Nicolas LANDRISCINI
Je me propose, dans cette intervention introductive, de revenir sur quelques moments majeurs de l’histoire de la nosographie psychiatrique, choisis pour rappeler comment la FMD a été isolée comme une maladie mentale, soit une espèce morbide naturelle. Je terminerai en rappelant comment la psychanalyse se constitue en rupture avec les postulats naturalistes de la psychiatrie, dans la mesure où elle conçoit les maladies mentales non pas comme des espèces naturelles, mais comme des positions subjectives de l’être.
La mélancolie et la manie constituent des affects humains ressentis, repérés et interprétés par les hommes depuis des temps immémoriaux. Mais leur association est déjà répertoriée par la médecine grecque. Arrêtée de Cappadoce (Ier siècle) évoque des transitions entre mélancolie et manie, précisant que la deuxième doit être considérée comme une terminaison de la seconde. Au VIème siècle Alexandre de Tralles indique le retour périodique de l’accès maniaque dans les cas de mélancolie chronique, mais ce n’est qu’au XVIIème que le médecin anglais Thomas Willis introduit l’idée d’une alternance des deux formes. Un peu plus tard c’est Esquirol qui vient apporter à la question un nouvel élément, à savoir la régularité des alternances, laquelle est comparée à un cycle par Griesinger et par Falret à un cercle, d’où le nom de folie circulaire qu’il lui donne.
Les transitions mélancolie-manie comme une particularité de l’aliénation mentale
Griesinger est peut-être le premier à les avoir décrits avec une grande précision clinique en 1845 (1). Héritier de la tradition pinelienne, le médecin allemand conçoit la pathologie mentale comme unique, mais se manifestant dans des formes différentiées selon un critère évolutif progressif, de telle sorte que toutes les formes cliniques de folie ne seraient que les phases successives d’une même maladie. Il expose, dans sa nosographie, les formes primaires de la folie (guérissables), où la perturbation est essentiellement affective, évoluant ensuite vers les formes secondaires (inguérissables), où c’est l’intelligence et la volonté qui sont affectées, avec terminaison démentielle.
Ce sont donc les formes primaires qui nous intéressent ici, divisées par l’auteur en dépressive et expansive. Sous la forme dépressive, nous trouvons la mélancolie, qui constitue selon Griesinger, à très peu d’exception près, la période initiale de toutes les affections mentales. Il la subdivise en 5 formes, dont je voudrais ici souligner la mélancolie agitée. À l’opposé, la forme expansive se constitue des états d’exaltation mentale, dont la manie et la monomanie exaltée, laquelle est une élaboration intellectuelle de la manie.
Le facteur permettant de faire des distinctions cliniques à l’intérieur de la mélancolie constitue la face motrice ou volition. Ainsi, dans la forme clinique qu’il a nommé mélancolie agitée, « plus la face motrice de la vie de l’âme est surexcitée d’une manière générale et permanente, plus la surexcitation est vague et persistante, plus aussi ces états s’éloignent de la mélancolie pour se rapprocher de la manie » (2). Griesinger postule donc une transition sans solution de continuité entre les deux formes cliniques, cette transition étant réversible puisqu’il se produit aussi des retours de la manie à la mélancolie. L’alternance peut se prolonger au point que « la maladie dans sa totalité représente alors un cercle dans lequel ces deux formes mentales alternent souvent d’une façon tout à fait régulière » (3).
Cela suffit donc pour constater comment Griesinger avait très précisément repéré et décrit ce que plus tard Kraepelin baptisera de FMD. Simplement, il considère ces faits comme des formes cliniques se manifestant à un moment déterminé de l’évolution d’une affection mentale unique, laquelle se développe toujours dans le même ordre atteignant d’abord les dispositions affectives du sujet pour ensuite perturber son intellect.
La naturalisation de la FMD
Idéologue des maladies mentales, Falret préconise l’introduction de la médecine mentale dans l’ensemble de la médecine. Selon lui, « la folie n’est pas une maladie unique… Le progrès le plus sérieux que l’on puisse réaliser dans notre spécialité consistera dans la découverte d’espèces vraiment naturelles, caractérisées par un ensemble de symptômes physiques et moraux, et par une marche spéciale » (4).
