Dario MORALES
Je prends le parti de revisiter certaines notions issues de la psychologie : la personnalité, le moi mais qui conjuguées à la structure de la paranoïa, prennent une toute autre signification. En effet, Lacan développe dès l’élaboration du « stade du miroir » une psychogenèse du moi qui se soutien d’un processus d’aliénation. D’abord une aliénation à l’Autre du langage, ensuite au désir, car le sujet se saisi comme objet du désir via le rival, comme « objet envié », enfin, dans la reconnaissance imaginaire et symbolique, quand il s’identifie au Moi. Le moi dès sa constitution est un autre et donc l’armature qui le constitue, le narcissisme, prend appui sur ce qui gît au fond de lui, la fonction de l’agressivité. Du coup, on comprend que Lacan ait pu avancer une « structure paranoïaque du moi » et l’interroger afin de la différencier de l’aliénation psychotique. Pourquoi devient-elle pour certains l’expression propre du sujet ? Notre hypothèse est que la psychose révèle une difficulté interne dans le parcours de la constitution du sujet, parcours qui va de l’aliénation qui traduit l’inscription au lieu de l’Autre et qui se poursuit logiquement vers un mouvement de séparation qui concerne la question du désir et du manque. Pour aller vite, l’absence du signifiant symbolique Nom-du-Père expliquerait du coup, que le support imaginaire et symbolique du sujet s’effondrent. La propriété de ce signifiant est double, elle consisterait, d’un côté à établir entre le moi et l’autre, un rapport de réciprocité. La prise en considération de l’autre imaginaire en tant que semblable est une condition nécessaire au sujet, et de l’autre, pour que ce signifiant tienne la route, pour qu’il soit « garant », il doit quand même être exclu de l’imaginaire et se référer au symbolique. C’est cet effondrement, cette dépossession qui laisse le sujet sans médiation – sans séparation signifiante, et du coup il s’appréhende directement dans le miroir de l’Autre, aliéné à une image de complétude narcissique. Dans ce registre, l’agressivité qui dans un premier temps semble constituante est ici radicale, car elle vise la destruction de l’autre aliénant. C’est donc en suivant la dialectique de l’aliénation-séparation que nous suivons la construction logique de la paranoïa. Si l’aliénation traduit l’inscription au lieu de l’Autre, la séparation concerne la question du désir et du manque. C’est dans l’opacité, que le désir de l’Autre est pris en considération. Et c’est donc dans les intervalles du discours de l’Autre, dans l’espace entre les signifiants qu’une première métonymie séparatrice se constitue, à travers les failles, les manquements de l’autre, ce qui ne colle pas, là, où il n’y a pas de réponse satisfaisante. Evidemment, il existe des cas où l’intervalle entre les signifiants est compact comme dans une holophrase, ou le couple s1 et s2 est solidifié, que du coup, la métonymie est annulée et en échange, au lieu de la métonymie séparatrice ce qui se manifeste est le phénomène de croyance, la croyance aliénante du sujet en son Moi, en sa personnalité. Au fond de la paranoïa qui nous paraît animée de croyance règne surtout l’Unglauben. Ce n’est pas le n’y pas croire mais l’absence du terme qui désigne la division du sujet et qui sépare. Au fond de l’incroyance, ce qui prend le relais est la certitude. Cette certitude assure le sentiment intime d’exister alors qu’en même temps, le sujet n’arrive pas à se protéger convenablement de l’invasion de la jouissance. Le ton est alors donné, le sujet fonctionne avec une certitude hypertrophiée, trop de sens parfois dans le délire interprétatif, trop de corps, dans le délire hypochondriaque. Nous allons illustrer la première à partir d’un cas clinique.
Nous avons rencontré Mr R lors d’une incarcération, il explique d’emblée comment la prison est un lieu protecteur qui lui permet de se soustraire aux aléas de la vie ordinaire. Il n’a pas de lien social solide, pas d’amis, quelques connaissances à l’étranger, pas d’activité de loisir. Il n’a pratiquement jamais travaillé. Très tôt il a endossé le costard de l’imposteur, de l’infatuation moïque, qui fait de lui, en apparence, une personnalité. Il venait de quitter sa région pour s’inscrire à l’université mais il n’arrivait pas à s’investir dans le moule universitaire. Angoissé à l’idée de s’éloigner de son seul repère, sa mère.
