«La sexuation interdite »
Dario MORALES
Nous voulons aborder au cours de cette soirée, la problématique de l’anorexie au temps de l’adolescence parasitée, ici, par l’effraction de la rencontre sexuelle qui a eu lieu au cours de l’enfance. Mais je précise pour ceux qui ne sont pas habitués à la démarche freudienne qu’il n’y a pas de discontinuité entre les âges de l’enfance et de l’adolescence, au contraire le sujet charrie à l’adolescence les conjonctures bonnes et mauvaises de son enfance. Je prendrais même à mon compte le terme que le psychanalyste Alexander Stevens, emploi : « l’adolescence est le symptôme de la puberté ». Par contre, si à l’arrivée de l’adolescence se forme un nœud, la raison essentielle est que le jeune fait l’expérience de la transformation du corps et de la restructuration libidinale et pulsionnelle. Dans ce processus on assiste au développement des caractères sexuels secondaires, croissance du corps, changement de voix et un investissement pour les organes génitaux. A ce titre l’adolescent est interpellé et interrogé sur la question du choix et de la décision. Pour aller vite ce passage va vers l’assomption et subjectivation de ce qui interpelle le désir qui sera reconnu ou refusé. Il s’agit donc d’accepter ou de refuser les transformations du corps sexué, l’image du corps, de la pulsion sexuelle et des rencontres sociales et amoureuses. Deux voies s’offrent à lui, la voie du symptôme ou la voie du refus.
La voie du symptôme est la voie névrotique, formation de compromis où le sujet tout en gardant une ambivalence par rapport au désir de l’Autre, accepte d’entrer dans le jeu de la vie amoureuse et d’inscrire sa pulsion dans le champ de l’Autre ; alors que la voie du refus est la solution qui consiste à éviter d’entrer par la porte de la sexuation ; refus de la division subjective ; refus et rejet de la castration symbolique ; rejet du « mariage avec le phallus ». Je voudrais reprendre ici la formule d’Alexander Stevens : « l’adolescence est le symptôme de la puberté ». Cela veut dire, que l’adolescence est un processus de symptomatisation, de création du symptome ; c’est-à-dire garçons et filles ont chacun à encadrer, mettre en perspective, s’approprier de la poussée pulsionnelle et établir un nouveau lien avec l’objet qui cause le désir. Si je me permets je dirais que l’objet mature. Autrement dit, si la problématique de l’enfance est réactivée au cours de l’adolescence, le réveil pulsionnel remet en jeu l’objet (perdu) du manque qui cause son désir, à présent il doit se repositionner à l’intérieur d’un nouveau lien pulsionnel, et qui par exemple peut se décliner comme demande d’être collé, ou en fusion, ou de rejet, ou quelque chose qui vient se répéter. Plus important encore, le passage de l’enfance à l’adolescence s’inscrit dans une logique de séparation. Si l’enfance peut être vécue comme temps de l’aliénation où l’enfant est dans la position d’objet dans les mains d’un autre, l’adolescence est le temps de séparation où il pourra en tant que sujet se rapporter au champ de l’Autre avec l’objet qui cause son désir. Ce passage impose des nouvelles identifications, d’où cette transition qu’on appelle la « crise » qui implique l’ouverture vers des questions, qui suscitent de l’angoisse et qui sont : l’identité, le sens de l’existence et le chemin pour les accomplir.
Pour mieux cerner les enjeux psychopathologiques du refus, essayons de comprendre d’abord le processus de symptomatisation de la sexualité à l’adolescence. Trois temps semblent se succéder : la représentation onirique du lien sexuel avec un partenaire, la rencontre des premières expériences sexuelles, enfin, l’assomption et la subjectivation de la castration.
Le premier temps est celui de la représentation onirique du lien sexuel ; il équivaut à la structuration du sexuel comme énigme dans le lieu de l’Autre – temps qui correspond à l’élévation sous la forme représentable fantasmatique ou imaginaire du rapport au sexe. L’accent est mis ici sur le terme de « représentation » ou fantasme – Lacan parle de « voile » qui structuralement rend mystérieux le rapport au sexuel. Le deuxième temps est celui de la rencontre, temps du traumatisme, où l’adolescent fait l’épreuve de l’hétérogénéité des jouissances – enfin, le troisième temps est celui de la décision, où il se reconnaît ou pas dans la construction singulière autour du sexuel.
A présent, présentons la clinique. La construction peut rater, en effet, le passage du temps du voile au temps du traumatisme peut s’avérer insoutenable si l’adolescent n’a pas pu passer par le temps du voile comme temps de construction d’une fantasmatisation subjective du rapport au sexuel. Sans ce travail, comme nous le montre la clinique, la rencontre avec la castration symbolique apparaît comme un gouffre, comme un passage ruineux et insoutenable.
