« Je ne compte plus »
Dario Morales
Cette soirée sera consacrée à la problématique des restructurations des entreprises et reconstructions subjectives ; deux thèmes qui s’articulent nécessairement de notre point de vue ; en effet, les changements, les restructurations interpellent brutalement les salariés. Le travail, je l’avais rappelé dans l’argumentaire est une valeur dans la construction de l’identité sociale d’un individu. J’avais rappelé également que l’identité ne saurait se réduire au seul socle social. Elle est le produit des multiples identifications partielles plus ou moins abouties et qui viennent rencontrer dans le champ du travail, au moment des changements, vécu comme traumatisme de la part du salarié, leur part pathologique. Je ferais mention au terme d’identification en m’appuyant sur la pensée de Lacan, il en fait un trait unaire, le trait signifiant ramené à sa fonction de base, de marque, inscrivant une différence, comme ce qui compte. L’identification du côté du sujet et l’identité du côté du social. Comment substituer le sujet en souffrance ou en manque d’identité, d’identification et ce qui tend à se répéter, en quête d’identité, d’identification moins aliénante ? autrement dit, le clinicien découvre à travers la plainte, la rage, la souffrance du salarié, un symptôme, l’identité, l’altérité en question, un peu comme si soudainement le traumatisme du vécu en tant que salarié venait toucher ces questions et les mettre en suspens, douloureusement. Les interrogations sur l’identification lorsque par exemple, le sujet ne peut pas prendre appui sur la communauté des salariés de son entreprise et qu’elle devient un problème collectif, et pour lui, un insupportable échec. En souffrance d’identité sociale, le salarié vient vers nous, pour ouvrir une autre fenêtre, celle de l’identification mise en mal. Il nous dit, « je ne compte plus », il se plaint « je ne compte pour rien », et cela atteste qu’au moins il sait compter.
En effet, dans le célèbre stade du miroir, l’identification du sujet à l’image suppose le regard de l’Autre, d’un Autre auprès du sujet. C’est cet Autre qui « reconnaît » l’enfant et fait signe de cette reconnaissance sur le plan symbolique. Lorsque l’entreprise est délocalisée, lorsque le changement s’appelle plan social, le sujet se sent destitué, dégradé dans sa reconnaissance symbolique. Comment pourra-t-il alors se faire représenter d’un signifiant – d’un trait, qui le nomme à une place – auprès d’un autre signifiant qui lui est manquant, « je ne compte plus », voilà la puissance du signifiant, voilà ce qui représente ce sujet, ce salarié auprès d’un autre signifiant. Car ce salarié est à la recherche d’un trait identificatoire qui lui fait défaut, « je ne compte plus ». Vous voyez là exposé l’ampleur du problème, celui qui compte, au double sens du terme, qui devrait y compter et qui mettra du temps à retrouver son compte.
Du coup, il semble que la quête de l’identité repérée dans le social ne peut se concevoir sans une identification préalable pour le sujet, identification qui suivant les règles de l’inconscient, ne vient que sur fond d’un trou, d’un manque. Autrement dit, l’identification enclenche un processus, une quête insatiable, articulée toujours à l’objet perdu. Il n’empêche que l’identité sociale assure une « unicité », pour le dire avec rigueur, aliénante, dans le bon sens du terme, et qui tend à satisfaire les tours de la demande du sujet, mais qui reste à jamais insatisfaite, autour d’un vide, qui gît au cœur de tout sujet. Je dis aliénante, car le sujet est d’abord aliéné aux lois du langage et des signifiants qui le composent, en tant que salarié, aux objectivations de sa condition au sein de l’entreprise et en tant que consommateur des biens, aux produits de la société marchande. Lacan en reprenant le philosophe Heidegger faisait le diagnostic, le travail, le loisir ont pour fonction d’occulter – aliéner – le sens de l’existence. L’homme s’y oublie dans la forclusion de l’interrogation de son être ; que suis-je donc en tout cela ? Et je rajouterais, cette question fait retour brutalement comme symptôme lors des restructurations et plans sociaux. Si je reviens au thème, lorsque le salarié se plaint, lors des transformations, le leurre de l’identité sociale découvre, la frustration, la privation, l’angoisse, une des conséquences est le deuil, l’identification à l’objet perdu. Qu’est-ce que le deuil ? Il est une réaction à la perte d’un objet. Ce phénomène impossible à éluder, prend un temps nécessaire et douloureux, jusqu’à l’obtention du dessaisissement de l’objet, jusqu’à la séparation. Je rappelle que pour Freud c’est le principe de réalité qui impose de rompre les liens avec l’objet qui, néanmoins continue d’exister psychiquement pendant longtemps, produisant du déplaisir et souffrance. Il y a toujours un reste que l’inconscient du sujet ne peut résorber dans ses équivalences et substitutions symboliques, il reste toujours un réel, un imaginaire ineffaçable qui font que le rapport à l’objet est toujours unique et inoubliable. Si nous revenons au domaine du travail, les restructurations ravivent la question du deuil, la séparation avec l’objet investit libidinalement, qui fut présent parfois pour le salarié pendant un long vécu.
