Dario Morales
Le délire nous fait découvrir d’emblée le registre de la certitude ; la clinique psychanalytique a orienté très tôt ses recherches sur la production chez le paranoïaque d’un monde entier, à partir des phénomènes de sens et de leurs transformations. Lacan va rappeler aussi que la folie est vécue toute dans le registre du sens et que les phénomènes psychotiques ne sont pas séparables du problème de la signification, c’est-à-dire du langage. Nous voulons montrer que c’est la nature même du signifiant qui dans la psychose fait l’objet de la communication. La structure du cogito permettra de mieux appuyer nos propos.
Au phénomène décrit cliniquement sous le nom d’hallucination, la clinique des psychoses infère un sens qu’affecte également la dimension de la signification. On assiste à la confrontation parfois très angoissée du sujet face à la béance symbolique et au déchaînement du signifiant, par l’autonomisation de l’énonciation. Le sujet assiste étonné ou effaré à l’émancipation de sa pensée qu’il ne reconnaît pas comme telle : « ça se met à parler tout seul ». Ces phénomènes ont également pour caractéristique de disloquer définitivement la conjonction, ergo, ou virgule, de ce semblant de sens qu’est le « cogito ergo sum ». Ce qui est rejeté par le « je suis » reparaît en « se jouit ». Autrement dit, lorsque la chaîne signifiante tend à se disloquer, la jouissance tend à se faire sentir. Ce trouble initial prend alors sa racine dans un débordement de jouissance dont les manifestations principales sont les hallucinations, les troubles hypocondriaques, des phénomènes intuitifs ou interprétatifs. Or de cette signification vide, il arrive qu’émerge, quelque chose comme l’avait noté Jaspers, « un quelque chose qui est, très obscurément parfois, le germe d’une valeur et une signification objective ». Le doute est balayé et le sujet a la certitude (appelons-la ici croyance) que ce qu’il éprouve signifie quelque chose mais il ne saurait dire quoi.
Faisons un pas supplémentaire. Lacan dans le Séminaire Les quatre concepts…, remarque combien, en son point d’origine, la démarche de Freud est cartésienne en ce sens qu’elle fonde le sujet de l’inconscient sur le doute. « Le doute, est l’appui de la certitude ». Si l’on synthétise la question cartésienne, le cogito est à la base d’un certain type de structure subjective, le Moi, qui fonde de façon illusoire la maîtrise de la res cogitans, présentant une apparente unité et plénitude. La diachronie cartésienne postule trois moments : un moment initial artificiel de doute (instant de regard) ; ensuite la conscience de soi se saisissant comme pensante dans l’évidence et immédiateté (temps pour comprendre) ; enfin le temps de la construction subjective du sujet de la connaissance (signification), (temps de conclure). La démarche freudienne sera donc cartésienne en ceci : plus le rêve nous fait douter, plus le doute confirme quelque chose de vrai. Le « doute » s’avère en définitive chez Freud l’instrument de la certitude d’une « pensée » inconsciente. Aussi, si nous avons défini un point de convergence (le doute) commun à la démarche de Descartes et Freud, dès l’amorce de ce rapprochement, les voies divergent. Ce qui les différencie ce que la démarche cartésienne parle du sujet d’un savoir, alors que la psychanalyse épingle le sujet sous la forme du « sujet supposé savoir ». La clinique des psychoses va encore accentuer la différence, car l’hallucination ne relève pas d’un savoir mais d’une certitude, qui ne laisse pas de place au doute. En somme, le sujet est pour Lacan un sujet divisé. Bien sûr le sujet cartésien, en tant que substance finie, dépendante de Dieu, n’a d’unité que partielle. Mais pour la psychanalyse parce qu’il y a la pulsion de mort, parce qu’il y a un manque radicale, l’absence de l’unité totale se marque dans ce déchirement définitif de tout leurre d’unité.
Faisons un petit détour par la philosophie classique, cartésienne, afin de montrer comment le sujet du cogito est affecté par les effets du signifiant qui divisent habituellement tout sujet, qu’il s’agisse de l’erreur, de l’illusion ou de l’hallucination.
