Emilie EDELMAN
Le thème de notre soirée vient questionner ce qu’il en est de la « pratique clinique en CMP ». Par ce simple énoncé viennent être liées la pratique de cliniciens (en l’occurrence psychologues et psychiatre, orientés par la théorie psychanalytique, en ce qu’elle s’acte dans ladite pratique) et l’institution psychiatrique.
Un simple rappel pour ceux d’entre vous qui ne seraient pas au fait de l’organisation sectorielle de cette institution psychiatrique : le Centre Médico-Psychologique en est le pivot, en ce qu’il accueille, au cœur de la ville, c’est-à-dire au plus proche de leur domicile, des patients qui viennent consulter en ambulatoire (c’est-à-dire pour le temps d’une consultation) infirmières, psychiatre, psychologue, assistante sociale… dans des cadres thérapeutiques définis au préalable par l’équipe (pratiques de groupe, entretiens individuels, psychodrame…). Les équipes du CMP sont donc pluridisciplinaires et travaillent en lien avec celles qui exercent dans l’intra-hospitalier puisque les patients reçus en ambulatoire au CMP peuvent être amenés, dans leur parcours, à être hospitalisés ; notamment si leur état clinique (souvent qualifié d’état de « crise ») nécessite une présence soignante et un accompagnement au quotidien. A noter que les professionnels eux-mêmes sont susceptibles de circuler entre les structures extra et intra hospitalières, en exerçant dans ces différents lieux qui appartiennent donc au même secteur.
Aborder le thème de la « pratique clinique en CMP » nous pousse donc à interroger ce qu’il peut en être de l’articulation, ou non, de notre pratique clinique et de la politique qui sous-tend l’institution psychiatrique au sein de laquelle nous exerçons.
D’emblée, nous en repérons les écarts : là où l’institution de « santé mentale » répond à la demande du patient, cherche à le guérir de son symptôme (dans un souci d’adaptation et de bonne santé), la psychanalyse, quant à elle, vise le désir qui sous-tend la demande du sujet, elle vise la résolution des impasses du désir, où il ne s’agit pas d’en passer par l’éradication du symptôme mais bien plutôt par son déchiffrement.
Cependant, l’idée que la psychanalyse pourrait trouver à s’inscrire dans une institution thérapeutique est déjà présente dans la pensée de Freud. On la trouve dans son texte de 1919 « Les voies nouvelles de la thérapie psychanalytique » (La technique psychanalytique, Freud). Je cite : « Voici ce qui est à prévoir : un jour ou l’autre, la conscience morale de la société s’éveillera et elle lui rappellera que le pauvre a tout aussi bien droit à l’aide animique. Alors seront édifiés des établissements ou des instituts de consultation auxquels seraient affectés des médecins formés à la psychanalyse. Ces traitements seront non payants. Il faudra peut-être longtemps avant que l’Etat ressente ces obligations comme urgentes ». Freud envisage donc d’appliquer la psychanalyse en dehors de son cabinet aux névrosés « pauvres » ; psychanalyse qui est alors inscrite dans une institution soutenue par la politique de l’aide sociale. Freud précise que ce névrosé « pauvre » est cet homme « qui sans cela s’adonnerait à la boisson », cette femme qui « menace de s’effondrer sous le poids des renonciations », cet enfant qui « n’a le choix qu’entre la sauvagerie et la névrose ». Il distingue donc ces patients de ses propres analysants ; patients pour lesquels, dirions-nous, la jouissance – mortifère – fait retour dans le réel. Concernant la pratique qui leur sera proposée, Freud pressent que les médecins seront « très vraisemblablement obligés, dans l’application de [leur] thérapie à la masse, d’allier abondamment l’or pur de la psychanalyse au cuivre de la suggestion directe ». La psychanalyse au cœur de l’institution, oui, pour Freud, mais au prix de certains ajustements ; notamment par le retour à la « suggestion », qui est du côté du discours du maître, dont nous savons qu’il est à la base de nos institutions, et auquel nous tentons dans nos pratiques, me semble-t-il, et ce à la lumière de l’enseignement lacanien, de ne pas nous identifier afin que puisse éventuellement émerger un savoir nouveau du côté du sujet.
Lacan, de son côté, dialectisera ce qu’il en est de la psychanalyse pure et didactique et ce qu’il en est de la psychanalyse appliquée et thérapeutique ; le travail des praticiens de la psychanalyse appliquée consistant (je résume et je cite) à la mise à l’épreuve des indications de la psychanalyse « dans l’examen clinique, dans les définitions nosographiques, dans la position même des projets thérapeutiques » (Lacan, dans Autres écrits).
Ainsi, aujourd’hui, la place de la pensée et de la pratique analytique, ajustée au cadre institutionnel qui les reçoivent, n’a plus à être démontrée. Un pas de plus va être franchi lors de l’apparition et du développement des théories et pratiques de la psychothérapie institutionnelle : c’est alors la valeur des concepts psychanalytiques articulés à une scénographie institutionnelle, au bénéfice du patient, qui va émerger. La dimension institutionnelle du soin sera repérée, dans le sens où (je cite Olivier Douville) « les cadres et les dispositifs institutionnels, et leurs histoires, créent des effets de transferts, des effets de mémoire et de fonctions contenantes. Ce sont bien des processus psychiques et des étayages qui sont au centre des dispositifs institutionnels. Et ces processus ne vivent et ne se relaient qu’à être étayés sur une culture médicale, psychanalytique et anthropologique, engagée ».
Ainsi, les avancées en psychothérapie institutionnelle sont venues pointer ce qu’il en est de la possibilité, pour l’institution, de permettre à certains mouvements psychiques du sujet de se déployer et de s’articuler en des directions temporelles. J’insiste sur cette dimension temporelle, où la temporalité psychique du sujet pouvait trouver à se lover dans le temps institutionnel, car il semblerait que, dans l’actualité de nos institutions, le respect du temps subjectif, le respect du temps de déroulement des phénomènes psychopathologiques, le respect du temps de la méthode « au long cours », puissent être mis à mal, au bénéfice de techniques rapides qui empêchent l’étayage des logiques pulsionnelles sur les dispositifs institutionnels.
Les interventions qui vont suivre viennent cependant témoigner de cette possibilité qui demeure, pour notre pratique clinique, pour la « psychanalyse appliquée », de venir s’inscrire dans l’institution et d’y soutenir le travail du patient. Il appartient alors au clinicien de se construire des boussoles pour ne pas perdre le fil de ce qui vient fonder sa pratique. Nous avons nommés, dans notre titre, la « relation » et la « subjectivité », nous aurions pu plus largement désigner la parole. Parole du clinicien qui, par l’usage particulier qu’il en fait, n’est ni communication, ni savoir savant, ni exercice de réassurance. Parole également du patient qui peut, par son adresse au clinicien, trouver ses lieux et ses temps, sans être mortifiée par une assignation à un savoir établi sur la « santé mentale » (visant sa guérison) ou sur la « souffrance psychique » (dégagée des effets de l’inconscient, a-conflictuelle). Parole du patient qui n’est pas qu’ « élaboration psychique », mais qui s’inscrit dans une opération discursive, une logique signifiante, qui induit une perte de jouissance.
Les trois premiers exposés vont maintenant venir illustrer, avec toute la richesse que recèle la pratique clinique de nos intervenants, ce qu’il en est de la rencontre du psychologue avec un patient s’adressant à lui dans le cadre des consultations psychothérapiques proposées par le CMP. Ensuite, nous pourrons entendre le Docteur Chaltiel qui témoignera de sa pratique de psychiatre et de chef de pôle.