Pour ne pas nous éloigner de l’objet de notre soirée j’avancerais que l’anorexie se configure alors comme un échec du processus de symptomatisation de l’adolescence et donc l’échec qui devrait amener le sujet à faire la rencontre avec la pulsion à travers une construction singulière lui permettant de produire un symptôme. C’est ici que deux situations sont à envisager, premièrement, lorsque le voile ne s’inscrit pas, deuxièmement, lorsque la sexualité fait l’objet d’une effraction. Premièrement, il est vrai que la société contemporaine ne favorise pas la création de l’énigme du sexe et donc la constitution d’un fantasme ou voile permettant la création d’une énigme du désir du partenaire avec lequel il pourrait être dans un rapport d’identification lui permettant de rendre un travail subjectif de fantasmatisation et d’interprétation mais cette situation se radicalise lorsque la sexualité fait l’objet d’une effraction brutale, chez la jeune fille par exemple, n’ayant pas le phallus dans son corps comme organe visible, elle rentre comme protagoniste dans la sexualité si elle peut laisser entrevoir au partenaire sa propre valeur phallique, de façon à causer son désir. Or l’effraction sexuelle vécue comme effraction ou viol empêche la production du voile qui logiquement devrait fonctionner comme une protection signifiante autour du corps ; mais lorsque ce voile est dévasté ou mis de côté son absence s’avère dévastatrice pour le sujet. C’est le cas par exemple d’une jeune patiente qui consent à avoir une première expérience sexuelle avec un camarade du lycée non pas par désir, ni attente mais pour obéir à l’ordre surmoique de faire comme ses camarades. Les manifestations anorexiques apparaitront lorsqu’elle remarquera qu’elle est l’objet du regard assidu d’un camarade, terrorisée par cette rencontre avec le regard désirant de l’Autre, elle arrêtera de se nourrir. On assiste ainsi à un rejet de l’équation corps voilé = corps investit libidinalement et cette rupture se solde comme pour le toxicomane par la rupture avec le phallus. La rencontre ici avec le regard du garçon se fait sans médiation juste en miroir, parce qu’elle a été privée du voilage phallique du corps. Ma jeune patiente en effet n’avait pas pu poursuivre son unification corporelle d’enfant faute de l’absence de la parole des parents qui aurait pu orienter l’identification à son image corporelle. Sans rentrer en détail dans ce cas, je dirais que l’identification au corps de la femme s’obtient progressivement par le passage vers le voile, passage de l’expérience du corps fragmenté à l’expérience du corps unifié au cours de l’enfance et transformation du corps unifié en un corps sexuellement orienté par la dialectique de la rencontre sexuelle avec son partenaire. Dans l’anorexie, le sujet structure tant bien que mal ces passages dans son développement, il ne faut pas oublier que l’anorexie n’est qu’une solution au symptôme de l’adolescence, mais elle rencontre des difficultés à se soutenir pleinement dans sa position sexuée, d’où le titre que j’ai donné à cet exposé, la sexuation interdite, au moment critique de la rencontre avec le traumatisme de la castration. De cette façon le sujet femme ne peut se soutenir que dans la position de refus. Je retraduis la formule de Stevens, la symptomatisation de la puberté est un processus de « corporisation » des signifiants, dans ce processus le corps est libidinisé en s’organisant de façon symbolique et s’orientant au niveau pulsionnel. L’anorexie psychotique, par exemple, nous éclaire sur ce point qu’est l’unification imaginaire du corps, tel que le présentifie le stade du miroir, car, ici, le non-accès à la jouissance phallique condamne la fille à une jouissance démesurée qui s’acharne sur le corps. Mais sans aller jusqu’à la psychose peut-etre pourrions-nous nous interroger sur ceci, pourquoi l’anorexie se manifeste surtout chez la jeune fille et plus généralement chez la femme ? Une approche consisterait à interroger la jouissance et donc la distorsion radicale du rapport à la jouissance supplémentaire présente chez la femme. Dans cette distorsion, la jouissance féminine se transforme en un sans limite de la jouissance anorexique, et dévaste ainsi le corps de la femme. Le corps devient en quelque sorte un objet fétiche, pris en tenaille par le sujet à travers des multiples brimades surmoiques d’hypercontrôle et de privation. Là où le mariage avec jouissance phallique est refusée, la jouissance féminine est livrée à la jouissance de la privation sans limite, la jeune fille va alors se fiancée avec la mort. Je rappelle que la mort ne fonctionne nullement comme limite symbolique mais au contraire, relève de réel sans limite. Dans l’anorexie le sujet n’a pas d’intention suicidaire ni cherche pas la mort, bien qu’il finisse par la trouver. C’est sa passion pour le RIEN qui cause sa jouissance et qui anéantit le désir et l’aveugle jusqu’à l’amener à mourir pour lui.