En regardant le journal télévisé, dans sa chambre d’étudiant, il apprend qu’une grande ville européenne accueille prochainement les jeux olympiques d’été. Il imagine alors qu’il devrait pouvoir réaliser un rêve, sponsoriser les jeux olympiques, il dérobe alors un tampon et confectionne des fausses lettres qu’il fait parvenir à des entreprises régionales. Il se fait livrer chez sa mère, des palettes de boissons, des ramettes de papier et des badges. Sa mère stupéfaite le fait hospitaliser. Après cette première hospitalisation son délire tend à se systématiser. Après avoir visionné un film il est persuadé qu’il est dans le film, et qu’il est à l’origine d’un complot dont le but est de lui voler l’exclusivité des droits de transmission des matchs sportifs. Son père qu’il a peu connu est décédé jeune, il avait été journaliste sportif mais est tombé en disgrâce pour avoir dénoncé des pots de vins, et des matchs truqués. Le fis aurait voulu en se faisant le persécuteur, réparer l’image tâchée dont le père fut victime, mais le vide énigmatique de son existence ne lui a pas donné la consistance d’exister autrement qu’en référence à des persécuteurs. Voilà ce qu’il retire paradoxalement de la position de victime du père en prenant l’énigme à contrecourant – dont je rappelle que l’énigme est la marque du névrosé. Ici, pas d’énigme mais plutôt la certitude d’être un objet de jouissance de l’Autre. Ce qui frappe chez Mr R, est la triple composante, persécution, interprétation et mégalomanie. Après cette première hospitalisation, R. abandonne l’université, et pendant 2 ans, il fait plusieurs séjours en psychiatrie. Il est traversé par des rêves de grandeur, les événements parlent de lui, face à sa fenêtre, il entend les sirènes des voitures de police qui viennent l’arrêter, un passant dirige le regard vers son immeuble, des femmes chuchotent à l’entrée d’un magasin, un éclat de verre par terre qui brille pourrait occasionner un incendie. Au bout de deux ans, je rappelle que le psychotique est toujours au travail, un travail de fixation de la jouissance, pourrais- je dire, s’oppose à la fuite métonymique du délire. Il devient escroc. S’il n’opère pas avec le symbolique, ce traitement de l’Autre malveillant connecte les différents signifiants éparpillés pour introduire la dimension de la lettre, le réel du signifiant. Au lieu d’emprunter le chemin du délire interprétatif et ses ravages du côté du sens, du côté de la malveillance de l’Autre, R essaie de trouver d’autres solutions métonymiques qui s’appuient cette fois-ci sur le registre de la lettre. Habillé de son costard d’imposteur, il apprend l’anglais, il développe alors une forme de métonymie du défaut forclusif, selon l’expression de JAM et qui renvoient à l’idée de connexion. M. R comme un collectionneur, cumule des milles en produisant auprès des ambassades des faux documents d’organismes sportifs. Il obtient ainsi des billets d’avion qui lui permettent d’aller dans les quatre coins du monde. Autrement dit, il se fait passer pour un responsable sponsor des jeux olympiques. La manœuvre semble fonctionner, il démarche des contacts pour rencontrer les élus locaux et les milieux sportifs, au premier abord, le contact est bon, il fascine l’interlocuteur car il ne doute pas, il est convaincant. Mais un deuxième temps, il faut vérifier des informations, ça coince, malgré la rigueur des mots, « cela sent le truc d’un mec mégalo, infatué dans son costard de faux sponsor », dira l’expert psychiatre. Il se fait arrêter plusieurs fois, ce qui lui vaut des séjours en prison. Trois ans plus tard, à sa sortie de prison, il développe une activité plus frustre, plus individuelle, il falsifie des billets de train, de bus, il parcourt ainsi l’Europe, il se rend aux cités sportives. Quand il est dans le train, il est persuadé qu’il est dans un scénario. Des compagnies des transports ont porté l’affaire en justice, de temps en temps il se fait arrêter. Quand il est en prison, il est plutôt soulagé d’avoir un lieu à lui.
