Jean-Jacques Carron
Le projet des Petites Maisons Spécialisées pour Adultes Autistes prend son départ dans les années 1980. A son origine, plusieurs personnes et leurs désirs singuliers ainsi qu’une interrogation sur le devenir de certains patients adultes, que l’on désigne comme « régressés », mais stabilisés, hospitalisés depuis de nombreuses années, et dont l’histoire pourrait se résumer à quelques pages d’un dossier.
A partir de cette période, on ne passe plus sa vie à l’hôpital psychiatrique, il fallait donc trouver une alternative à l’hospitalisation pour ces patients. On pensait à une maison dans la ville où ils pourraient bénéficier d’un statut de citoyen. La possibilité de construire un tel projet passait par un rapprochement avec le secteur associatif.
Le premier temps est donc cette rencontre de plusieurs personnes, pas en même temps mais dans un certain cheminement, et dont le parcours et la réflexion se retrouvent à certains carrefours, provoquant ainsi des rencontres dans lesquelles le désir décidé de chacun d’eux est forcément très présent. Ainsi, le Dr Hubert Bouvry et le Dr Mickaël Guyader, respectivement médecins chefs des 2ème et 8ème secteur de psychiatrie de l’Essonne, Michèle Bouvard, psychologue clinicienne, et Eliane Tran Van, directrice de l’APAJH 91, vont faire émerger la structure dite : Petites Maisons Spécialisées pour Autistes Adultes.
Le second temps est la mise en place, en 2000, d’un premier projet dont les caractéristiques se rapprochaient du dispositif « famille d’accueil thérapeutique », sous la dénomination : « Maisons Familiales Spécialisées pour Adultes Autistes » C’est-à-dire une famille, un couple avec ou sans enfants dont l’un des deux, au moins, soit un professionnel du champ médico-social. Chacun demandant un agrément pour deux adultes. Une convention est signée entre l’hôpital et l’APAJH 91, permettant d’assurer une prise en charge thérapeutique 5 jours par semaine. Deux salariés de cette association viennent compléter ce dispositif. La maison est louée par l’APAJH 91 et sous-louée à la famille d’accueil ainsi qu’aux résidents. Les résidents étant les employeurs de la famille d’accueil via les agréments.
Ce modèle ne va durer que quelques années et sera profondément transformé à l’occasion de la modification de la loi de 1989 sur le dispositif concernant les agréments.
Le troisième temps voit l’émergence du modèle actuel qui se construit sur la double tarification : Conseil général et DASS, ainsi que sur le salariat étendu à tout le personnel intervenant dans les Petites Maisons. Par la même occasion la structure est doublée, c’est-à-dire que l’on passe de deux à quatre maisons et donc de 8 à 16 résidents.
Il faut enfin préciser que le modèle actuel a le statut de structure ou projet expérimental.
Le cas de Claire
Martine François et Laurent Cueff nous ont présenté le cas de Claire, âgée de 40 ans aujourd’hui, résidente des Petites Maisons, après un parcours institutionnel qui s’est terminé à l’hôpital psychiatrique lorsqu’elle a atteint ses 20 ans. Elle y restera presque vingt ans avant son admission aux Petites Maisons.
C’est un sujet sans langage, qui a acquis difficilement la motricité, et qui reste toujours énurétique et encoprésique.
A l’IME, dans lequel elle passera six années, de 14 à 20 ans, on dit d’elle qu’elle est difficile, agressive, tyrannique. Les choses s’aggraveront au point que la seule solution sera l’hôpital psychiatrique.
Là, elle déploie des comportements extrêmes, rampant au sol, se barbouillant d’excréments, qu’elle mange, comme elle mange aussi bien ses couches.
L’arrivée de nouveaux soignants va changer la donne. L’intérêt qu’on lui porte alors, va avoir pour effet de la « re-humaniser ». On pense alors l’adresser aux Petites Maisons.
