Paulo SIQUEIRA
Comme vous savez, la Psychanalyse est apparue d’abord comme une nouvelle
méthode psychologique aux vertus thérapeutiques. Pour Sigmund Freud, c’est, vous le savez
aussi, par un heureux hasard qu’il découvre la Psychanalyse, au détour de ses traitements des
hystériques, par l’hypnose. Il la découvre grâce à des sujets qui, au lieu d’obéir simplement
aux consignes suggestives de Freud, lui ont fait la demande de raconter leurs rêves et d’en
parler à leur guise, verbalisant librement les idées qui leur passaient par la tête au décours de
récit de ces rêves. La découverte de la Psychanalyse est donc contemporaine de la trouvaille
faite par les sujets hystériques de la méthode de l’association libre. Freud ne s’est pas contenté
de tirer les conséquences du bien fondé thérapeutique de cette méthode sur les seuls malades,
il les a aussi vérifiées dans l’analyse de ses propres rêves pour en tirer les lois d’une Science
des Rêves. Par la suite il en fait les lois de l’esprit humain, soit, la Science Psychanalytique
tout court. Cette science appliquée dans un premier temps à la cure des névrosés, s’est étendue
comme on sait à tout le champ de plus en plus large des activités psychiques, du symptôme
névrotique au rêve, des rêves aux mots d’esprits, de ces derniers à tout ce que Freud a
dénommé de « Psychopathologie de la vie quotidienne » : actes manqués, lapsus, etcetera.
Bref, on est passé des « Formations de l’Inconscient » selon les termes de Lacan aux névroses
et avec l’analyse du cas paradigmatique du Président Schreber, les psychanalystes ont étendu
l’application de la psychanalyse à la maladie mentale proprement dite, soit, aux psychoses.
Pourtant, au fil de l’histoire de la cure psychanalytique, on a abouti à un
constat douloureux : les effets thérapeutiques de la Psychanalyse se sont émoussés, les
traitements sont devenus de plus en plus longs et Freud a pu conclure dans la direction de
certaines cures ce fait étonnant : le progrès d’une analyse peut avoir pour effet paradoxal
« une réaction thérapeutique négative ». Ce constat n’est pas sans conséquence pour
l’invention par Freud de nouveaux concepts qui cherchent à rendre compte du phénomène :
compulsion de répétition, masochisme primaire, autant de notions qui sont appelés à la
rescousse pour expliquer un penchant irréductible chez les sujets à se fixer à leur symptôme, à
tirer des bénéfices de leurs maladies, bref à en jouir et à résister de façon quasi insurmontable
à y renoncer.
Fini le temps où le sujet en analyse guérissait par la seule vertu du déchiffrage de ses
symptômes, par l’interprétation de ses formations de l’Inconscient.
Lacan est parmi les psychanalystes parus après Freud, celui qui a le mieux su tirer
parti des conséquences de l’inertie propre au sujet qui se soumet à la cure analytique.
Pour schématiser l’évolution lacanienne de son interprétation de Freud : Jacques
Lacan commence par traduire les formations de l’inconscient en termes de signifiants, mais,
parmi les éléments constitutifs du sujet il trouve un objet à part, une déduction dérivée des
objets des pulsions partielles de Freud et de l’objet transitionnel de Winnicott, l’objet petit (a),
Cet objet a pour caractéristique de ne pas être un signifiant et par conséquent de ne pas être
réductible à la parole. Il est un résidu, un reste du processus de significantisation propre à lacure analytique, il n’est donc pas assimilable au symbolique, il échappe aussi bien aux effets
de la parole analysante et qu’aux interprétations du psychanalyste. Lacan le qualifie d’élément
condensateur de la Jouissance et il lui assigne une place de choix dans fonction du
Psychanalyste, soit, celui de l’extraire du fantasme fondamental du sujet. Irréductible à
l’opération freudienne de l’interprétation, voire de la construction, pour Lacan l’extraction de
cet objet relève d’une opération qui va au-delà de l’interprétation et de la construction
freudiennes et qu’il définit comme Acte psychanalytique. Cet objet est aussi, par conséquent,
l’os de la pathologie du sujet, celui auquel i s’attache comme à la prunelle de ses yeux, que le
sujet ne veut lâcher. Désormais, pour Lacan, l’analyste n’est plus seulement le destinataire du
message chiffré contenu dans le symptôme, il est certes en place de l’Autre de la vérité et de
la Loi symbolique, mais il tient aussi dans la cure la fonction de semblant de cet objet petit
(a).
Les choses n’en restent pas là quand il s’agit de la cure des psychotiques. Freud, lui,
ne croyait au transfert chez le psychotique. Lacan, oui ! À partir de Freud, Lacan a promu une
théorie des psychoses fondée d’abord sur le mécanisme de la verwerfung, autrement dit du
rejet ou de la forclusion d’un signifiant primordial, le Nom du Père, fondement de l’ordre
symbolique. D’où l’axiome lacanien : « ce qui est forclos dans le symbolique fait retour dans
le réel », le plus souvent comme phénomène élémentaire : hallucinations, délires, etcetera.
