-dire la loi de l’affiliation patronymique puis sur le plan de la législation, le tag et par la suite le graff nous semble prendre l’étoffe d’une héroïque tentative d’inscription où s’exprime le sujet lorsque surviennent les turbulences pubertaires. La façon dont les graffeurs se jouent de la loi, des systèmes de sécurité mis en place, etc., évoque cette idée que sur cette scène graffiti se rejoue de nombreuses problématiques qui seront inhérentes à la singularité de son auteur. Comme une sorte de psychodrame ou les auteurs retrouvent, invoquent et convoquent différentes instances et ses représentations pour mieux les apprivoiser, les ressentir et, je pense, s’en approprier quelque chose.
En 1929, Freud, dans Le malaise dans la culture, discerne le contraste entre l’adolescent inhibé n’osant s’attaquer à ses parents et le jeune à l’abandon devenu délinquant avant de mettre en commun la question de l’autorité paternelle à ces deux situations, soit dans son refoulement très sévère ou dans son insuffisance. Nous pouvons voir en ce qui concerne le domaine tag-graffiti une réponse créative aux difficultés de la subjectivation. « Ce qu’ils nomment à travers leur tag est tout aussi bien l’alter ego qu’ils questionnent qu’un lien de paternité qu’ils mettent en cause. (…) (Le tagueur) pose à sa façon l’énigme de son origine et de sa sexualité. » nous précise Anne Tassel. C’est bien à partir de ce qui ne fait pas sens que l’adolescent utilise l’entrecroisement topologique de la lettre et du corps.
SNOK est un jeune tagueur que j’ai eu l’occasion de rencontrer et d’interroger sur sa pratique de tagueur pour l’occasion d’un travail de recherche. Lorsque nous nous sommes rencontrés, il était âgé de dix-huit ans. L’occasion de cette rencontre, cette invitation à parler de lui, de ce qu’il fait – et d’une autre façon de ce qui le fait – sera l’occasion de jeter un regard sur son parcours. Il m’explique qu’il était de base très intéressé par le dessin depuis tout jeune et que le graffiti l’intéressait également. Au lycée, il se retrouve dans la même classe qu’un adolescent qui, lui est déjà dans le milieu. Ce fut l’occasion de s’initier avec un initié. Une dynamique s’installe progressivement, très attiré par le principe, il le transmet également à ces copains et ensemble ils s’y mettent. Une fois qu’il a commencé à se sentir prêt, il s’est décidé à faire sa première session de nuit seul. Il me raconte alors qu’il fait le mur, quittant le domicile parental pensant que ses parents dormaient. Il arrive au mur déjà graffé qu’il convoitait. Il me raconte qu’il fait sa première pièce, un truc « pas très beau » dont il n’a pas l’air très fier. Mais c’est en repartant du site qu’il fit une rencontre peu banale. Alors qu’il s’en allait, il distingue au loin une silhouette, une présence. Intrigué et inquiété, il se dirige vers celle-ci et distingue progressivement que cet inconnu, c’est son père. « J’ai cru qu’il m’avait gobé en train de faire le mur à trois heures du mat’ ». Pour en avoir l’esprit clair, il va à sa rencontre et lui pose la question. Son père lui dit qu’il ne savait pas qu’il était sorti et lui demande ce qu’il fait là. SNOK décide alors d’assumer ses actes et d’expliquer qu’il venait d’aller graffer un mur un peu plus loin. Le père du jeune graffeur quant à lui était en train d’errer dans la rue à la recherche d’un salon de jardin qu’il pourrait voler ! Quoi qu’il en soit, la réponse du père à son fils fut : « on va aller voir ce que tu as fait ». Le jeune SNOK se retrouve alors au milieu de la nuit à expliquer et à montrer à son père ce qu’il a réalisé. Conjointement en train d’étudier ce qui est fait, le père fait remarquer à son fils que « les ombres de son lettrage ne sont pas correctes ». Le père de l’adolescent finit par dire à son fils de rentrer à la maison avant de retourner à ses recherches. « Ma première session graff, me dit SNOK, ça a été d’avouer à mes parents que je graffais ».
Cette vignette clinique nous propose une rencontre assez insolite. Un père en errance, en quête de voler un salon de jardin, un fils en errance en quête d’expression, c’est dans la rue que se rencontreront ces deux individus, c’est dans la rue que se reconnaîtront ce père et son fils.
Je crois que différents mouvements sont important à souligner. D’une part nous pouvons nous arrêter un premier instant sur la rencontre du père. Dans l’intuition de ce jeune homme se forme une crainte de rencontrer un Père en tant qu’il est un représentant de la Loi. « J’ai reconnu mon père », peut-être à la fois s’est-il manifesté à cet adolescent la figure paternelle réelle, ou tout au moins cette forme s’est-elle distinguée progressivement. Mais je pense que cela a également été l’occasion de convoquer le père interne, la figure intériorisée. Mis face à son triple mouvement transgressif (patronymique, législatif et à l’autorité parentale qui voudrait qu’on ne sort pas la nuit) survient une crainte quasi primitive dans ce que je verrai comme une sorte de lapsus : « J’ai cru qu’il m’avait gobé ». Se forme un fantasme oral de dévoration lorsque surgit au hasard de la nuit le représentant de la Loi symbolique. Au-delà de la forme fantasmatique qui semble se proposer en réponse à l’inattendue rencontre de ce jeune adolescent avec son père, je crois que nous retrouvons cette interrogation que pose l’adolescent graffeur : interrogation de la figure paternelle à travers le double mouvement de mise à l’écart du patronyme et d’auto-nomination. Interrogation du père lorsque que le sujet enlève son vêtement filial pour revêtir son habit de héros qui signe à la pointe de sa bombe.
