Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

la location du corps

La location du corps

Dario MORALES

Dans Les mémoires de l’inachevé, Griselidis Real, évoque l’expérience d’une prostituée qui revendique sa liberté de son choix à laquelle elle semble adhérer sans évoquer non plus pourquoi elle aurait pu y échapper. Dans ce texte, l’auteur, écrit : « Je donne des caresses, du plaisir, de la douceur, de l’apaisement ». Elle ne dit pas les choses de façon conceptuelle mais dans la contradiction et dans l’ambivalence dans une  sorte de parole incarnée. Il ne faut pas oublier que nous sommes déterminés par notre histoire, et que de l’autre nous avons une marge pour assumer des choix, même si pour certaines personnes la prostitution est loin d’être un véritable choix, en tout cas ce que nous dit Griseledis Real, c’est que pour certaines personnes cela semble correspondre à un choix. Ceci contraste avec ce que l’on dit habituellement de la prostitution : un vécu violent, contradictoire, exploitation du corps.

 

Montrer l’ambivalence prise dans la complexité de son existence,  mettre à l’horizon la problématique de la liberté, mais aussi celle des déterminations, objectives mais aussi inconscientes, voilà le choix que nous avons fait pour cette soirée. De la prostitution on retient avant tout, un rapport à la sexualité dévoyée violente ou bien neutre, en tout cas différente de l’image habituelle que nous avons de la sexualité. Il faut donc sortir des oppositions, pour entendre ce que nous dit ce témoignage, ce qui relève habituellement de l’image que l’on se fait de la prostitution et de la sexualité et des oppositions que sont la consommation et le désir ; le plaisir et la violence ; la jouissance et l’argent ; registres que l’on retrouve habituellement  dans l’activité de prostitution, or dans ce témoignage  il y a du désir, du plaisir et de la douceur. Bien sûr, va-t-on l’interroger, prendre en compte ce qu’elle nous dit, il nous reste bien entendu des doutes, car il reste bien sûr un doute, comment peut-on parler du désir à partir du moment où une prostituée est choisie par un client, qu’en est-il de la réciprocité et d’une forme de symétrie qui est après tout la base du lien contractuel dans la sexualité. « Je t’ai choisi parce que je t’ai désiré et toi tu m’as choisi parce que tu me désires ».

 

