Dario MORALES
Depuis Freud, le clinicien trouve dans le symptôme psychique, via la parole, l’expression même du malaise du sujet. Or comment s’appuyer sur un événement qui touche le corps, de surcroît lorsque le sujet assure qu’il n’est pas sorti de son adolescence et qui affirme par la même occasion son refus d’entrer dans la vie d’adulte ?
Il s’agit de Mademoiselle B. jeune femme d’une trentaine d’années qui définit ce qui fait symptôme chez elle par l’insatisfaction que lui procure sa relation actuelle avec l’homme avec lequel elle vient de décider de vivre, évoquant souvent, l’ennui, son envie de fuir et de vivre ailleurs, et ce depuis le jour où elle s’installa avec lui. Elle vient ainsi interroger ce qui soutient ce consentement qui pour elle est problématique. Elle a raison, au-delà de ce consentement, se trouve cachée la question de son désir. Pourquoi veut-elle se soustraire ? Alors que d’un autre côté, elle se veut du bien et qu’elle veut du bien à son conjoint. B. ne se refuse pas à la jouissance y compris sexuelle, simplement elle veut jouir d’une autre chose. Grosso modo, elle veut non pas jouir, mais être, jouir de sa jouissance de femme. Or sa question est traversée par le désir du conjoint qui fait d’elle son objet précieux et de son côté à elle, par la jalousie qui est son point d’attachement. Etre le symptôme d’un autre ou être, semble différencier la position de B. quant à son désir mais cette question se sustente par la médiation d’un Autre, ici l’homme, qui incarne in fine son rapport à la féminité non assumée. Se condense ainsi la grande question de Mademoiselle B. d’avoir l’impression de faire trop de concessions, voire des sacrifices, qui ne sont en réalité que le prix à payer pour un bénéficie bien précis. Elle veut faire comme ses copines qui trentenaires sont déjà mariées ! C’est donc en se donnant des airs de femme, en étant la femme d’un homme, qu’elle voile ainsi la question d’être femme. Je tiens à préciser que dans ce cas, ce n’est pas l’image du corps qui est problématique mais le lien à l’Autre dont la montée en scène d’un réel du corps en est l’expression la plus caractéristique. Dès lors la question qu’elle ose formuler au fil des entretiens est, comment sortir de la mascarade féminine, pour être une vraie femme ? – Au fond, sa question indique bien que la femme qui loge toute sa jouissance dans le seul phallus manque une part d’elle-mêmei.
Quelques éléments biographiques. Fille unique, de parents séparés depuis sa petite enfance, elle s’est retrouvée à vivre un temps chez la grande mère, à cause du travail très prenant des parents. Vers l’âge de 10 ans, la situation s’est stabilisée chez le père qui s’est remarié et a fondé une famille alors que sa mère n’arrivait pas à se fixer, « j’ai connu trop de partenaires chez ma mère », du coup, elle a eu le sentiment que sa mère ne lui consacrait pas suffisamment de temps. Elle réalise vers 12-13 ans les difficultés de l’amour maternel, il s’en suit des réclamations, des disputes et finalement des fugues qui viennent alourdir la relation mère-fille ; sans que son père ne soit pas mis au courant. Par contre, quand elle allait chez le père, elle ne fuguait pas, il était selon elle un homme adorable, distant, pris par sa nouvelle famille, il ne s’occupait pas trop d’elle non plus. Au cours des fugues nocturnes qui ont duré plusieurs années sans que la mère ne s’en aperçoive, elle fréquente des garçons dont elle a su se faire respecter, s’initie à l’alcool, au cannabis. « J’étais un garçon manquée » et actuellement je rêve de cette vie-là ! « Je regrette d’avoir grandi, d’être sortie de mon adolescence ». Sans trop se soucier, elle finit par passer le bac et suit une formation d’éducatrice.
