Daniel CALIN
L’instruction primaire est obligatoire depuis la loi Ferry du 28 mars 18821. Cette obligation universelle a d’emblée inclus les enfants handicapés, comme l’indique le deuxième alinéa de l’article 42 de cette loi : « Un règlement déterminera les moyens d’assurer l’instruction primaire aux enfants sourds-muets et aux aveugles ». Cet alinéa laisse de côté les enfants handicapés du « champ mental », dont la plupart seront longtemps écartés de toute scolarisation par dispense médicale. Même si l’application de cet alinéa, toujours en vigueur, a longtemps laissé beaucoup à désirer, il n’en reste pas moins que c’est cette obligation scolaire universelle qui a enclenché un lent processus d’application généralisée de ce principe aux enfants handicapés3.
La première tentative politique d’application de cet alinéa s’est joué au début du XXe siècle, donc plus de trente ans après la loi Ferry, lors de l’élaboration et du vote de la loi de 1909 instituant les classes et écoles de perfectionnement pour enfants arriérés4. Difficilement négociée sous l’influence de Désiré Magloire Bourneville et de Gustave Baguer, elle a paradoxalement débouché sur une avancée qui ne concernait que les déficients intellectuels. Dans l’esprit de ses promoteurs, une autre loi devait suivre à destination des handicapés sensoriels, ce qui n’a pas été le cas. Au contraire, la loi de 1909 elle-même sera longtemps peu et mal appliquée5.
Entre les deux guerres mondiales, des initiatives privées vont prendre le relais et se multiplier. Après la Libération, les institutions alors créées vont être progressivement financées sur fonds publics, par le biais de la Sécurité Sociale. Ce mouvement est formalisé par le décret n° 56-284 du 9 mars 19566 et son annexe XXIV7, progressivement complété et affiné par des textes ultérieurs. Dans les années 1950-1960, la France se dote ainsi d’un réseau d’établissements médico-éducatifs qui assurent la prise en charge, scolaire comprise, de l’ensemble des enfants handicapés, dans les champs sensoriels et moteurs comme dans le champ mental. Il est à noter que ce mouvement s’opère hors de l’Éducation Nationale, même si des enseignants sont mis à la disposition de la plupart de ces établissements. Toutefois, hors de tout cadre réglementaire précis, diverses structures se créent au fil du XXe siècle pour accueillir les élèves handicapés en milieu scolaire ordinaire, essentiellement les handicapés sensoriels, dans des classes spécialisées ou en intégration individuelle, le plus souvent avec l’appui d’établissements spécialisés.
Ni la loi de 19758 ni la loi de 20059 ne créent la scolarisation des enfants et adolescents handicapés, globalement assurée bien avant ces lois, dès les années 1960 au plus tard. Elles ne font que la réorienter vers l’Éducation Nationale. Dans ce mouvement se croisent d’emblée des présupposés idéologiques10 et des soucis gestionnaires11, ce qui ne permettra jamais une approche raisonnable de cette question. Même si ce mouvement touche toutes les catégories de handicapés, y compris, souvent à leur corps défendant, les handicapés sensoriels, le changement majeur concerne les handicapés du « champ mental ». En effet, hormis dans quelques expériences avant-gardistes12 et pour la frange réellement déficitaire du public des classes de perfectionnement, ces derniers étaient exclusivement pris en charge dans des institutions médico-éducatives ou hospitalières13.
Dès les années 1990, les enfants trisomiques sont de plus en plus souvent scolarisés en milieu ordinaire, à l’école maternelle en particulier, bientôt rejoints par des enfants autistes ou psychotiques. Cela ne manque pas de créer des tensions, parfois dramatiques, aussi bien pour les enfants concernés que pour leurs camarades de classe et pour leurs enseignants. On peut interpréter la loi de 2005 comme une décision législative qui tranche en faveur de ce mouvement et passe en force face aux résistances de l’Éducation Nationale, laquelle perd presque totalement la main sur les procédures d’orientation des élèves handicapés, qui passent sous le contrôle des élus départementaux14.
L’administration de l’Éducation Nationale réagit à ce mouvement en inventant deux nouveaux dispositifs, dès les années 1990. C’est d’une part la création de nouvelles classes spécialisées, beaucoup plus clairement destinées aux élèves handicapés que les anciennes classes de perfectionnement : CLIS15 à l’école primaire et UPI16 dans les collèges, puis les lycées17. C’est d’autre part l’invention des « auxiliaires de vie scolaire » (AVS), pour soutenir si besoin l’intégration individuelle en classe ordinaire, à tous les niveaux de l’enseignement.