Or ici, il s’agit d’un rapport asymétrique. Dans un rapport tarifé, le choix n’est pas symétrique. « Je vous ai choisi parce que j’ai envie de me faire plaisir, parce que je me sens poussé à me faire plaisir ». La symétrie n’y est pas. L’objet convoité est la prostituée. Parfois, elle dit non à certains clients. En effet, la relation prostituée-client relève d’un rapport contractuel, celui qui va voir la prostituée veut recevoir des services et il rémunère les services qu’il reçoit. Or dans la sexualité non contractuelle, la question de la norme ne se pose pas. Il s’agit avant tout d’un enjeu personnel, de chacun avec soi-même mais elle est également asymétrique. Dans la sexualité il n’y a pas de donnant donnant, alors que dans la prostitution il y a un « contrat », l’obligation de recevoir et de rendre. A la différence du modèle de Marcel Mauss sur le don qui repose sur l’obligation de donner et de recevoir et donc de rendre, dans la sexualité on n’est plus dans ce modèle, il y a d’autres éléments qui se rajoutent, le savoir, donc l’ignorance et l’impossible, donc le ratage, le sujet ne sait pas ce qu’il apporte au fond, tout comme il ne sait pas ce qu’il reçoit en retour. Dans la sexualité on ne sait pas ce que l’on est en train de donner, on est dans l’impossibilité de savoir ce que l’on est en train de recevoir. Bien sûr, on croit savoir ce que l’on donne et ce que l’on reçoit, le plaisir, l’amour par exemple, mais si le plaisir est en jeu, il y a autre chose en jeu, un reste qui n’est pas définissable du point de vue rationnel et qui sort du rationnel. Quelque chose que l’on ne peut pas nommer. Un enjeu inconscient, un mystère, un territoire inconnu, le scénario inavouable d’un fantasme sadique ou masochiste que le rapport fait miroiter. « On donne pour recevoir quoi, pour satisfaire quoi » ? Une demande, un plaisir, une jouissance, une dette, un placement, une compensation…Mais inversement dans le rapport avec la prostituée on croit, on imagine savoir, même si c’est faux on imagine que c’est cela et pas autre chose, alors que dans la sexualité on ne sait pas, on cherche, on trouve ou pas du tout. La prostitution au contraire est codifiée, le client vient pour son plaisir et la prostituée reçoit de l’argent. Il y a là une asymétrie, mais en réalité c’est très complexe comme l’écrit Griselidis Real, elle peut du coup recevoir du plaisir et donner des caresses et de la douceur et cela malgré le contrat qui cherche à aplanir toute forme de mystère et d’inconnu que l’on découvre dans la sexualité non monnayée. S’il y a asymétrie elle est ailleurs : l’absence de rencontre avec le partenaire, ici il s’agit du sexe tarifé qui vise la location du corps génital, objet d’un service, certes, du corps mais dévoyé en tant que corps sexué au profit du corps de la jouissance. Le fait que ce service passe par le corps, peut laisser croire qu’il s’agit du sujet qui comme  chacun le sait est divisé, mais celui-ci semble s’abolir pendant le service au profit de la tyrannie de la jouissance du corps. C’est ainsi que se pose la question du désir du sujet, aussi bien pour la prostituée que pour son client, déplacement de l’asymétrie entre partenaires sur le terrain de la fascination qui a moins à voir avec la consommation qu’avec le fantasme que le rapport fait miroiter. Comment jouir d’une passe bâclée en cinq minutes ? Sans compter la culpabilité, toujours présente même lorsque le passage à l’acte est assumé. La prostituée fascine bien au-delà de l’offre sexuelle car elle resplendit comme un mirage. Question d’autant plus délicate que le  sujet est pris dans sa fascination qui piège son fantasme, dans une sorte d’addiction, pourrais-je dire, à son objet et qui aboutit dans la tentative d’effacer sa division qui a pour corollaire l’oubli de soi, il devient simplement le client. Tentative d’oubli de son désir, dans le présent, avec son corrélat de souffrance, d’amour déçu, de haine, de culpabilité, de rabaissement, de non-compréhension et de solitude. Au fond, au lieu de faire de la prostitution l’incarnation du rapport sexuel, il vaudrait bien mieux parler de parodie de l’acte sexuel. Peut-être qu’au fond, l’enjeu se déplace sur le terrain de la jouissance et de l’interdit. Comme le dit Georges Bataille, dans L’Erotisme, là où la femme fait mine de s’offrir et de se dérober, la prostituée ne se dérobe pas. En elle l’activité sexuelle, ne cesse pas, sa vie est au contraire vouée à la violation de cet interdit. Cette disponibilité pour la  sexualité, met en évidence dit Bataille que la sexualité est fondamentalement transgressive, part active du fantasme, car elle traverse les codes moraux pour dévoiler la jouissance, et de tirer parti du fantasme. Mais attention curieusement la sexualité de la prostituée ne se constitue pas comme transgressive, ses services obéissent à une loi symbolique, dont elle s’accommode et qui renvoie à la phase passive de son fantasme,  de se faire l’instrument de la jouissance de l’Autre dont elle s’imagine pas dupe, car elle ne jouit pas, ou si peu, sa chair se prête à la jouissance, mais son corps ne jouit pas.  Elle est à la fois offerte au regard, aux regards de tous, mais également interdite, cachée, parce que la jouissance ne peut être que cachée. La prostituée transgresse des codes sociaux, ceux qui imposent à toute femme honnête de fuir les avances dont elle est l’objet, mais également la pudeur, la barrière des corps. La prostitution d’une certaine façon institutionnalise à la  fois la transgression qui vise la recherche de la jouissance mais entérine également la soumission à la jouissance de l’Autre. Elle se livre comme chair. Je disais tout à l’heure que le rapport sexuel était ici une parodie de l’acte sexuel, c’est un acte artificiel, c’est du toc, leurre qui appâte la pulsion sexuelle, réduisant cette chair à la position d’objet sexuel. Dans le toc réside tout le mystère.

