Caroline CARRON
C’est par le biais de la douleur que j’ai choisi d’aborder ce thème du corps. Signifiant maître chez le sportif de haut niveau, elle a pour Freud « un rôle à jouer dans la manière dont on acquiert une nouvelle connaissance de ses organes et est exemplaire de la façon dont on arrive à se représenter son corps ». Lacan en reprendra l’idée lorsqu’il s’exprimera lors d’une conférence et débat au collège de médecine de la Salpêtrière en 1966 : « il y a incontestablement jouissance au niveau où commence d’apparaître la douleur, et nous savons que c’est seulement à ce niveau de la douleur, que peut s’éprouver toute une dimension de l’organisme qui autrement serait voilée ».
Adressé par son médecin généraliste, Louis vient me voir, car dit-il « je ne veux pas me laisser nourrir ». Il a découvert la course à pied très jeune ; né dans un milieu rural, il courait pour aller et revenir de l’école, ou encore pour aller dans les fermes voisines où son père le proposait comme « homme à tout faire ». La parole de ce père « sois courageux » sonne chez lui comme un impératif. Il n’avait pas droit à la parole, pas son mot à dire dans cette famille où son frère ainé était le préféré de sa mère, alcoolique.
Son père, autoritaire, ne lui autorisait aucun petit plaisir ; et en plus de ses travaux extérieurs, Louis s’était lui même chargé de la tenue de la maison car sa mère, ivre dès le début de la matinée était incapable de s’occuper des tâches ménagères. Louis avait alors pris le relais pour « alléger » son père et tenter de réduire les disputes violentes entre ses parents. Son père lui demandait toujours plus, et sa reconnaissance pour son fils ne se manifestait que quand Louis était « dans le dur ». Il dit qu’il adorait son père alors il lui obéissait en tout.
Son goût (désir ?) pour la course à pied s’intensifie et se concrétise. Il choisit de courir en compétition, il est doué. Sa discipline c’est le marathon.
Il a commencé à refuser les aliments, lorsque sa femme entame un régime car sa grossesse lui a laissé des traces d’embonpoint. En fait, dit-il, « c’est à ce moment-là que j’ai voulu ressembler aux Kenyans, qui gagnent tout avec leur cuisses fuselées ; ils sont secs et c’est pour cela qu’ils sont les meilleurs » « Je veux maigrir pour gagner, je jette mon déjeuner, je m’entraîne à jeun, je pèse tous mes aliments et je ne m’accorde aucun petit plus. Je ne fais pas ce que me dit la nutritionniste, j’ai des crampes d’estomac, la faim me tenaille, j’ai mal au bas ventre. C’est plus fort que moi » dit-il. « S’infliger » autant de souffrance lui fait énigme. Il est très angoissé à l’idée de grossir. Il se voit bien dans le miroir être très maigre, ‘c’est moche, les os saillants, mais les aliments, c’est la prise de poids… ». Je l’interroge « et quoi d’autre ? « ben, c’est la vie ! »….
Louis a bien sûr un entraîneur : c’est lui qui lui a dit à ses débuts « avec des jambes comme tu as, tu devrais faire du marathon !!! » Louis lui obéit, en fait même plus, il double ses entrainements ».
Entre ses séances de préparation et les compétitions, son corps est soumis à rude épreuve ; « je suis une machine à souffrir, j’ai des nausées, je vais jusqu’au vomissement, je crache mes poumons ». Chaque fois il atteint l’acmé de la souffrance puis « ça redescend et je recommence » C’est ici que cette citation de Lacan prend toute sa dimension : « Ce que la pulsion intègre d’emblée dans toute son existence, c’est une dialectique de l’arc, je dirais même du tir à l’arc ».
Dans sa définition même, le sport de haut niveau demande au corps un travail à des degrés extrêmes : corrélativement à la révolution industrielle du 19ème siècle, les pratiques sportives obéissent à la loi de la production et du rendement. Pour cela, l’athlète est entouré d’une cohorte d’experts, son corps ne lui appartient plus. Le médecin, le biologiste, le biomécanicien, le nutritionniste, le kiné, répondent à la question : comment réaliser l’exploit, en laissant de côté le sujet. Ceci renvoyant successivement au discours du maître et au discours de l’université. S barré est sous S1, ou bien le savoir en position d’agent.
