Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

La manie dans la perspective lacanienne

Damien GUYONNET

Quand on évoque la psychose en psychanalyse, on se réfère à une structure clinique (à différencier de la névrose et de la perversion), dont le mécanisme causal est la forclusion, c’est-à-dire le rejet de quelque chose. Il y a plusieurs types de psychose. Evoquons-en tout d’abord les deux principales, la schizophrénie et la paranoïa, qui correspondent à deux modes différents de traitement de la jouissance, sachant que dans la première forme (schizophrénie), la jouissance rejetée fait retour dans le corps, alors que dans la seconde, la paranoïa, nous avons une identification de la « jouissance dans le lieu de l’Autre comme tel » (1) (le système, le persécuteur….).

Deux formes moins habituelles de psychose s’ajoutent à la liste : la mélancolie et les troubles bipolaires (anciennement appelés PMD). Ainsi la mélancolie (ou dépression grave) constitue à la fois une entité à part entière et la composante d’une maladie à deux faces. Il est par contre rare que l’on diagnostique uniquement chez un sujet une manie, ce qui n’empêche pas cette dernière de trouver largement sa place dans la psychose.

Ainsi, tout comme nous pouvons repérer de manière transversale dans bon nombre de psychoses des éléments schizophréniques, mélancoliques ou paranoïaques, soit respectivement des phénomènes de délocalisation de la jouissance, de mort du sujet ou d’interprétation, nous trouverons des éléments maniaques, nombreux et variés. Dès lors, s’intéresser à la logique de la manie, n’est-ce pas étendre son champ de savoir sur la psychose ?

Le signifiant et la jouissance

Le sujet, tel qu’on le définit en psychanalyse, n’est pas le moi, gros de toutes ses identifications. Au contraire, ce sujet barré s’inscrit du côté du vide. Dès lors, il ne trouve existence et consistance que grâce au signifiant et à l’objet (qui est le représentant de la jouissance). En conséquence, c’est à partir de ces deux dimensions que nous allons définir le sujet maniaque (nous disons bien sujet car il y a bien évidemment un sujet dans la psychose).

Ces deux composantes (le signifiant et la jouissance), nous les retrouvons associées à travers ce qui constitue l’une des caractéristiques majeures du maniaque, à savoir, sa logorrhée (appelée également diarrhée verbale). Cette manière d’aligner sans fin des signifiants, le tout avec une grande exaltation, signe bien sûr une prise intense de la jouissance dans le signifiant. Nous avons affaire à un flot verbal sans aucune direction (fuite des idées, coq à l’âne) et sans aucune limite. Le sujet est alors livré à ce que Lacan appelle « la métonymie infinie et ludique de la chaîne signifiante » (2).

Comment expliquer ce phénomène ? Pourquoi n’y-a-t-il plus de point d’arrêt ?

Normalement, ce qui fait arrêt quand on parle, est ce que l’on appelle en psychanalyse le point de capiton. Il permet bien sûr l’accrochage entre le signifiant et le signifié, mais surtout, il instille la logique d’une fin à notre message. Cela veut dire, entre autres, que notre message ne prendra sens (pour l’interlocuteur) que lorsque le dernier mot sera énoncé. Cette logique qui instaure une temporalité dans la parole suppose qu’une « intention de signification» soit présente chez le locuteur qui adresse un message. Or cette intention est absente du discours maniaque. Dès lors, ça parle tout seul, sans Autre à qui s’adresser. Il y a une intention de dire mais pas de signification. Le signifiant joue sa partie tout seul. Et puisque le sujet ne s’adresse pas à un Autre en tant que tel, puisqu’il n’en passe pas par lui pour parler, nous pouvons en conclure que rien ne se perd, et donc que rien n’advient du côté de la castration. Ca jouit sans perte.

Dans le jargon lacanien, c’est l’objet a qui écrit cette perte. Et le sujet qui consent à la castration fera exister un Autre afin de lui remettre la charge de cet objet perdu, devant dès lors en passer par lui pour récupérer quelques « lichettes de jouissance ». Il n’en est rien chez le psychotique qui a, comme le disait Lacan, l’objet dans sa poche. Dès lors nous comprenons mieux pourquoi Lacan peut dire que dans la manie : «  (…) c’est la non fonction de a qui est en cause, et non plus simplement sa méconnaissance. Le sujet n’y est lesté par aucun a (…) ». Il n’est pas lesté par l’objet a car ce dernier n’a pas chu, et par conséquent il n’est pas opérationnel. Il ne peut pas fonctionner comme objet perdu. Il ne peut accrocher le sujet à l’Autre (opération dite de « séparation » en psychanalyse). Et Lacan de conclure sur cette conséquence d’où nous sommes partis : « (…) ce qui le livre [le maniaque], quelque fois sans aucune possibilité de liberté, à la métonymie pure, infinie et ludique, de la chaîne signifiante » (3). D’être non séparé de l’objet a des conséquences sur le déploiement de la parole.