Pour finir cet exposé sur une tonalité thérapeutique : je voudrais évoquer quelques points cruciaux qui a mon avis s’imposent dans le repérage pour élaborer un diagnostic et pour consolider une démarche thérapeutique : le rapport au corps – c’est-à-dire le degré de syntonie – harmonie et la position du sujet par rapport à ses troubles ; la présence ou absence de demande, la facilité ou non à développer le transfert ; ces éléments sont des indicateurs cliniques importants ; vous n’êtes pas sans savoir que l’entrée dans l’anorexie s’accompagne d’une sorte de « lune de miel » par l’égosyntonie et par le niveau de subjectivation qui est au niveau minimum. C’est lorsque le contrôle échappe au sujet que les conditions se réunissent permettant un travail thérapeutique. Or la demande et le transfert devraient être abordées ; la demande serait à prendre en considération à partir du refus qui est un élément crucial et le transfert à la partir de la dimension réelle qu’est l’angoisse.
Deux éléments sont donc à approfondir : arriver à cerner le statut du refus et surtout contourner l’approche classique du problème ancrée habituellement à la question de la demande en s’appuyant plutôt sur la dimension réelle présente dans la solution et donc de s’appuyer sur l’angoisse.
D’abord, il serait important de décliner le refus ; voici 4 modalités : le refus à travers la demande qui se formule comme une demande presque toujours active ; la question serait alors ce que le sujet demande sans le savoir et à qui il le demande ; refus comme défense et qui met le sujet à l’abri de sa division ou du morcellement ou encore de la persécution ou du sentiment de se sentir lâché par l’Autre ; refus dans sa fonction de manœuvre permettant ou inhibant la séparation ; enfin, refus dans sa fonction de jouissance ; il faut cerner la satisfaction ou insatisfaction en lien avec le désir ou pas de se nourrir.
Pour ce qui est de la demande, le clinicien bute souvent sur cette question, y a-t-il une demande ou pas ? l’idée serait de refonder la clinique à partir de la dimension réelle non pas de la solution mais du symptôme – habituellement on trace une direction de la cure qui va de la plainte au symptôme en espérant que le sujet reconnaisse sa responsabilité de la condition dont il se plaint ; or ici comme dans tant d’autres comportements pathologiques, je pense par exemple aux addictions, le sujet se présente dans une sorte de jouissance égosyntonique avec sa solution, enveloppé de son symptôme qui fait obstacle au travail de symbolisation – donc refus de symbolisation ; pour cette raison je considère qu’il faut s’appuyer sur autre chose : le réel du symptôme – sur la dimension perturbante qu’est l’angoisse.
Exemple lorsque la jeune fille rencontre dans le miroir sa propre image squelettique, ou dit autrement, son regard angoissé ; c’est l’apparition dans le miroir du réel de son propre regard, qui colle au corps ou chez la jeune femme boulimique qui décrit en passant le soucis d’un examen qui laisse supposer une tension ou un problème de sucre. Du coup l’idée serait de reprendre et de restituer au sujet sa propre angoisse. J’en passe mais je dirais que c’est lorsqu’à l’intersection de la parole et du corps, le sujet se trouve coincé que l’expérience de l’angoisse peut être bénéfique ; lorsque par exemple le sujet expérimente un effet de perte de la maîtrise imaginaire qu’elle pense exercer sur son propre corps ; une patiente obèse disait je n’ai pas de problème avec mes 150kg mais un jour elle me dit, un garçon lui dit « tu as des beaux yeux », cette remarque s’adressant au désir, elle a eu peur de perdre ce garçon, angoissée à cette idée elle commença un travail thérapeutique, elle a transformé son quota d’angoisse dans un symptôme dont la question est ai-je le droit de désirer ? autrement dit, à travers cette question s’est activée la question habituelle de la névrose, l’énigme du désir de l’Autre. C’est donc par l’angoisse que le sujet peut trouver la voie de la construction d’un symptôme digne d’une thérapie. Du coup cela s’accompagne de la transformation de la demande ; à une demande d’aide par exemple, à une demande de thérapie, à une demande dont le but serait de construire l’énigme du désir de l’Autre, et du coup, au bout du compte, de rendre le sujet responsable de sa solution, et de le faire passer de la position de patient à celle d’acteur de sa thérapie. Enfin, pour terminer, cette transformation permet au sujet d’activer le transfert, le thérapeute n’est plus un partenaire dont la patiente subit mais un partenaire qui permet d’interroger un symptôme, le trou de savoir que la nourriture avait creusé.