Dario MORALES
L’hyperactivité pathologique existe-t-elle en tant qu’entité clinique spécifique ? Cette entité clinique interroge alors qu’elle est d’observation courante dans la plupart des consultations de psychiatrie infantile. D’abord les trois classifications diagnostiques, la CIM-10, la CFTMEA (Classification Française des Troubles Mentaux de l’Enfant et de l’Adolescent), les DSM-IIIr et DSM-IV, utilisent deux termes différents pour définir une entité clinique identique : hyperkinésie et TADAH (trouble déficitaire de l’attention avec/sans hyperactivité). Ces différences de terminologie reflètent des conceptions différentes. Mais la difficulté réside dans le fait que ce n’est pas le terme qui fait la différence, car l’hyperkinésie de la CIM-10 est plus proche du TADAH que de son homologue de la classification française, mais la position de ce diagnostic varie selon les classifications. Diagnostic principal pour les classifications internationales et américaines, l’hyperkinésie est un diagnostic secondaire dans la CFTMEA, derrière un premier diagnostic structurel ! Le trouble peut être considéré comme un syndrome ou comme un symptôme. Grosso modo le concept de TADAH stigmatise l’opposition de deux démarches : la démarche anglo-saxonne qui se veut pragmatique et marquée par la neurobiologie, et la démarche de la psychiatrie française dont les fondements psychodynamiques tendent à percevoir le fonctionnement psychique de l’enfant dans sa globalité et à ne pas se focaliser sur un groupement syndromique dont l’étiologie peut être multifactorielle.
Je rappelle simplement que l’histoire d’un terme est toujours traversée par des oppositions idéologiques, mais on trouve également des oppositions épistémologiques. Je rappelle le nom d’Edouard Seguin, (élève d’Esquirol) qui ouvre en 1838 une classe destinée aux enfants attardés mentaux (les Idiots de Bicêtre), et que dans son ouvrage Traitement moral, hygiène et éducation des idiots publié en 1846, il attribue à des symptômes physiologiques, les enfants qui se singularisent par « un excès d’activité ». Ces enfants, qui souffrent d’une « infériorité physiologique et intellectuelle » ont de par leur constitution un besoin de mouvement, d’activité, d’agitation qui peut les conduire aux excès dangereux, aux excentricités les plus désordonnées. Ils ont besoin de bouger, dit-il pour dépenser leur « excès d’innervation ». Pourtant dans cet ouvrage on ne trouve pas de mention de l’instabilité. Au cours de cette partie du 19e siècle, l’agitation est assimilée à la manie, synonyme de délire en pathologie adulte. Dans un ouvrage de 1888, Moreau de Tours plaque chez l’enfant la vision de l’adulte : la manie chez l’enfant est constituée, comme chez l’adulte, par un délire général avec loquacité, incohérence et excitation. C’est ainsi que naît le concept d’instabilité, dans le service d’enfants idiots de Bicêtre dirigé par Désiré Magloire Bourneville. Mais ce concept est développé avec plus de précision par son élève Charles Boulanger. Ces enfants se signalent par un manque d’équilibre dans les facultés de l’esprit. Ils ne peuvent fixer longuement leur attention ; ils n’ont aucun attachement ; ils sont intelligents mais leurs incohérences répétées, leurs excentricités attirent l’attention sur eux. Il semble qu’une force les pousse périodiquement à des écarts de conduite dont ils ne peuvent donner raison quand on les interroge. Ce sont des instables d’un point de vue mental. Mais deux années plus tard, Alexandre Gaubert publie à Toulouse sa thèse sur L’étude des formes de la folie chez l’enfant et l’adolescent, il reprend le concept d’instabilité et le terme médical d’irritation cérébrale qu’il emprunte à Jules Simon ; d’irritation on passera à excitation ; et du coup s’opère un glissement entre organogenèse et psychogenèse, l’instabilité infantile étant ce concept médian entre la neurologie et la psychiatrie. Et ces deux courants vont se développer avec des articulations jusqu’à la seconde guerre mondiale où les courants de pensée vont se séparer. En France, Jadwiga Abramson, psychologue à la Salpêtrière chez Georges Heuyer, publie un texte s’appuyant sur les considérations de Pierre Mâle, texte remarquable sur le plan clinique. Mais parallèlement, outre atlantique, Charles Bradley publia en 1937, un texte important. Dans l’institution où il exerçait, il accueillait deux types de patients : des enfants souffrant des séquelles de l’encéphalite épidémique et des enfants en difficulté scolaire, souvent instables. Observant des similitudes cliniques entre les deux types de populations il tente d’appliquer le traitement – la benzédrine – un décongestionnant respiratoire – à des enfants qui n’ont pas cette maladie. Quelques jours après, des enseignants lui font part d’un changement de comportement en classe : ils sont assidus, ils apprennent, ils se concentrent. Mais deux erreurs de taille se glissent, d’abord de conclure à la seule efficacité de la benzédrine sans tenir compte du contexte de soins et, donc, de considérer le succès thérapeutique comme preuve de l’organogenèse des troubles : si le traitement produit des effets chez des enfants qui ont des lésions cérébrales, chez ceux pour lesquels il fait aussi de l’effet, et de conclure un peu hâtivement que peut-être ont des lésions cérébrales chez ceux pour lesquels on ne diagnostique pas l’organogenèse des troubles.
En somme, l’étude des termes tels qu’instabilité et hyperactivité nous enseigne des voies distinctes qu’emprunte la pensée clinique à partir d’un syndrome décrit de façon identique et invariant depuis plus d’un siècle dont les recherches s’accordent pour le situer entre neurologie et psychopathologie. La phénoménologie des cas cliniques identifie un comportement « perturbateur », d’un enfant qui ne tient littéralement pas en place. Cette « hyperactivité » sera associée ou non à un trouble de l’attention. Il n’est pas suffisamment concentré disent les parents. Quant à moi, je reprendrai à mon compte ce que disait Charles Boulanger, l’élève de Bourneville, quand il écrit « il semble qu’une force » les pousse à des écarts de conduite, à quoi je rajouterai, chez un sujet emporté par la précipitation du temps. Je pense qu’au fond, ce symptôme est d’autant plus présent qu’on baigne dans une culture de l’hyperactivité et de l’attention hyperstimulée. Autrement dit, l’air du temps est celui d’un temps hyperactif, qui semble être un temps hors du temps, mais un temps quand même et que l’on peut justement ramener, inscrire dans les temps logiques tels que les décrivait Lacan : l’instant de voir, le temps pour comprendre, le moment de conclure. Et bien, justement, le symptôme hyperactif, au sens où il gêne ou dérange est un temps qui pourrait se ramener à l’instant de voir. Il s’agit d’une stratégie de « résistance » à laquelle se livre cet enfant dans son rapport à l’Autre. Il s’éjecte d’une situation insupportable d’être l’objet réel de l’Autre, d’être happé par le vide de l’Autre, et il tente alors de susciter dans le réel un écart, un espace qui fasse représentation d’un manque qui fait défaut dans le discours de l’Autre. A être happé incessamment par le vide de l’Autre, comme objet réel, il répète des passages à l’acte, ou bien il s’éjecte d’une situation insupportable en tentant d’instaurer dans le réel une place d’où il peut se faire entendre. Mais du fait qu’il ne peut être entendu, il se fait simplement objet du regard, d’où la tentative à vouloir décompléter l’Autre, dans une sorte de fuite éperdue, qui vient incarner la représentation de la perte, à vouloir produire une place symbolique. Les cas que vous allez entendre illustreront cette impossibilité logique.