Une mise en série peut dès lors être effectuée : absence de PDC (point de capiton), absence de l’objet a comme perte et comme cause du désir, absence de lien à l’Autre, absence d’inscription de la castration. Ce qui finalement laisse le sujet bien seul. De n’être lesté par rien, de n’être retenu par rien, installe le sujet dans une liberté paradoxale, où certes le sentiment de traîner un boulet est absent (luxe du névrosé), mais où la mort, par contre, est omniprésente.

La mort

Nous avons décrit le rapport particulier que le sujet maniaque entretient avec la chaîne signifiante et précisé la place que tient la jouissance dans ce fonctionnement. Reste à définir maintenant le statut de cette jouissance, en ayant à l’esprit le concept freudien de pulsion de mort.

Le sujet, en psychanalyse, est un effet du signifiant. Il faut dès lors réserver un sort particulier au signifiant premier qui l’a vu naître. Ce signifiant n°1, appelé signifiant maître, S1, est le signifiant traumatique. Qu’est-ce que cela veut dire ? D’un côté il est le signifiant qui mortifie le sujet, aussi peut-on dire qu’il inscrit la mort ; de l’autre, il est le signifiant qui provoque et commande une jouissance dans le corps. C’est donc également un signifiant de la jouissance.

Dans la névrose, ce signifiant fondamental est refoulé, constituant dès lors le noyau de l’inconscient (structuré comme un langage).

Dans la psychose, de n’être pas refoulé, d’être rejeté, forclos, il fera retour dans le réel et ce de différentes manières. Concernant la manie, Lacan évoque un retour dans le réel de ce qui est rejeté du langage, rejeté du symbolique. Et de conclure ainsi : « c’est l’excitation maniaque par quoi ce retour se fait mortel » (4). Le retour est mortel puisque fait retour le signifiant qui inscrit la mort, et l’excitation est présente car la forclusion entraîne également un rejet, une libération de la jouissance. Cette jouissance a donc partie liée avec la mort (5). Nous avons ce qu’E. Laurent appelle le retour « de la mortification qu’impose le langage au vivant » (6). Jacques-Alain Miller, quant à lui, indique : « Nous avons dans la manie une pulsion de mort accélérée. La mort est au bout, mais en raison de l’intensification de la jouissance prise à la langue » (pp. 107-108).

Ainsi la jouissance dans la phase maniaque ne relève pas du principe de plaisir, qui lui induit plutôt une baisse de tension. Aucune homéostase n’est possible, bien au contraire, et nous assistons alors à une sorte de surenchère où s’arrêter serait la mort, comme l’est également l’issue (en se jetant par exemple, dans un élan de toute puissance, par la fenêtre). On pourrait soutenir à cet égard que le maniaque se situe dans un espace d’entre deux morts. Mais tant que la mort n’est pas advenue, le sujet maniaque a plutôt l’idée de son immortalité. Il est hors castration disions-nous. On dira tout aussi bien qu’il est hors temps.

La question du traitement

Qu’en est-il de la direction de la cure en présence d’un sujet maniaque ?

Rappelons que ce qui lui manque est le signifiant ordonnateur, le S1, présent dans la névrose (sous la forme du refoulé). Dès lors, échoit la responsabilité au clinicien averti d’amener le patient à consentir que quelque chose puisse tenir cette fonction. Aussi s’agira-t-il d’attraper dans le discours maniaque un mot, une idée, pouvant servir de point d’arrêt, de point de capiton. Par la même occasion, c’est une disjonction entre la jouissance et la langue qui est visée ici car cette fuite du sens qu’il s’agit de colmater n’était finalement que joui-sens.

Relevons enfin cette remarque de Minkowski indiquant qu’un certain docteur lui disait un jour qu’il réussissait parfois à calmer pour un temps les maniaques, et à obtenir d’eux des réponses pertinentes, en fixant leur attention sur le passé. Selon Minkowski, « en faisant intervenir le passé, nous libérons le maniaque de l’emprise du maintenant sous laquelle il se trouve et dont il est incapable de faire un présent ». L’auteur précise également qu’à revenir sur le passé, on oblige le maniaque à utiliser une autre grammaire que celle essentiellement tournée vers le présent (7). Cela crée en quelque sorte un certain découpage du temps, découpage signifiant qui vient là encore tamponner la jouissance en la fragmentant. Cela revient finalement à réintroduire une certaine temporalité dans le discours du patient sachant que « ce qui nous permet de parler [vraiment], c’est le sentiment du temps qui passe » (8).

(1) Lacan, Autres Ecrits, p. 215.

(2) Lacan, S10, p. 388.

(3) J. Lacan, L’angoisse, leçon XXV, 3 juillet 1963, p. 388.

(4) J. Lacan, Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 39.

(5) Concernant cette jouissance, c’est le terme de lalangue que nous pourrions utiliser, d’où la thèse que dans la manie nous avons une dispersion du sujet dans lalangue. Nous sommes dans le chaos d’un essaim de S1 qui se succèdent sans aucun point de capitonnage.

(6) E. Laurent, « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », in Ornicar ?, n°47, p. 11.

(7) Cf Minkowski, « Le temps vécu »