L’équipe des Petites Maisons reprend le travail amorcé à l’hôpital, « pour redresser puis féminiser le corps » de Claire. Ce travail, qui s’étend sur trois années, permet à cette femme autiste d’avoir « une vie sociale ». Elle sort faire des courses, mange au restaurant, fréquente des lieux publics, sans que cela pose problème. Bien sûr, elle est toujours accompagnée d’éducateurs. Mais un jour tout s’arrête brutalement, elle est hospitalisée en urgence dans un état qui fait craindre pour sa vie.
La réflexion entamée par l’équipe permettra de mettre en évidence que quelque chose se répète dans l’histoire de Claire : on veut lui construire un corps, par des soins divers, une attention portée à sa toilette, à sa parure. Ca marche un temps, puis brutalement tout s’effondre. C’est ce qui s’est passé encore une fois aux Petites Maisons.
L’équipe prend conscience de l’illusion de la « construction » qui a été tentée, de la répétition de cette illusion, et comprend que, dans cette affaire, on n’a pas tenu compte du sujet.
L’exposition de cette impasse a donné lieu à une discussion tout à fait intéressante dont voici quelques extraits.
Extraits du débat
Question – Votre questionnement s’oriente vers ce qui ne fonctionne pas et vous dîtes que ce qui n’a pas fonctionné, c’est à chaque fois où vous n’êtes pas parti d’elle, mais d’un projet de vie, un projet des soignants. Mais, ça tient pendant trois ans, ce n’est pas rien quand même
Petites Maisons – Ça a mis trois ans pour arriver à ce que Claire ait une allure de femme, qu’elle puisse s’habiller normalement, porter des bijoux au quotidien. Puis, quasiment du jour au lendemain, tout s’est écroulé. Pour résumer, disons que Claire présente des problèmes digestifs gravissimes. Claire a dû être hospitalisée et les médecins nous ont annoncé ses dernières heures. Et puis, elle s’est remise, et on se pose la question, maintenant, de savoir dans quelle direction on l’a amenée, parce que dans son parcours, on s’aperçoit qu’il y a déjà eu des tentatives, à l’IME ou bien à l’hôpital psychiatrique et à chaque fois il y a eu un moment où ça s’arrête brutalement.
Il faut préciser que Claire est un cas extrême, c’est une personne qui mange ses couches, ses excréments, en permanence. Ce qui avait été mis en place aux Petites Maisons était un travail sur un possible réinvestissement de son corps, travail qui avait en quelque sorte été poussé jusqu’à un corps d’emprunt, une féminisation, c’est ainsi qu’on en parlait, concernant Claire, dans les Petites Maisons.
Question – Est-ce que ce corps d’emprunt, féminisé, était emprunté à un partenaire possible ?
Petites Maisons – Il s’agit plutôt d’une construction de l’équipe devant l’insupportable de ce corps qui se dévore lui-même. Devant cet insupportable, la tentation est grande de construire quelque chose qui soit supportable, regardable ; et puis l’équipe a pu repérer une répétition dans l’histoire de Claire, autour du corps et comment à chaque fois ça échoue.
Question – Le terme de potentialité sur lequel l’équipe a fonctionné, d’où venait-il ? Je pense que l’on a un savoir à recueillir de l’autisme. C’est tout à fait différent que d’être en position de se faire instruire. Evidemment, ce n’est pas facile de se faire instruire par Claire, mais ce n’est pas la même chose que de vouloir développer des potentialités, ça ne marche pas. C’est de l’ordre du mythe de Pygmalion, il y a eu une construction en rapport avec une certaine figure de la féminité.
Petites Maisons – Quand elle est arrivée du service de psychiatrie, c’était une personne qui vivait à quatre pattes, habillée avec une sorte de babygro, une tonsure derrière la tête en raison de ses balancements incessants. Sans doute que ce travail sur le corps est parti d’une volonté de l’équipe plus que de Claire.