 

Pour finir, derrière la prostituée, où est-elle en tant que sujet, en tant que corps ? Pour comprendre ce qu’est le féminin il faut le distinguer de la féminité. La féminité c’est la représentation, l’imaginaire, alors que le féminin c’est le pas-tout, manque-à-être recouvert par le masque, la mascarade de la féminité. Le féminin est recouvert par le voile de la féminité. Autrement dit, la seule manière de toucher le féminin c’est le masque lui-même et non pas ce qu’il y a derrière le masque. Car au fond derrière le masque de la  féminité il y a le rien du féminin. Pour le dire de façon plus concrète, le masque, la mascarade est liée à l’insigne, à l’emblème. Rappelez vous les petites filles, les filles, s’intéressent aux emblèmes maternels ou de la féminité. En général les femmes côtoient davantage leur mère. Rappelez vous de l’intérêt pour les objets maternels, les bijoux, les chaussures, les vêtements. Les objets qui recouvrent le corps de la femme. Et lorsque la petite fille veut avoir les objets maternels, on peut supposer qu’il s’agit de prendre à son compte, la transmission de ces objets pour les transformer ou les élever à la hauteur de l’insigne et de l’emblème pour constituer son masque.

 

Alors pourquoi revenir là-dessus ? Parce que justement, le client est happé par le masque, par le leurre, l’appât qui réduit la femme à être un objet sexuel. Donc, dans ce commerce la prostituée existe aux yeux du client comme masque de la féminité alors qu’en même temps en tant qu’objet sexuel elle est un objet partiel. Nous avons dit que le féminin est le pas-tout, un trou recouvert par le voile de la féminité, le voile du fantasme. La féminité pour le client est corrélée à une jouissance locale et qui correspond aux trous de ses orifices du corps, alors que le féminin est corrélé à un point ouvert sans bordure ni limite, sans attache. C’est ici me semble-t-il qu’il y a une confusion dont les invités témoigneront par leurs vignettes cliniques, entre la jouissance et le corps. La prostituée n’est pas reconnue comme sujet dans son rapport au désir mais comme objet de désir et de jouissance. Autrement dit, dans l’exercice de sa pratique il y a quelque chose qui se joue hors du féminin pour se faire uniquement objet partiel. Mais alors de quoi se soutient-elle dans son manque à être ? Chaque sujet est singulier, la clinique s’occupe des prostituées au cas par cas, ici, elle vient nous voir pour interroger sa présence sur la scène du désir, à partir d’une plainte, la demande insatiable et souvent éperdue. Elle nous apprend à travers ses paroles, l’effraction du sexuel, les abus, les viols, les paroles avilissantes sur le corps, présents précocement. Ces événements qui touchent le corps réel agissent comme des messages tronqués, blessures narcissiques, psychiques qui donnent quelque part des ordres, la condamnant à fréquenter l’Autre, qu’incarne ici le partenaire, ravalé au rang de client. C’est dans ce rapport imaginaire à la castration que la prostituée, par son manque-à-être, veut recevoir le signe qu’elle vaut quelque chose. Le phallus se substitue à l’amour chez l’hystérique là où trouve substitution l’argent chez la prostituée. On peut se demander si le comportement ostentatoire, provoquant de la prostituée, objet qui s’offre au regard, en offrant sa chair qui ne fait pas corps, n’a pas pour objectif caché de régler son compte, reproche adressé à la mère, sous le regard voyeur, jouissant et parfois complice du père. Elle paie cher d’avoir été victime. Et pour cela elle fait payer avec de l’argent, la location de son corps, les hommes, les clients. Au fond que veut le manque-à-être de la prostituée, que veut-elle combler, rien sinon une faille existentielle, le manque d’amour, le trou, puits sans fond d’une existence qui pour se construire femme doit faire le choix de détruire son masque de « féminité », qu’elle n’a pas ?