Vivre avec son conjoint interroge ce qui jusque-là semblait tenir dans la solitude ; vivre ensemble fait converger amour et désir sur le même objet ; or chez Mademoiselle B. , les deux semblent séparés. D’où un symptôme qui se manifeste sous les traits de l’inhibition. Alors qu’elle vient de faire un acte, consentir à la vie commune, elle hésite face aux décisions fondamentales, à l’engagement définitif. Elle se dérobe. Son compagnon la presse d’avoir un enfant. Elle ne se sent pas prête. Elle s’énerve. Agressive, elle déambule en ville pour ne pas rentrer tôt au domicile. Inversement, elle est jalouse, imaginant que son partenaire rencontre une autre femme dont elle aime à se dire qu’elle connaît mieux qu’elle sa jouissance féminine, du coup prise d’inquiétude, elle regagne le domicile vite de crainte que le partenaire ne soit pas rentré. C’est dans ce contexte qu’un jour elle amène un rêve qui va interroger le rapport à l’objet ii ; je précise, dans la clinique, ce qui intéresse, comme nous le rappelle Lacan dans Le Séminaire X, L’angoisse, ce n’est pas le corps qui participe dans sa totalité, mais l’engagement du sujet qui fait intervenir le corps dans la chaîne du signifiant. Le corps, cela veut dire quelque chose qui se sépare du corps, et qui s’appelle l’objet a. c’est donc un morceau qui sera le support de la cause du désir du sujetiii. Elle rêve qu’elle est dans un train, en ouvrant un compartiment, elle se voit dans un miroir et découvre avec horreur qu’elle a un bouton blanc sur son visage ; pas très gros mais suffisamment visible pour qu’elle décide alors de l’enlever ; à la sortie de l’adolescence elle développa un acné suffisamment sérieux pour être traité pendant plusieurs années par un dermatologue ; elle garde encore la trace de ces stigmates par l’usage quotidien d’un masque de maquillage. Elle presse fortement avec ses doigts le bouton blanc mais ne veut pas que les voyageurs, en particulier les hommes, la voient ainsi, elle change alors de compartiment, ce dernier semble vide, mais elle remarque qu’il se creuse dans le visage un trou et stupéfaite elle voit que ces boutons se sont répandus sur son corps, c’est une « attaque » de varicelle ; elle appelle à l’aide mais c’est la mère qui surgit et qui lui dit que tout va bien, « j’appelle ton père et nous irons voir le médecin », rajoute-elle.
Ce rêve est paradigmatique car il éclaire beaucoup de choses sur le fonctionnement du corps dans l’hystérie mais également il a son intérêt thérapeutique car il ouvre des accès à des questions que Mademoiselle B. n’avait qu’effleurées, jusque-là !
Je souligne premièrement, que l’objet n’a de valeur que par ce qu’il est extrait, localisé dans le réel du corps. Le corps comme chair se trouve affecté par le langage. La névrose, nous apprend Mademoiselle B. n’a pas un rapport normal au corps. Justement, ce qui se joue pour elle, est au croisement du corps, du symbolique et de l’imaginaire ; l’âge du sujet qui passe de l’adolescence à l’âge adulte. Elle refuse que son corps ne se modifie dans ce passage qui va de l’adolescence à l’âge adulte. Deuxièmement, contrairement à ce qu’elle dit, ce qui l’horrifie c’est non pas d’être adulte mais de se trouver dans le corps de l’adolescente stigmatisée par l’acné ; d’où l’angoisse d’être regardée par des hommes et le mouvement vers la fuite ; mais cette dérobade met également en tension ce qui se joue pour elle, l’image morcelée de son corps troué et qui dans le regard du miroir reflète la difficulté à s’incarner pour l’autre maternel. Au fil des séances, elle évoque la maltraitance maternelle, les amants de sa mère, ses absences qu’elle vivait à chaque fois comme un abandon ; seules les maladies infantiles arrêtaient sa mère dans son élan et la rapprochait d’elle. Mais le plus souvent sa mère écourtait ses effusions et la laissait seule ; elle lui préparait un plateau avec un joli repas et lui disait, « t’as qu’à regarder un