Le cas de Mr R, est très instructif pour plusieurs raisons, je crois qu’il tente de créer une suppléance, il traite au fond, l’imaginaire par le symbolique. Le resserrement du délire mégalomaniaque, bordé dans le habille de sponsor puis dans celui du voyageur qui visite les villas olympiques européennes montrent un certain ordonnancement qui permet de limiter le débordement imaginaire, la dimension interprétative se restreint au déploiement mégalomaniaque. Inversement, ces solutions se paient au prix d’un certain isolement. La construction d’une solution d’escroc passe par des séjours en prison, l’isolement, la solitude, le voyageur, dit-il a le temps de souffler un peu, voilà ses premiers commentaires lorsqu’il parle de la prison ! Cet arrêt permet également d’analyser le rôle du transfert et du travail thérapeutique. La prison, lieu de la punition est investit initialement pour le repos, mais en réalité lorsque j’ai rencontré Mr R pour la première fois, il éprouvait plutôt de l’angoisse.
Ici je précise les enjeux thérapeutiques : quand il est chez lui, il s’ennuie ferme, mais dans les moments de solitude il ressent des poussés d’angoisse inquiétantes, il se met à interpréter : il est sponsor, partir en voyage, se donner un but suffit pour qu’il traite ces phénomènes d’angoisse. Quand il est chez lui, et qu’il s’occupe à faire des faux documents, des tampons, etc. il trompe l’ennui, mais quand il pense à lui-même, confronté à son être vide, il défaille, l’angoisse surgit menaçante. Il peut tromper l’ennui mais il ne peut pas tromper l’angoisse. Il fonce, il passe à l’acte. Il en va de même initialement à la maison d’arrêt, il est contenu, il est occupé, il travaille en cuisine, les murs de la prison le contiennent, il ne s’abandonne pas, il ne s’ennuie pas, il est dans un lieu intermédiaire, il n’est pas chez lui, mais il n’est pas dehors, il est dans un lieu extime. Inversement, s’il a connu cette fois-ci l’angoisse, c’est justement parce que la maison d’arrêt allait fermer pour des travaux, il ne voulait pas sortir, ni aller ailleurs, d’ailleurs il a été le dernier à la quitter. Il a été libéré, cela lui faisait initialement peur. Du coup grâce à l’angoisse il a consulté. L’angoisse ne trompe plus. Le réel agité revient, parce que tout le réel ne passe pas par la spécularité. L’angoisse qui surgit n’est pas liée à la perte, ici, la fermeture, mais plutôt, à l’excès de présence de l’objet, et la question qui se pose est la suivante, à travers ses délits, il finissait toujours par arriver à la Santé, la perte du lieu extime doublée par les questions sur son parcours de vie, ont visiblement entamé son stabilité. Habituellement quand il s’ennuie, il veut fuir mais dans un deuxième temps, la jouissance se localise dans la mission, convaincu d’être un génie, mais ici en prison, l’angoisse le désarrime du film qui n’y est plus, il se montre seul, comme le personnage de Pirandelo, un acteur en quête d’un film qui se déroule sans lui.
Troisièmement, dans le discours de Mr R, le père est curieusement absent alors que dans les agirs le signifiant père est omniprésent. Il dit très peu de choses sur cet homme. Il est mort jeune, il était journaliste enquêteur, il trompait sa mère. La mère ne parlait jamais de lui mais elle a cherché à se rapprocher de lui, géographiquement au moment où ils se sont séparés. Le père est mort deux ans après le divorce. Le père est forclos et la signification phallique du père est bannie. La présence de la mère l’angoissait beaucoup, ses colères, ses cris, ses coups. Il a commencé à entendre des voix le jour où la mère l’a mis à la porte de la maison. Dehors il a entendu une voix qui lui ordonnait de faire un voyage pour retrouver le père. Cet événement est resté énigmatique pour lui, une jouissance délocalisée qui n’a pris de sens que bien des années plus tard, lorsqu’il apprend via un oncle que son père avait été victime d’un harcèlement de la part d’un directeur d’un journal qui ne voulait pas la dénonciation des pots de vin. Il va alors imaginer que les persécuteurs du père vont se retourner contre lui. En sponsorisant la construction des villages olympiques il aurait alors connaissance des investissements et donc la maîtrise des sommes investies. Il aurait fait mieux que le père, un sponsor tient la bourse alors qu’un journaliste n’est qu’un enquêteur !