Le « je pense donc je suis », affirme une vérité qui n’est pas comme les autres. Pour penser il faut être, mais pour marcher, courir, aussi. Seul le fait de penser donne au sujet la certitude d’exister et d’être lui-même. Il s’agit d’une conviction plus que logique, d’une certitude « subjective » en ce sens qu’elle est fondatrice pour le sujet. Une certitude qui ne laisse aucune place à l’illusion. Or justement l’illusion est peut être la dimension subjective, la dimension la plus radicale et humaine de l’erreur. Notez que l’illusion n’est pas le contraire de la certitude, le contraire de la certitude est le doute. L’illusion est un palliatif du doute, parce que pour Descartes l’illusion n’est pas le produit de l’intelligence, du jugement, comme c’est le cas de l’erreur qui est un mauvais jugement, l’illusion est le produit de l’imagination. C’est pour cela qu’elle a été rejetée dans les limbes de la connaissance. Alors si l’illusion est ravalée au rang du plus subjectif, quelle place donner à l’hallucination ?
En suivant la structuration lacanienne de RSI, l’erreur serait du côté du symbolique, le propre de l’illusion serait l’imaginaire, pendant que l’hallucination s’apparente au réel, se présentant comme le Réel pour le sujet concerné. Deuxièmement, l’hallucination n’est pas une illusion, elle n’est pas non plus une simple perception. Elle met en question un autre aspect du cogito, le rapport au savoir. L’entendement corrige l’erreur, parfois par tâtonnement, par des multiples essais, ouvre un espace à la certitude du jugement ; l’illusion quant à elle fait croire à l’existence du leurre, elle n’est pas savoir et se projette tout entière dans une croyance (l’illusion de la religion chez Freud) ; à la différence de l’illusion qui consiste bien à voir ce que l’on croit, l’hallucination est plus radicale, elle consiste à croire ce que l’on voit (ou ce que l’on entend). L’hallucination serait en quelque sorte le paradoxe ultime du savoir, son versant désespéré. L’entendement fait place au doute pour fonder une certitude, l’illusion montre au jugement sa duperie, alors que l’hallucination rend forclos le savoir du symbolique pour faire retour dans le réel, se présentant comme réalité extérieure et objective, faisant un saut dans l’abîme de la certitude, dans une sorte d’absolu de la croyance, qui frise l’incroyance en ce monde.
Erreur, illusion, hallucination, participent de la même structure, inséparable du problème général de la signification, c’est-à-dire de l’ordre signifiant qui affecte aussi bien le sujet, le percipiens et l’objet, le perceptum. Attardons nous sur l’hallucination. Quelle est sa nature ? Face à l’insuffisance des doctrines qui définissaient l’hallucination comme un perceptum sans objet, Lacan démontre que le perceptum (ou objet) ne se laisse pas penser sans le signifiant.
Voyons cela de près : Lacan va donc faire une relecture du texte de Freud et du texte du Président Schreber. « Nous nous trouvons ici en présence de ces phénomènes que l’on a appelés à tort « intuitifs », alors que nous sommes en présence des effets du signifiant ». S’appuyant sur les deux versants du sens que sont le code et le message, il va montrer que l’objet hallucinatoire, les voix proférées par « la langue de fonde », ont la même structure que la parole du sujet. Les phénomènes dits de code on les retrouve aisément sous la rubrique des néologismes : il s’agit d’une pure création hors des significations habituelles dans l’ordre du langage. Inversement, dans la « ritournelle », la formule est plate, usée. Cette signification ne renvoie à plus rien ; à la différence du néologisme qui fait preuve de création, dans la ritournelle, il s’agit d’une formule qui se répète sur un mode stéréotypé. Tous les deux, le néologisme et la « ritournelle » ont pour effet un arrêt sur « la signification comme telle », attribuable au signifiant. L’injure, les reproches, sont un pur produit de la chaîne signifiante ; pourtant le sujet ne peut plus les localiser chez lui-même. Il les entend dans le réel.
La question, à présent, est de situer ces phénomènes par rapport au sujet qui les énonce. Ce qui est le plus touché est l’énonciation, d’où les effets d’allusion et de certitude (croyance). L’allusion suppose normalement le sous entendu ; or ici, elle se fait certitude : le sujet aura l’intime conviction que l’allusion n’est pas là par hasard, elle le concerne et doit pouvoir l’expliquer. Plus le vide est vide, plus la certitude se fera sentir, court-circuitant ainsi toute évaluation de la conviction du sujet. Cependant cette certitude, cette croyance est un savoir clos, fermé sur lui-même, définitif.