Annick Brauman – Je voudrais poser quelques questions sur cette féminisation, dont vous entérinez le ratage. Est-ce qu’elle s’est saisie de quelque chose ? Vous lui avez offert cet appareillage mais est-ce qu’elle touchait ces objets, est-ce qu’elle s’habillait elle-même, ou bien était-ce un pur objet de vos soins sous la modalité « appareillage féminin » ? Concernant ce qui lui est appliqué comme modalités de soins à partir de votre insupportable, on peut revenir sur ce qu’elle avait inventé. Or, quand même, il y a une série, c’est le pot de yaourt, la cuillère et la charentaise. Or ça, quand même, on sait que dans l’autisme, cet objet a un statut, toujours observable, toujours important dont il faut toujours tenir compte. C’est là qu’est le point de départ de l’invention, du bricolage, de la sinthomatisation.
Pour Claire, on est loin d’être là, mais il y a un objet, condensateur de jouissance, qui n’appartient qu’à elle, qui est son invention, qui permet que la jouissance n’envahisse pas la totalité de son corps. Ce n’est pas un corps refermé entre la bouche et l’anus, il y a cette petite chose, la charentaise, la cuillère, le pot, qui est le début de la tentative du « trouage » dans l’Autre. C’est avec ces choses là, avec la patience évidemment et le temps nécessaire, qu’il faut tenter de jouer, pour voir se créer un système de battement signifiant à minima, comme celui du pliage du corps.
Question – Le sujet autiste, il a aussi son mot à dire, même s’il ne parle pas. Les éducateurs ont voulu quelque chose pour Claire, mais on oublie aussi qu’elle a consenti, elle aurait pu les enlever, les arracher comme elle faisait auparavant. Il y a eu une certaine petite touche de consentir à ce traitement qui n’était pas très féroce.
Question – Si on suit ce que disait Annick Brauman, où est maintenant le petit objet inventif ?
Petites Maisons – Elle a toujours la charentaise, la charentaise est restée.
Question – Le chausson serait-il une esquisse de l’objet transitionnel?
Annick Brauman – On peut être précis là-dessus. L’objet transitionnel, c’est un signifiant, ce n’est pas un objet. C’est quelque chose qui représente le sujet. L’enfant peut jouer avec ce qu’on appelle l’objet transitionnel, il peut entrer dans l’échange c’est-à-dire le lien social. Dans l’autisme, on constate quasiment toujours que l’objet est tenu à la main ou collé au corps, de manière quasi permanente, ce n’est pas un objet transitionnel, il ne peut pas faire transition. C’est juste un bouchon parce que sinon, le sujet rampe et n’existe plus. L’objet vient suturer, boucher quelque chose qui fout le camp. Ce n’est pas un signifiant donc ça n’entre pas dans le jeu et dans l’échange ni dans la transition ou dans la transaction. C’est un objet inventé pour que ce ne soit plus le corps en entier qui jouisse mais qu’il y ait un petit condensateur de jouissance, et ça peut prendre des amplitudes beaucoup plus grandes. Ici, on a à faire à un cas extrême, avec une invention très limitée. Il y a des objets bouchons, des objets autistiques qui ont toute la dignité de grands bricolages dont le sujet finit par se défaire pour le lâcher dans le monde et qui fait alors transition et modalité de lien social.
Petites Maisons – Claire a toujours et encore son chausson à la main. Quand on allait au restaurant avec elle, elle avait son chausson. Les seuls moments où elle le lâche c’est après le bain, pour échanger un chausson mouillé contre un chausson sec. Et puis aussi, on l’entend, quand elle est dans sa chambre, au calme, elle se met à quatre pattes et on entend le chausson tomber au sol, elle le reprend, elle le relâche.
Annick Brauman – Ce qu’elle fait comme signe avec son corps, c’est ce qui est évoqué dans le texte, « Lorsque Claire était contente, elle coupait littéralement son corps en deux… ». Le battement du corps qui se penche et qui se relève, le signe qu’elle fait avec son corps, c’est ce battement. Ce qu’elle montre, c’est le battement de son corps.
C’est vraiment de l’ordre de la structure symbolique a minima. Il faut inventer avec elle une clinique, une clinique qui parte de ces objets là, chanter, murmurer ne pas la regarder. En tous cas ce qu’il faut éviter, c’est de lui appliquer les « faire » d’une thérapeutique.