Le quatrième point interroge la cure sur ces deux apports que sont l’apaisement de la dimension interprétative et la recherche d’une suppléance qui ne sera vérifiable qu’à l’après coup, une fois, Mr R. libéré. Les séances ont eu pour effet d’apaiser la dimension interprétative présente surtout par le surcroit de l’angoisse, et ce au prix d’un certain isolement, car le transfert concentre le lien du patient sur le clinicien, ceci répond à une certaine logique puisque le patient s’arrache en quelque sorte aux persécutions en les confiant qu’à son thérapeute. On peut se demander si l’imminence de la perte d’un lieu extime n’a pas été pour quelque chose dans la construction d’une exception, d’un lien d’exception, l’espace de la séance favorisant la création d’une suppléance. Initialement avant de venir, Mr R vivait dans l’angoisse que la prison, n’étant plus un lieu de repos, ne puisse plus calmer son ennui, car il avait l’impression grandissante de décrocher de son rapport au monde, il n’avait plus de rôle à jouer dans le film qui se déroulait devant lui. Je rappelle que l’ennui est initialement une défense symptômatique qui est censée éviter le surgissement de l’angoisse. Mais l’ennui est également une défense qui est censé couvrir le vide du sujet confronté au réel. C’est donc lorsque l’ennui est devenu intenable que le sujet a rencontré l’angoisse. C’est la cure qui va produire un aménagement du délire, l’imminence d’une libération le secoue, la pensée s’émancipe, il se met à parler tout seul, il entend des voix, la prison qui lui est familière lui dévient un lieu unheimlich, les regards des détenus poussent à l’interprétation. En venant nous voir, il évoque une probable voie de sortie, il aime les chiens, il deviendra bénévole à la SPA, rendant le délire plus compatible avec la vie pas forcément sociale mais avec une socialité ; le travail de la cure rend l’angoisse moins présente et le sujet moins vulnérable. Ainsi, M. R. moins angoissé, il peut vaquer à de tas d’occupations quotidiennes, s’occuper et se permettre de s’ennuyer dans le registre d’une morosité plutôt désaffectée et presque normative. Autrement dit, la suggestion n’a pas de place ici, par l’expérience du transfert, M. R. s’extrait de son ennui, en inversant le trajet tel un boomerang, il rentre dans le « ça me concerne ». quand il est libéré , il part vivre dans le sud du pays, il prend contact avec la SPA, il découvre ce qui peut être attendu de lui, non pas pour l’autre mais pour lui, il décomplète ainsi la certitude, il taille un léger espace dans le vide de son existence ; il vaque à ses occupations – le chenil, pour moins s’ennuyer, il ne sait pas pourquoi il y va, mais il aime s’occuper des chiots ; ce n’est pas inutile ce qu’il fait ; il prête ainsi à son engagement une utilité. Quand « je sens que je m’ennuie », « je pense que je peux être attendu par le personnel de la SPA, par les chiots ». Il transforme ainsi l’ennui, l’angoisse en attente. Cela ne veut pas dire que Mr R. soit moins délirant, Il fait après sa sortie, de la psychiatre et de nous, les seuls interlocuteurs, il fait souvent des aller-retour en train pour venir nous voir, il achète ses billets, il vaque à ses occupations, il promène ses chiens, il imagine qu’il y a quelque part, une ville, un pays avec un palais avec des espaces pour des courses pour chiens, dont il sera un jour le sponsor, le représentant, mais en attendant, beaucoup plus apaisé, il s’occupe du chenil.