Enfin, quel statut épistémologique donner à l’objet halluciné, la voix ? Nous avons dit que l’objet ne se réduit pas à une entité perceptive ; le phénomène a pour siège le sujet qui subit des effets du signifiant. Il est impensable qu’il n’y ait pas de monde qui puisse exister sans le signifiant, sans la faille du signifiant, car tout sujet est l’effet de la division du signifiant. C’est le signifiant qui structure le perceptum et par conséquent la perception du monde n’est pas hors du champ du langage ; car c’est par le langage que la perception trouve sa consistance. Pouvoir nommer les objets structure la perception elle-même. Ou, dit d’une autre façon, le perçu ne peut se soutenir qu’à l’intérieur d’une zone de nomination. Il en va de même avec les voix. Elles ne sont pas une perception, elles sont l’effet du signifiant et comme tel elles sont des objets a. Lorsque la métaphore qu’on pourrait appeler par facilité la Métaphore paternelle opère, elle sépare du corps ces formes de l’objet a que sont, la voix, le regard, l’objet oral et l’objet anal. Lorsque la castration n’opère pas, la voix qui aurait dû paraître silencieuse, se fait audible. Une précision : il faut distinguer la voix du phoné, mot, quand on écoute on écoute soit la voix et dans ce cas-là on n’entend pas ce que l’on dit, soit on entend ce que l’on dit et nécessairement l’on perd la voix. C’est cela qu’illustre le caractère de la voix en tant qu’objet a, si l’on prend l’objet a comme ce que le sujet doit perdre pour se constituer et s’installer dans le champ du signifiant. En ce sens, le phénomène le plus spectaculaire de la psychose n’est pas tant que la pensée se répète de façon délirante, c’est que la pensée se sonorise. En temps « normal », on n’entend pas le signifiant mais la signification ou le sens. Dans l’hallucination, le monde perd son sens, et l’être du sujet se replie sur le point de l’élément halluciné. Lacan oppose un phénomène névrotique d’oubli de nom à une hallucination et note : « La, le sujet a perdu la disposition du signifiant, ici il s’arrête devant l’étrangeté du signifié ». Pour le dire différemment, l’hallucination suppose le cogito, suppose le signifiant, mais d’une manière spécifique, puisque son surgissement s’accompagne de l’effondrement du monde et du signifié. Hors signifié, cela ne veut pas dire que le psychotique soit hors sens, ni hors monde, il est simplement dans l’in-sensé.
Je vais illustrer ces propos sur le caractère signifiant des hallucinations. M. B, âgé de 26 ans sort pour la troisième fois de l’hôpital psychiatrique. Il est l’objet de façon réitérative d’une invasion hallucinatoire incessante depuis deux ans. Des voix lui parlent, font des commentaires, le comparent à « un épouvantail dans un champ de ruines », le traitent aussi de « lâche » et de « pédé ». Ces hallucinations sont relativement récentes. Elles sont apparues quelque mois après son échec aux épreuves lorsqu’il voulait passer son diplôme d’enseignant d’éducation physique. Sommé de répondre à la demande paternelle de réussir ce concours, des voix surgissent pour lui rappeler « les 2 vérités » qui remontent à la fin de son enfance. A 9 ans, au cours d’une promenade à vélo, à laquelle participaient ses parents et son frère de deux années son aîné, il avait désobéi à la consigne de ne pas s’éloigner ; craignant une chute, sa mère, voulant le rattraper fut renversée par un camion et décède. Sa mort a pour origine de créer un profond malaise familial ; son frère aîné a « pété les plombs » et quelques années plus tard, quand M. B avait 14 ans, ce frère le viole. Lorsque M. B. avait 18 ans, son frère se suicide. C’est aussi assez tardivement que M. B. rencontre la question de l’Autre sexe. Une rencontre, puis deux ans plus tard la rupture, vécue comme un « laisser tomber » à quelques mois des examens. Ces événements viennent clore provisoirement des années vécues dans une tonalité morose, sans beaucoup de liens mais en présence de quelques troubles. Ces troubles sont la manifestation d’un défaut de la signification phallique, creusant lentement phi(0), dans l’imaginaire : image de corps méprisée, altération du sentiment de la vie : perte de sens ou de valeur de celle-ci. Le déclenchement est à situer au moment où il s’affirme pour ce sujet la primauté du symbolique sur l’imaginaire et le réel.