Trois conditions sont pour lui nécessaires pour naturaliser les maladies mentales : l’isolément d’ensembles de symptômes, de leur marche spécifique correspondante, et la détermination de ce qu’il appelle le fond de la maladie, par opposition à son relief.
Le fond de la maladie constitue en fait son processus pathologique, se manifestant comme perturbation primaire de la sensibilité. On pourrait l’appeler son noyau naturel. Par exemple, « Il n’y a pas, dans la mélancolie, concentration de l’attention sur une idée triste, mais un état général de tristesse et de dépression qui se formule en une idée prédominante, et se manifeste par une foule d’autres phénomènes maladifs » (5).
Toutes les maladies mentales débutent selon Falret par des perturbations de la sensibilité, qui se manifestent d’abord comme « un état général de prostration et de torpeur de toute la nature morale de l’homme », ceci constituant « le véritable sol sur lequel germent et se développent ultérieurement les autres phénomènes morbides » (6).
Suivant ces principes, Falret présente donc la folie circulaire comme l’archétype de maladie mentale : « La folie circulaire est donc caractérisée par l’évolution successive et régulière de l’état maniaque, de l’état mélancolique et d’un intervalle lucide plus ou moins prolongé… Ainsi pensons-nous que c’est une véritable forme de maladie mentale, parce qu’elle consiste dans un ensemble de symptômes physiques, intellectuels et moraux, toujours identiques à eux-mêmes dans les diverses périodes et se succédant dans un ordre déterminé, de telle sorte qu’en constatant certains d’entre eux, on peut d’avance annoncer l’évolution ultérieure de la maladie ». « Nous appelons accès de folie circulaire à la réunion des trois périodes dont la succession forme un accès complet » (7).
Or, les deux états dont se compose la maladie ne sont ni la manie ni la mélancolie à proprement parler, mais plutôt leur fond sans leur relief. En effet la période maniaque se caractérise par une simple exaltation de l’intelligence et des sentiments sans présenter l’incohérence d’idées et des sentiments qui constitue la manie ordinaire. De même, l’état mélancolique consiste dans un affaissement général de l’intelligence, les sentiments et l’état physique sans présenter d’idées délirantes bien déterminées tel qu’on les trouve dans la mélancolie pure.
À la même année où Falret présente sa folie circulaire à l’Académie de médecine (1854), Baillarger en fait autant avec sa folie à double forme (8), une autre dénomination de la même maladie mentale. Au-delà du pathétisme de leur controverse, dont le seul enjeu consiste à revendiquer la priorité de la découverte, il y a un point que je voudrais souligner, dans la mesure où il met en évidence le forçage et le réductionnisme des faits cliniques auquel leur oblige leur démarche naturaliste. Il s’agit du fameux intervalle lucide ou l’intermittence inter-périodes.
En effet, dans les travaux qui précédent son mémoire lu à l’Académie en 1854, Falret (9) décrit l’intervalle lucide comme pouvant se présenter entre la période maniaque et la période mélancolique de la maladie, ce qui revient à admettre une discontinuité entre les deux. Il parle à ce propos de forme circulaire de la folie, et non pas de folie circulaire.
Baillarger, lui, décrit en 1854 aussi des cas où il se présente des intermittences bien tranchées entre les périodes. En accord avec les postulats de la doctrine, il est obligé de considérer ici des successions entre la manie et la mélancolie et non des cas de folie à double forme.
On verra ensuite les auteurs minimiser ces faits pour ne fixer leur attention que sur les cas qui confirment les postulats de leur doctrine : un accès de folie circulaire ou de folie à double forme se compose de trois périodes se présentant toujours dans le même ordre, à savoir une période maniaque, une période mélancolique et une période d’intermittence qui boucle l’accès et le sépare du suivant. La discontinuité est donc inter-accès et non pas inter-périodes, ces dernières se présentant soudées l’une à l’autre.
En effet, plus les accès seront homogènes et réguliers, plus deux des trois conditions de la doctrine des maladies mentales considérées comme des espèces naturelles seront accomplies, à savoir : un ensemble de symptômes, toujours le même, en une marche régulière, toujours la même.
Kraepelin ou l’exacerbation du naturalisme
Emil Kraepelin, fidèle à la tradition naturaliste de la médecine, confirme la folie maniaco-dépressive comme maladie endogène et constitutionnelle.