D’autre part, nous pouvons souligner la réponse et l’accompagnement du père qui est lui-même hors-la-loi, qui me semble induire une dynamique importante. Si SNOK assume son geste en l’avouant à son père, celui-ci l’emmène au pied du mur afin d’en savoir plus sur ce qu’il a fait. SNOK me disait qu’il redoutait que « ça clashe », mais la réponse de ce père-hors-la-loi se fait sur un autre registre qui se voudrait plus fraternel. Un glissement du Père au paire. Néanmoins, dans ce recul qu’ils prennent à deux, dans cette prise de distance et dans cet autre regard qu’il propose, le père souligne que les ombres ne sont pas correctes. Autrement dit, je crois que la remarque du père est à la fois une parole qui soutient et reconnaît la démarche de son fils et en même temps met en perspective le travail créatif de celui-ci. Les ombres qui ne sont pas correctes, cela ressemble à l’éclairage d’un plus avisé invitant à travailler la question d’une mise en perspective. Un « côte à côte fraternel », pour reprendre une expression de F. Richard évoquant la position de l’analyste avec l’adolescent, mais qui a le mérite de favoriser la mise en récit, la reconnaissance d’un sujet de la narration.
Cette première rencontre entre SNOK et son père va permettre un certain lien entre eux, une certaine attention du père : le père reconnaissant les nouvelles pièces de son fils lorsque ces deux-ci sont en voiture. Le fils est assuré de sa reconnaissance en tout point, par son père et par ses paires. « J’ai fait mon trou parmi les grands » me disait SNOK, « mais maintenant, les grands ne m’intéressent plus, ce que je veux c’est faire mon truc dans mon coin, et même maintenant, c’est les petits qui veulent poser avec moi ». Au début de notre rencontre revenait souvent l’idée qu’il fallait se faire ses souvenirs maintenant, le graffiti semblait l’occasion de créer de nombreux souvenirs, et SNOK m’évoquait avec amusement quelques jeux du chat et de la souris avec les gardiens des dépôts de trains. Depuis que sa place est bien reconnue dans le milieu des graffeurs, il ne souhaite plus que travailler son style et l’améliorer. L’urgence de la place s’est atténuée et laisse place à l’idée qu’il s’en est passé du temps depuis cette première mission : « avant j’étais mineur je m’en foutais ». Ayant atteint la majorité, une certaine prise en compte des risques se fait jour, ces souvenirs ont la teinte d’un coup de folie. SNOK s’est rendu compte que son échappatoire aurait aussi pu être un piège dans lequel il risquait de s’enfermer. « On préférait aller graffer que de passer des soirées avec nos copines » me dit-il à propos de lui et de son partenaire de peinture. « Le graffiti c’est pour t’évader mais si tu t’enfermes dedans, ça n’a plus d’intérêts ».
Dès lors, le graffiti me semble être cette aire de jeu qui permet au sujet adolescent de mettre à distance certaines questions inhérentes à la survenue du pubertaire. La sexualité se met à l’écart, les enjeux homosexuels se cristallisent sur des supports fixes et/ou mobiles desquels l’auteur s’éloigne ou qui s’éloignent de son auteur. Dans la transgression se consolide le sentiment d’existence et se constitue l’identité. Le graffiti apparaît comme un cadre externe où peuvent se jouer les mouvements pulsionnels faisant émergence.
Sous l’étoffe héroïque d’une figure auto-nommée me semble donc se mettre en place un moratoire identitaire, autrement dit, un délai accordé à l’adolescent pour ses engagements d’adulte. Mais plus qu’un délai, c’est une période d’expérimentation qui contribue à l’établissement de l’identité. C’est après-coup qu’il aura parfois l’impression d’avoir eu un coup de folie. » nous explique Erikson. Dans ce mouvement de retrait du patronyme à la nuit tombée, les tagueurs deviennent leur propre créateur et réalisent un travail psychique nécessaire à l’investissement de leur propre identité. En défi permanent avec eux-mêmes les tagueurs usent de différents mécanismes psychiques dans le but d’intégrer la pluralité de leur identité. Cette double-vie dont me parle SNOK lui permet de créer une nette distinction alors qu’il/que s’entame, pour reprendre une expression d’Erikson : « un travail de définition psychosociale de soi-même ». Ce concept de moratoire proposé nous décrit un concept d’évolution de l’individu « dans la succession d’un temps par un autre, dans un mouvement d’intégration d’une période par une autre ». L’extériorisation d’une conflictualité interne me semble se faire au service d’un travail de remaniement et d’appropriation progressive. En interrogeant les limites de la ville, le tagueur interroge et parcours ses propres limites.
« Au commencement était l’acte » rappelais-je au début de mon récit. Je crois que la discipline graffiti est relativement récente et progressivement se verbalise, se raconte, se dit l’épopée adolescente que fut celle des graffeurs. La chanson de Joey Starr en est un témoignage éloquent. Les tags et graffs deviennent mythes auxquels ont participé des sujets. Traces de l’existence dans sa pure graphie, SNOK se voyait rassuré de pouvoir espérer toucher la postérité et d’en partager quelque chose avec ses enfants. Car l’une des hantises de ce jeune tagueur, c’était de se voir enfermer dans ce rôle de père de famille immobilisé le dimanche. Je crois que nous pourrions conclure en citant Fédida qui nous précise que « Dans la psychanalyse, ce dont il s’agit pour le jeune fils-poète-héros, c’est non pas de prendre la place du père mais de faire en sorte que le meurtre du père soit ce devenir père de l’homme ».