Lacan a fait par la suite un pas de plus dans sa conception du Nom du Père en le pluralisant,
en parlant dans son Séminaire inachevé dont la seule leçon date du 20 novembre 1963,
intitulée Des Noms-du-Père, publiée par les soins de Jacques-Alain Miller dans les Éditions
du Seuil en 2005, par conséquent bien après le décès de Jacques Lacan qui s’est refusé à
publier ce texte de son vivant. Cette pluralisation a eu pour conséquence immédiate
l’excommunication de Lacan de l’Association Internationale de Psychanalyse. C’est du moins
ce qu’en a pensé Lacan qui n’a jamais voulu non plus donner suite aux thèses sur la fonction
paternelle qu’il a énoncé dans cette première leçon.
Il a fallu longtemps pour qu’on s’aperçoive des avantages que cette avancée de Lacan,
a pu contribué dans l’action analytique auprès du psychotique, soit, la possibilité permettre de
trouver des suppléances au Nom du Père forclos.
Lacan introduit plus tard dans son enseignement la notion de forclusion généralisée
avec la conséquence surprenante manifeste dans son assertion « tout le monde est fou, c’est-
à-dire, délirant ». Ceci aboutit à une nouvelle conception du sujet lacanien : dans un premier
temps structuré comme un langage, le sujet avait la propriété de cantonner sa jouissance, de la
condenser dans le seul objet du fantasme, l’objet petit (a). Selon une logique signifiante , le
phallus devient le corrélatif symbolique du petit (a), soit, une signification capable d’opérer
une localisation privilégiée de la jouissance dans le Phallus symbolique, qui devient selon
Lacan le Signifiant de la Jouissance .
Or, dans son tout Dernier Enseignement, Lacan élargit progressivement le concept de
Jouissance qui va s’éteindre au-delà du phallus. La jouissance se présente dès lors comme
signe du réel dont l’objet (a) n’est qu’un semblant. Dans ce dernier enseignement de Lacan, le
paradigme freudien de la psychose qui était le cas du Président Schreber est remplacé par le
cas de James Joyce. Lacan ouvre ainsi la Psychanalyse d’autres voies pour un traitement
possible des Psychoses en introduisant une nouvelle notion, celle du Sinthome, à partir d’une
transformation de l’orthographe du symptôme mais qui désigne aussi un renversement de la
signification psychanalytique de celui-ci.
De telle sorte que, sortant de la logique signifiante qui fait du symptôme une
métaphore, Lacan opère un renversement de sa théorie du sujet grâce à l’écriture
borroméenne. Avec cette écriture, le symptôme acquiert la fonction d’un quatrième cercle qui
noue les trois autres cercles du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel. Lacan, à la même
époque, va dire par exemple, que le père, voire, le complexe d’Œdipe est le symptôme de
Freud et qu’on peut se passer du Nom-du-Père, à la condition de s’en servir. Paradoxe, donc !
Le Père qui était dans le premier enseignement de Lacan, sous la forme de la métaphore
paternelle, la clef de voûte de l’Autre, fait perdre de la consistance à cette instance de l’Autre,
ce qui a pour conséquence de faire vaciller le statut de l’inconscient freudien lui-même défini
par Lacan au début de son enseignement comme Discours de l’Autre. Désormais c’est plutôt
la thèse proféré de l’Autre n’existe pas qui fait florès dans l’orientation lacanienne, thème
développée toute une année dans un cours de Jacques-Alain Miller et Éric Laurent qui a fait
date.
Lacan poursuit dans ce chemin et à défaut de l’Autre qui n’existe pas il met l’accent
sur l’UN qui n’est pas l’image totalisante du Moi, mais le résultat d’un nouage possible des
trois instances du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel par le sinthome joycien.
Une nouvelle perspective s’ouvre pour la pratique analytique, en particulier dans le
traitement des psychoses. Alors que Freud désignait un incurable structural, celui dont les
limites se situaient dans le roc de la castration (crainte de la castration pour le mâle et envie
du pénis pour les femmes), et qui avait pour fondement métapsychologique le refoulement
originaire, Lacan, par son nouveau concept de sinthome, envisage un réaménagement des
restes symptomatiques par un nouage borroméen du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel.
C’est ce que Lacan constate dans la cure du névrosé, mais qui est attesté grâce à l’expérience
de la passe dans le passage de l’analysant à l’analyste. Le nouage par le sinthome des trois
registres cités c’est ce qui peut permettre au psychotique de re-ordonner sa Jouissance par
définition, illimité et généralisée, de la localiser et tempérer, non pas seulement par une
suppléance du Nom du Père, mais par une nouvelle alliance entre Symbolique et Imaginaire
d’un côté et le Réel sans Loi, de l’autre, par un réaménagement de sa Jouissance. Cela exige
du praticien, beaucoup de doigté, de tact et d’invention car ici il ne suffit pas de jouer sur
l’équivoque du langage pour y arriver. Car nous ne sommes plus dans le sujet de l’Inconscient
structuré comme un langage mais au niveau du parlêtre dont le fondement est lalangue. Le
langage devenu dans le Dernier Enseignement de Lacan « une élucubration » sur Lalangue.
Lalangue qui devient le fondement même de l’être parlant, le parlêtre est le nouveau nom du
sujet lacanien.
C’est cette opération de nouage borroméen qui peut faire sortir le psychotique de son
isolement provoqué chez lui par la rupture de tout lien social établi, par son débranchement
d’avec les autres. Mais ce lien social établi par les lois du langage, le psychotique ne peut pas
s’en passer car c’est par la parole qu’il peut réussir l’opération qui lui permet la création d’un
Autre de fiction sur mesure.