Le réel rencontré par ce sujet, réel intrusif, le décès de la mère et le viol perpétré par le frère, marque la déliquescence de son être de sujet, dans un temps prépsychotique qui lui avait paru éternel, sans véritable point d’accrochage. Il reprend à son compte les phrases des voix pour exprimer le sentiment qu’il vit comme « un épouvantail au milieu d’un champ de ruines ». Cette mise en valeur du signifiant tout seul, non articulé, signifiant dans le réel, ouvre la considération de la psychose. C’est donc la rencontre avec un signifiant forclos qui finit par envoyer le sujet en quelque sorte au trou.
Que lui disent les voix ? M. B. entend des voix, comme si c’était l’Autre qui lui parlait. Il a le sentiment que c’est l’Autre qui le force à entendre ce qu’il se dit à lui-même. Nul ne connaît mieux que lui, sa culpabilité sous-jacente. Justement, les voix sont un coup de force qui finissent par priver le sujet d’un droit, celui de la parole, et donc de l’énonciation.
Il faut donc donner à la voix son statut d’effet du signifiant : lorsque la séparation n’opère pas, la voix qui devrait se présenter silencieuse, se fait audible ; bien sûr, elle ne fut pas toujours directe, comme l’est à présent. Un jour, quelques mois après le décès de la mère, il fait une remarque désobligeante à un enseignant qui lui rétorque : « alors que tu as tout fait gâcher pour ta famille, tu sais de quoi je parle, crois-tu réussir ? ». Ces commentaires vont résonner pendant longtemps dans sa tête de façon énigmatique, le plongeant dans une sorte de perplexité, le « tu sais de quoi je parle » prononcé par l’enseignant se fait avec le temps moins allusif et beaucoup plus direct, jusqu’au jour où les voix le désignent coupable, lâche et pédé. De ces affirmations il tire la conviction que ces énoncés sont sa vérité. Si l’on revient à la genèse des voix, l’allusion, la perplexité, semblent avoir été les éléments majeurs de son expérience d’adolescent, à partir desquels il tente de se maintenir, de se constituer. Je me contenterai de signaler le trait spécifique des voix qu’il entend, le caractère sentencieux, (solennel) et injurieux. A ce titre, on peut dire que l’hallucination vise la fêlure symbolique. En fait la remarque du professeur participe malgré sa brutalité, au fait que l’événement familial n’a jamais pu être évoqué publiquement, les voix venant sanctionner en quelque sorte sa responsabilité passée non assumée. Ce qui frappe également, c’est que l’embarras tant présent de ce sujet ne s’est jamais mué en tentative de compréhension, le sujet s’étant toujours interdit d’analyser ce qui était passé au cours de son enfance, et de son adolescence (mort de la mère, viol subi) ; dans cette demande non assumée de comprendre, la phrase de l’enseignant a pris au fil du temps une tournure moins allusive. Le « je » est en suspens, comme si la désignation subjective restait elle-même oscillante. Et on pourrait avancer que l’incertitude a pris fin avec le surgissement de la phrase « épouvantail dans un champ de ruines ». Sommé de répondre à la demande paternelle, l’épouvantail, sorte de pantin désarticulé, est ce qui reste après la bataille, déchet, objet indicible rejeté dans le réel ; là où le sujet n’y est plus, s’érige l’objet indicible et effrayant écartelé dans son être de sujet. L’épouvantail est quelque chose de l’ordre d’un effort pour produire une métaphore, qui n’en est pas une et qui est plutôt une tentative de garder une place au semblant
Conclusion : le phénomène hallucinatoire ne désigne pas une vague bizarrerie, une sorte d’étrangeté qui serait éprouvée par le sujet psychotique. Elle désigne un phénomène bien précis, comme l’atteste l’expérience de M. B., dont la structure montre qu’il s’agit d’un effet dans le réel du signifiant rejeté de l’inconscient. Nous sommes dans le pathologique, la fonction de l’illusion n’est plus disponible, quitte à être rectifiée. La part d’erreur, d’illusion, de tromperie et de malentendu qui accompagne les actions, les pensées, les perceptions a été remplacée par une certitude absolue, une nouvelle croyance : un épouvantail qui ne fait plus signe aux oiseaux, mais un pantin décharné dans un champ en ruines hors toute humanité.