Dans la foulée de la loi de février 2005, l’Éducation Nationale invente in extremis, à la veille de l’entrée en application de la loi, les enseignants référents, institués par l’article 9 du décret n° 2005-1752 du 30 décembre 200518. Imaginés initialement pour combler le gouffre absurde créé par la loi de 2005 entre les établissements scolaires et les décisions d’orientation de ces enfants, ces enseignants sont devenus en quelques années les chevilles ouvrières de l’élaboration des PPS, les programmes personnalisés de scolarisation des élèves handicapés, que la CDAPH ne fait plus guère qu’enregistrer, au rebours exact du texte de la loi, ce qui ne manque pas d’entraîner régulièrement quelques frictions entre MDPH et autorités académiques.
Il reste à souligner que la loi de 2005 n’envisage absolument pas la suppression des établissements spécialisés, même si l’inclusion scolaire est privilégiée, et même si ces établissements subissent actuellement un étranglement financier, mais pour des raisons politico-économiques assez étrangères à cette loi.
Tel est le cadre dans lequel nous nous trouvons actuellement. Compliqué, car souvent contraire à l’esprit initial de la loi, laquelle était en elle-même frappée d’absurdité sur certains points essentiels. Il faut ajouter à cela la propension de l’État au désengagement de tout ce qui relève de la solidarité nationale et la crise montante des finances publiques en général.
Du point de vue des enfants concernés, avec un peu de recul, une des absurdités les plus frappantes de la situation actuelle est que l’on trouve finalement les mêmes types d’enfants exactement dans toutes les modalités de scolarisation des enfants et adolescents handicapés actuellement existantes, surtout à l’école maternelle et de plus en plus à l’école primaire19. Les orientations, même proposées par les MDPH elles-mêmes, ne sont pratiquement plus corrélées à la nature et à la gravité des handicaps des enfants, mais quasi exclusivement aux désidératas de leurs familles20. On trouve par exemple de grands autistes sans langage aussi bien en classe ordinaire qu’en classe spécialisée ou en hôpital de jour ou en institut médico-éducatif – et il en va de même pour tous les types et tous les niveaux de handicap.
Les structures spécialisées elles-mêmes sont mises à mal par ces évolutions, en particulier les classes spécialisées, parce qu’elles ont le plus grand mal à retrouver un cohérence globale avec le flot d’enfants disparates qu’on leur envoie. Les CLIS ou les ULIS du « champ mental », en particulier, voient régulièrement cohabiter des « autistes », dans les variations extrêmes des usages actuels de ce terme, des déficients intellectuels à divers degrés, des enfants présentant des troubles du comportement plus ou moins sévères, des élèves en échec rebaptisés à la louche dyslexiques ou dyspraxiques, voire quelques migrants primo-arrivants trop « en retard » pour suivre la scolarité des enfants de leur âge ! Le nouveau texte réglementant les ULIS, la circulaire n° 2010-088 du 18 juin 201021, permet même insidieusement, contrairement aux textes antérieurs, d’y mêler sous divers prétextes absolument toutes les catégories de handicap et rend facultatif la limitation antérieure des effectifs. Dans le climat actuel de pression maximale sur les effectifs, on peut s’attendre à une dégradation rapide d’une situation déjà problématique. Une des manifestations de ces difficultés est que ces classes sont de plus en plus tenues par des personnels non spécialisés, faute de candidats aux formations et du fait de la fuite des enseignants spécialisés vers des postes moins épuisants22.
Une autre conséquence du « désordre légal » actuel est que se multiplient des parcours scolaires chaotiques, ou plus exactement « ordonnés » par l’échec des enfants et les illusions et désillusions de leurs parents – alors même que la loi visait très clairement à mieux assurer la cohésion de ces parcours. Le système antérieur, dans sa rigidité certes contestable, assurait en réalité, d’une part que l’expérience répétée de l’échec ne s’ajoute pas aux difficultés liées au handicap, d’autre part une cohésion au long cours des prises en charge. De nos jours encore, seuls les instituts médico-pédagogiques ont l’obligation légale et les moyens en personnel pour suivre leurs sortants pendant trois ans, tant sur le plan professionnel que dans la vie personnelle, logement en particulier. La psychiatrie « ouverte » des années 1960-1970 a clairement produit depuis une ou deux décennies une clochardisation de masse des grands malades mentaux. Je m’attends personnellement à voir bientôt apparaître sur les trottoirs parisiens de jeunes handicapés adultes clochardisés.