film, je ne rentre pas trop tard ». C’est donc dans la fuite pour éviter d’être regardée par des hommes qu’elle se retrouve avec elle-même dans un compartiment vide, mais survient l’attaque des boutons qui se répandent sur son corps. Dans le rêve, le bouton en pleine figure fait symptôme pour le désir sexuel du sujet et la varicelle fait office de symptôme en tant qu’il est présence du signifiant de l’Autre maternel, marqué ici dans le corpsiv. La marque de la varicelle dans le corps, fait office de mémorial de l’objet perdu. Se produit alors le surgissement traumatique de la jouissance, d’être seule avec sa mère, et d’être malade mais avec ses parents. Ce qui apparaît alors en filigrane est l’amour du père dont la présence s’avère initialement comme marginale dans le rêve. Enfant, malgré la séparation des parents, le père prenait toute sa place pendant ses maladies, présence dont elle exprime la nostalgie, soit par le rappel de ses coups de téléphone ou de ses visites ; le rêve met ainsi en évidence la position subjective de Mademoiselle B. entre refus de se montrer devant l’Autre – ici les hommes et de vouloir se montrer aux parents, en particulier, pour le père.v
En prenant appui sur le transfert et l’interprétation, la cure permet d’opérer un pas de plus au-delà de ce qui fait symptôme, au-delà du sens et de porter l’accent sur la question de la jouissance, et de la féminité chez Mademoiselle B. La voie sera délimitée encore une fois par le corps, car celui-ci introduit du désordre, suffisamment chez Mademoiselle B, pour servir d’appui aux questions qui concernent son identité d’être sexuée et donc le désir d’être une femme. Mademoiselle B. évoque l’insatisfaction actuelle pour son partenaire et ce depuis le jour de leur aménagement. Elle dit avoir cédé à la facilité d’avoir eu recours au semblant car ils se sont rencontrés par un échange de photos via Facebook. Lors de leur première rencontre, elle a pu juger dans les yeux du partenaire la flamme du désir. En même temps, elle tient à préciser que son identité de femme ne se réduit pas à être une belle image, à cette mascarade imaginaire qui pallie le défaut d’être. Pourtant, si elle en appelle au regard désirant de son partenaire elle aurait voulu qu’il déclare sa flamme. Or la parole de l’amour telle qu’elle l’entend, ne vient pas, ou plutôt le manque à dire de son partenaire vis-à-vis d’elle ne se manifeste pas. Elle en veut à son corps, elle sait qu’elle est attirante mais en même temps elle ne fait pas son âge, elle a un physique de vingt ans. Elle vient de trouver un homme plus jeune qu’elle, un gamin qui préfère passer la soirée entre copains. Elle se dit, cet homme est trop jeune, mais en même temps elle n’est pas assez femme. Elle imagine que cet homme devait lui révéler le secret bien gardé de sa féminité et la rendre femme. Agressive avec lui, elle rêve de se retrouver seule ou bien de renouer avec son âge d’adolescente quand elle fuguait la nuit et qu’elle fumait et buvait. Il s’en suit le sentiment que son partenaire ne veut pas d’elle comme symptôme, d’où le ravage (ou affliction) qui connote la relation, comme héritage du rapport à la mère, plus précisément en tant que les reproches très présents à l’encontre de ce partenaire reflètent la cible de la revendication phallique qu’elle adressait à sa mère.
Du coup, elle axe le travail autour de deux éléments, le corps, le père, l’avoir, l’être.
En effet, ce que son père devait lui signifier c’est qu’elle n’était pas un « garçon manqué » mais une fille et que trainer la nuit n’était pas de son domaine. Un élément donne un éclairage particulier, le rappel du regard maternel ravageant et la fuite devant son emprise ; ceci permet de relativiser l’absence du regard paternel qui signe à la fois son impuissance mais curieusement ce regard n’étant pas intrusif, il a pour effet de la situer dans la différence sexuelle. Il permet de transiter de l’avoir à l’être.