En tant que cliniciens la rencontre avec le salarié se déroule sur deux plans, celui du savoir, sur le questionnement de l’aliénation signifiante du salarié à son entreprise, sur sa place, la reconnaissance de ses capacités, son efficacité et de l’autre, la perte, la séparation qui correspond au versant de l’objet. Cette séparation qui est le corrélat d’un processus de deuil de l’objet perdu, nécessite un temps toujours à déterminer car il dépend à chaque fois de la subjectivité de chacun. Derrière le sentiment d’injustice, le deuil ouvre à la question de la reconnaissance, précisons que la reconnaissance intervient toujours sur fond de manque, au fond, le salarié nous dit, « nous étions son manque », « nous étions au lieu du manque de l’Autre ». Autrement dit, il dit qu’il était indispensable, il veut que l’on reconnaisse qu’il était indispensable à l’Autre. Il pouvait compter sur moi, alors qu’à présent « je n’y compte plus ». De l’autre, du côté de l’objet, il s’agit de se détacher de l’objet disparu, et puis de le relier à un autre objet. L’affaire est complexe selon les liens qu’il a effectués. C’est vrai que lorsque l’objet est investit qu’il partage le quotidien, c’est le cas du travail, c’est toute la vie du sujet qui se trouve déstructurée, parfois durablement. Aucun objet n’est totalement remplaçable, certains ne le sont pas du tout. C’est alors qu’on aperçoit, douloureusement, que la limite entre l’identité sociale et l’identification à un trait n’est jamais absolue, que la reconstruction, passe nécessairement par un changement. Freud nous a appris à cerner les étapes du deuil, le déni, correspondant au refus de la réalité, l’abattement qui inaugure le mouvement de détachement d’un objet précieux vécu comme unique, puis le réinvestissement des objets, qui passe par le changement, l’ajustement où le désir peut se mobiliser pour tisser d’autres investissements.
Je voudrais terminer par ce passage que l’on retrouve dans Le bel été de Pavese. Pavese fait une lecture très personnelle. Orphée descend aux Hadès pour chercher sa bien aimée Eurydice. L’interlocutrice d’Orphée est Bacca qui lui dit « tu as cherché ton aimée, tu l’as pleuré, et tu es descendu chez Hadès, que s’est-il passé ? Orphée répond : un homme ne sait pas faire avec la mort. L’Eurydice que j’ai pleuré fut une saison de la vie. Là bas, je cherchais autre chose, pas son amour. Je cherchais un passé qu’Eurydice ne sait pas ». Orphée dit des choses terribles, que Bacca peine à croire, il dit qu’il s’est retourné volontairement laissant Eurydice aux Enfers et remonte seul à lueur du ciel. Bacca insiste « Eurydice était presque ressuscitée ». Orphée ne croit pas aux délires par lesquels les hommes croient atteindre l’immortalité des dieux. C’est une illusion. Il dit qu’il est nécessaire que chacun descende une fois dans son enfer, pour remonter et jouir crânement du soleil du matin. Au fond le salarié nous apprend, par devers lui, comment les restructurations, qui ouvrent toujours vers la dimension de la perte où la mort peut s’inscrire, sont aussi parfois une chance pour le salarié, pour se questionner de son aliénation, pour dé-idéaliser son rapport à l’objet, pour vivre sa culpabilité autrement, pour se structurer sans trop s’abîmer ; au fond les restructurations font place à une plus grande solitude, mais aussi paradoxalement mettent le sujet devant une insoutenable envie de liberté, soutenons donc ces salariés qui viennent nous voir, pour qu’ils ne laissent pas leur peau, mais qu’ils puissent trouver au fond d’eux-mêmes un nouveau désir, toujours possible mais jamais certain, mais sans laquelle n’existeraient pas les nécessaires et parfois douloureuses adaptations aux changements individuels et sociaux !!