Illusions systématiquement entretenues, mensonges permanents, dérégulations institutionnelles et toute-puissance des personnes23 : c’est bien le « libéralisme avancé » qui a saisi le monde du handicap, avec les mêmes prétextes de respect des « libertés » et des « droits » des personnes, et avec au bout du compte les mêmes conséquences destructrices que partout ailleurs.
1 http://dcalin.fr/textoff/loi_1882_vo.html
2 http://dcalin.fr/textoff/loi_1882_vo.html#a4
3 Avant cette loi, on était dans une logique de précurseurs : établissement pour sourds-muets fondé par l’abbé Charles Michel de l’Épée en 1770, institution pour aveugles fondée par Valentin Haüy en 1785. Ces deux institutions ont été pérennisées par leur passage sous la protection de l’État pendant la révolution française (INJS et INJA). Dans le « champ mental », le mouvement est plus tardif. La première « classe d’asile » a été créée par Jean Daniel Falret à La Salpêtrière en 1824, dans la foulée de l’humanisation de la psychiatrie initiée par Philippe Pinel. La plus ancienne institution encore existante est la Fondation Vallée, créée par Hippolyte Vallée en 1846, alors qu’il était commis instituteur dans une « classe d’asile ».
4 http://dcalin.fr/textoff/perf_1909.html
5 Voir Monique Vial, Les enfants anormaux à l’école (Aux origines de l’éducation spécialisée, 1882-1990), col. Bibliothèque européenne des sciences de l’éducation, Armand Colin, Paris, 1990. Postface d’Antoine Prost.
6 http://dcalin.fr/textoff/decret_1956.html
7 http://dcalin.fr/textoff/annexe24_1956.html
8 http://dcalin.fr/textoff/loi_1975_handicap.html
9 http://dcalin.fr/textoff/loi_2005_handicap.html
10 Les idées « intégrative » puis « inclusives » qui posent comme préférables, voire indispensables, que les enfants handicapés grandissent parmi leurs pairs non handicapés.
11 Une scolarisation en classe ordinaire coûte au moins dix fois moins qu’une prise en charge globale en établissement spécialisé.
12 Comme les classes pour enfants trisomiques de l’école élémentaire de la rue Poulletier à Paris, fondées dans les années 1970.
13 Hôpitaux de jour en particulier.
14 Par le biais des MDPH et de leur CDAPH.
15 Circulaire n° 91-304 du 18 novembre 1991 : http://dcalin.fr/textoff/clis_1991.html
16 Circulaire n° 95-125 du 17 mai 1995 : http://dcalin.fr/textoff/upi_1995.html
17 Circulaire n° 2001-035 du 21 février 2001 : http://dcalin.fr/textoff/upi_2001.html
18 http://dcalin.fr/textoff/pps_2005.html#a9
19 Selon les chiffres du ministère, en 2005, 45% des enfants déficients intellectuels ou « psychiques » (?) étaient scolarisés en milieu scolaire dans le primaire (classes spécialisées incluses), mais seulement 15% dans les collèges.
20 La loi de 2005 veut que seules les familles puissent faire appel à la MDPH. Un décret ultérieur a dérogé à cette loi en permettant aux inspecteurs d’académie, dans des conditions très restrictives, de signaler des problèmes à la MDPH… qui en fait ensuite ce qu’elle veut ou ce qu’elle peut. Cette possibilité n’est presque jamais utilisée.
21 http://dcalin.fr/textoff/ulis_2010.html
22 En CLIS 1 (champ mental), le pourcentage de classes tenues par des enseignants spécialisés était de 75% en 1993. Il n’était déjà plus que de 56% en 1999. Ensuite, le Ministère ne fournit plus de chiffres comparables, en particulier en mélangeant tous les types de CLIS. Il est très probable que c’est maintenant la majorité des CLIS 1 qui sont tenues par des personnels non spécialisés, le plus souvent affectés sur ces postes contre leur gré.
23 Ou plutôt toute-puissance imaginaire corrélée à une impuissance de fait : la situation faire aux familles est très parlante à cet égard.