Au même titre que la machine d’usine (et Louis se définit bien comme une machine, avec toute l’ambivalence d’une machine qui souffrirait !!!), qui doit être réglée pour un rendement maximum, l’athlète va affûter sa préparation physique jusqu’à la douleur. Alors que certains voyant de la machine peuvent passer au rouge et on l’a stoppe, chez l’athlète, même si la douleur est un signal, elle sera subjectivée et utilisée. Recherchée au cours des entraînements comme signe d’engagement, d’effort et de sérieux, elle sera mal vécue au départ de grands rendez-vous internationaux, car elle est alors annonciatrice de contre-performance ou de facteur d’inhibition. Elle a donc autant de facettes qu’il y a d’athlètes.
Elle est impossible à mesurer, impossible à dire, « toujours réelle » dira Freud. Elle peut passer par des signifiants qui tenteront de la décrire, et bien souvent dans l’irreprésentable le sujet finira par pleurer ou se taire….Ceci renvoie « à la chatouille ou à la grillade » (Lacan), qui parfois passent par des comportements (boiteries, grimaces… ; qui se donnent à voir… ; « La douleur reste un éprouvé du sujet et la douleur dite ne sera jamais la douleur vécue ; c’est le réel qui échappe au mots et touche à l’irreprésentable ».
A partir de ses coordonnées familiales, Louis s’est saisi de signifiants pour exister : n’importe quel signifiant qui dans l’Autre pourrait faire fonction logique de S1 ; Louis a fait ce « choix forcé » et le signifiant unaire a été émis par son père : « sois courageux » (supposant que pour être courageux, il faut rencontrer une épreuve)…Dans cette opération appelée par Lacan « aliénation » le sujet est soumis à un paradoxe car à la fois, l’enfant « tombe dans le lieu du code qui le préexiste en naissant et en même temps il s’agit pour lui d’un vel, où il s’y impose ».
Mais ce rapport à l’Autre est circulaire et une autre opération logique de séparation entre en jeu qui s’origine dans l’intervalle qui, dans la chaîne signifiante, sépare 2 signifiants entre eux : l’espace entre S1 et S2 laisse une place à un manque que l’enfant va chercher à combler : il cherche dans l’intervalle du discours de l’Autre (la mère, le père) à répondre à la question fondamentale : « que me veut-il ? » Il cherche « tel le furet » ce qui circule dans les dessous.
Qu’est ce qui circule lorsque le père le propose dans les fermes ? Ne lui laisse aucun petit plaisir ? Qu’est ce qui circule chez la mère incapable de tenir sa maison et qui préfère le frère ainé ?
C’est l’énigme de la réponse engendre le désir du sujet : que suis-je comme objet pour ma mère lorsqu’elle me demande de me laisser nourrir ? Et le « peut-elle me perdre » fait intervenir sa propre mort, sa propre disparition. Louis qui ne veut pas se laisser nourrir porte en lui la consistance du fantasme de sa disparition. Par cette voie le sujet se réalise dans la perte où il a surgi comme inconscient, par le manque qu’il a produit dans l’Autre, suivant le tracé que Freud découvre comme la pulsion la plus radicale et qu’il dénomme la pulsion de mort.
Au joint des désirs de ses 2 parents, Louis va y déposer des objets détachés de son propre corps ; a va le soutenir dans sa séparation en s’en parant (Lacan en fera une équivoque, entre separare et se parare, s’engendrer soi-même.
C’est en reprenant le concept de pulsion que Lacan aboutira à une liste d’objets a en développant une théorie de la demande et du besoin. Il dira que le névrosé, à la place de son fantasme met la demande de l’Autre ; or cette demande c’est le surmoi qui intime de jouir.
Dans la modernité, c’est dans les produits de l’industrie et de la culture que le corps trouve à alimenter sa jouissance. Ce sont ces « lichettes » (terme familier à connotation orale : petite quantité d’un aliment) qui colore la vie de chacun. Cette jouissance réclame sans cesse. Le corps « outillé » du sportif de haut niveau s’alimente de la performance, de l’exploit, de l’excès. Tout ce qui compte dans ce que Louis peut aimer, ce qui importe vraiment c’est l’objet a. Dans cette dernière partie, j’ai choisi d’étudier ce que peut apprendre l’athlète de haut niveau sur la respiration comme organe érogène auquel Lacan fait référence comme ou non un objet a ; dans les Ecrits et dans le séminaire VI « le désir et son interprétation », il nous renvoie aux travaux de E Jones sur le cauchemar, et à l’angoisse. Le cas de Louis nous amènera à nous interroger sur les liens éventuels entre l’objet oral, l’objet voix et le spasme respiratoire.