Le médecin allemand ne prend plus en considération l’idée de la succession et de l’alternance, en élargissant la folie maniaco-dépressive jusqu’à y faire rentrer toutes les altérations mélancoliques et maniaques (10). Un seul accès de l’une ou l’autre des formes suffit pour poser le diagnostique.
Faute de pouvoir démontrer une étiologie organique et identique dans tous les cas, Kraepelin considère le pronostique de la maladie comme critère essentiel venant confirmer la pertinence du diagnostique. Toutes les formes de la maladie se succèdent sans règle et, bien qu’elle soit chronique, elle ne conduit jamais à un affaiblissement intellectuel profond, comme c’est le cas pour la démence précoce, l’autre maladie mentale par excellence.
Dans son analyse de la maladie, Kraepelin propose pour chacune de ses deux formes une altération symétriquement opposée dans trois dimensions de la conduite : la pensée, l’affect et la motricité. Autrement dit, la pensée, l’affect et la motricité sont inhibés dans l’accès mélancolique et exaltées ou désinhibés dans l’accès maniaque. C’est donc aussi l’unité des symptômes qui constitue l’unité de la maladie.
Après avoir prouvé l’identité des accès, Kraepelin décrit des formes de la maladie dans lesquelles coexistent simultanément des éléments empruntés à la manie et la mélancolie (11). Ce sont les états mixtes, dont l’existence remet encore plus en cause le critère de la succession et l’intermittence des accès.
En somme, la doctrine kraepelinienne des maladies mentales s’appuie sur une sémiologie élaborée selon les principes naturalistes de la médecine. Son modèle est la paralysie générale de Bayle, pour qui les maladies devaient présenter une étiologie identique, des manifestations similaires, une marche et une terminaison homogènes et une histopathologie particulière.
Comme le disent très justement Allen et Postel dans l’introduction de son livre, le regard du médecin allemand « passe au travers des troubles psychiques divers, pour n’en retenir que leur aspect de manifestation d’un processus morbide sous-jacent. C’est au futur cadavre du malade qu’il s’adresse. Seul l’intéresse l’état terminal » (12).
Pour finir cette brève introduction je soulignerais la rupture épistémologique et éthique que la psychanalyse constitue par rapport aux postulats naturalistes de la psychiatrie.
En effet, pour Freud, pour Lacan et pour leurs élèves en général, ce n’est pas une lésion de tel ou tel organe qu’il s’agit d’observer chez le malade mental, mais plutôt de saisir en quoi et pourquoi sa libido est en panne. En ce sens, la clinique psychiatrique y est abordée non pas comme une manifestation des espèces morbides naturelles à décrire et classer, mais plutôt à partir de ce que Lacan appelait des positions subjectives de l’être, soit des manières différentes et singulières de se situer et d’envisager son rapport au monde : l’Autre et l’objet.
Enfin, j’évoquais aussi une « rupture éthique » : en effet, au-delà de la maladie, c’est le sujet malade qu’avec la psychanalyse on cherche à approcher.
(1) Griesinger, W.: « Traité des maladies mentales. Pathologie et thérapeutique » (1845), Paris, Adrien Delahaye 1865
(2) Ibidem, p. 319
(3) Ibidem, p. 275
(4) Falret, J-P.: « Des maladies mentales et des asiles d’aliénés » (1864), Sciences en situation 1994. Vol. I, p. XXXI
(5) Ibidem, vol. II, p. 443
(6) Ibidem, vol. I, p. XVII
(7) Ibidem, vol. II, p. 461-462-463
(8) Baillarger, J.: “Note sur un genre de folie dont les accès sont caractérisés par deux périodes régulières, l’une de dépression et l’autre d’excitation » (1854), publié sous le titre « Folie à double forme » in Baillarger, J. : « Recherches sur les maladies mentales », G. Mason 1890.
(9) Falret, J-P : « Marche de la folie », Gazette des Hôpitaux, 1851
(10) Kraepelin, E. « La folie maniaque-dépressive », Jérôme Million 1993
(11) Kraepelin, E. : « Leçons cliniques sur la démence précoce et la psychose maniaco-dépressive », Édouard Privat 1970
(12) Kraepelin, E.: « La folie maniaque-dépressive », Jérôme Million 1993