En effet, le père avait laissé son empreinte, il avait toujours était austère, distant ; quand elle se rendait chez lui, il lui prodiguait des conseils mais il n’a jamais exprimé ses sentiments. Un jour il aurait quand même énoncé que si l’un de ses enfants venait à fuguer, il saurait comment s’y prendre. Mais il n’a jamais été au courant des fugues de sa fille ; on peut supposer que derrière cette image du père rigide et distant, Mademoiselle B. repérait quelques défaillances, cherchant à dévoiler l’énigme du désir du père ; d’où les pensées qui accompagnaient les fugues et d’imaginer que son père pouvait s’y trouver dans les parages ou bien d’imaginer qu’au lieu de fuguer, elle pouvait se rendre chez luivi. Au fond, ce que B. veut prouver c’est que le père et non pas la mère devrait avoir de droit le savoir sur ses fugues. Mais cette opération ne peut être obtenue qu’à condition que le père prive la mère du phallus ; c’est pour cette raison que Mademoiselle B. va interroger et contester sans relâche l’attribution phallique de la mère.
Deuxièmement, le signifiant « garçon manqué » met en évidence non pas l’image du corps mise en question mais un rapport bien particulier à la coupure et à la séparation de l’objet dont le corps en est l’avatar, le symptome. C’est donc par ce refus de s’en faire le corps, que se manifeste la « crise » de sa condition subjective. Nous traduisons là , « Garçon manqué » étant le signifiant du refus du corps puisqu’elle doit passer par celui d’un garçon auquel elle s’identifie pour maintenir la « mascarade » d’avoir un corps et de maintenir son questionnement. vii
L’enjeu est donc de produire un statut nouveau de l’objet lui permettant de se soustraire des objets oedipiens du passé et se poser ainsi dans son statut de femme ; ce parcours n’est envisageable sur le versant de l’identification dont nous avons vu l’impasse lorsqu’elle se donne les airs d’une femme ; la cure ne peut in fine avancer que si Mademoiselle B. met l’accent sur la désidentification aux traits de « garcon manqué » au profit de ce que la rencontre avec l’objet, et donc de perte produit comme effet de séparation ; un troisième rêve indique la voie, elle rêve qu’elle s’apprête à quitter le domicile pour se rendre au travail lorsqu’elle remarque sur l’un de ses bras des rougeurs, elle décide malgré tout de partir, mais une fois dehors la tâche grossit ; cette fois-ci elle décide de ne pas aller au travail mais de consulter ; devant la salle d’attente, elle revoit le médecin de famille qui lui fait remarquer qu’elle est venue au bon moment car le psoriasis doit être traitée d’urgence ; elle pleure mais en même temps elle se sent rassurée ; elle appelle sa mère pour lui dire qu’elle ira la voir en sortant du cabinet. C’est donc la cure qui lui permet d’inscrire autrement dans son être cette soustraction à la demande maternelle qui lui permet ainsi de refuser à s’en faire le corps de la jouissanceviii. A présent, elle garde pour elle son corps, et dans son corps elle porte pour elle, la trace du réel de la femme qu’elle est. Nous avons là en quelque sorte une définition de ce que Lacan désigne par « privation féminine », quand la féminité échappe à la mascarade phallique pour trouver une forme de consentement où le corps du sujet prend en charge le réel. Qui sait, peut-être par ce biais, Mademoiselle B. parviendra à faire de sorte que cette trace – les boutons – ne soient pas simplement des stigmates du corps mais des traces écrites de l’inconscient. Mademoiselle B, avance, elle fait moins de cauchemars !
i Miller D., Les deux rivages de la féminité, La cause du désir, 81, 2012,p.23.
ii Stevens A-L., L’enigme du corps, La cause freudienne, 69, 2008, p.11.
iii stevens A-L., ibid, p.10.
iv Laurent E., L’envers du symptôme hystérique, La cause freudienne, 44, 2000, p.84.
v Ruff J., aHa Solitude, La cause du désir, 81, 2012, p. 33.
vi Skolidis V., Une mise en jeu de l’objet anal, La cause freudienne, 69, 2008, p.54.