Pascale ROSENBERG
Je vais vous parler de l’histoire d’une jeune fille de 15 ans et demi que nous avons reçue dans notre service de psychiatrie adulte (âge minimum requis pour être admis dans un service adulte). Elle nous est catapultée avec une telle réputation de problèmes comportementaux que je prévois déjà ce qu’il va falloir mettre en place en termes de capacité contenante et de disponibilité humaine. Ce qui cadre peu avec les maigres moyens dont sont dotés nos services. Je précise qu’il n’y a aucune structure publique hospitalière pédopsychiatrique d’accueil temps plein dans notre département.
Voici donc le résumé biographique dont je prends connaissance à son arrivée dans le service, de celle que j’ai renommée pour la circonstance : Paola.
Elle est née 3 ans après un frère aîné dans un couple qui est déjà très malade de l’alcool pour les deux membres âgés de 20 ans l’un et l’autre. Ils ne travaillent pas et sont aidés matériellement par les parents de monsieur. Au moment de la naissance de Paola le père s’adonne en plus de l’alcool à la drogue et devient violent avec sa compagne. Celle ci décide alors de quitter le foyer en laissant ses deux enfants au père, alors que Paola a 3 mois et mène une vie d’errance et d’alcoolisme. Les services sociaux alertés de l’incurie des enfants et du père place les deux enfants chez des tiers digne de confiance : l’aîné va chez un oncle maternel et Paola est confiée à un grand oncle et une grand tante du côté paternel. Paola a 7ans, quand on découvre à la suite d’une confidence qu’elle fait à une copine d’école, qu’elle a subi des sévices sexuels de la part de son grand oncle depuis au moins l’âge de 4 ans. La famille paternelle rejette Paola devant la preuve de la culpabilité du grand oncle et sa condamnation ; elle l’accuse d’être responsable des faits. La mère et la grand mère maternelle de Paola révèlent au cours du procès qu’elles ont vécu les mêmes sévices sans en avoir jamais parlé ni entre elles, encore moins à d’autres. Paola est placée dans une structure d’accueil. La mère s’est entre temps stabilisée, a eu un autre fils et manifeste le désir de reprendre sa fille. Ce qui lui est accordé sans aucune préparation psychologique ni de l’une ni de l’autre. Paola a 11 ans.
Lorsqu’elle a 12 ans son frère aîné (âgé de 15 ans) vient rejoindre la famille et viole sa sœur plusieurs fois en présence du petit frère (7 ans) qui est cette fois à l’origine de la dénonciation. Le petit frère est éloigné en ITEP pendant la semaine et le grand est éloigné dans une structure d’accueil à temps plein. Il est toujours en attente de jugement au moment où nous nous occupons de Paola, 3 ans plus tard. Paola a un suivi psychologique dans un CMPP qui prend fin au bout d’un an pour congé de maternité puis parental de la thérapeute. La mère change de compagnon et de domicile, donne naissance à une petite fille qui a un an quand nous faisons connaissance avec Paola. Les relations entre Paola et sa mère sont tellement conflictuelles que celle ci demande le placement de sa fille en foyer. C’est alors une succession de fugues et d’aller retour entre les foyers, le domicile de la mère et celui de la grand mère maternelle de Paola. Paola enchaîne les tentatives de suicide, scarifications, automutilations, hétéroagressions. Elle est hospitalisée une première fois à Montsouris pendant 3 semaines après une tentative de suicide. Elle est réadmise chez sa mère et lui casse le bras au cours d’un conflit 3 semaines avant son hospitalisation chez nous. Nouveau placement en foyer, nouvelle fugue, nouvelle agression, gendarmerie. L’ASE est désemparée, les structures d’accueil sont épuisées et les services de pédiatrie refusent de l’accueillir.
Paola nous arrive presque pieds et poings liés au sens propre et au sens figuré.
On me dit que Paola ne supporte pas la frustration et qu’elle explose alors littéralement de colère. On dit aussi qu’elle ne supporte aucun cadre éducatif ni aucune règle de vie sociale.. Je m’attends à affronter plutôt qu’à rencontrer, une psychopathe ou bien une furie.
Dans sa vie à elle, cela semble un événement de plus car elle paraît assez peu surprise au fond, un peu comme si elle était familière de ces lieux.
Que vais-je bien pouvoir faire ?
Il faut aussi pouvoir véritablement s’interposer après s’être imposé dans le cours de la vie de la patiente.
Il faut tenir compte que cet événement de l’hospitalisation, a lieu hors la demande explicite de la patiente.
Première étape accepter les dépôts.
Au commencement était la vie. Sans doute est-ce de cela dont Paola voudrait nous parler : « suis je en vie ? » « Où est le dehors ? » « Où est le dedans ? » Moi, non-moi indifférencié.
Une enfant sauvage avec un visage ingrat, fermé, boudeur, un corps pulpeux, provocant mais aussi maladroit comme celui d’une enfant qu’elle est sûrement encore.
Les conditions de son admission, très violentes ont fait effraction dans notre giron institutionnel. Tenter de s’inscrire dans son champ relationnel revient à faire effraction dans son univers comme si au fond elle ne connaissait pas d’autre moyen pour percevoir l’existence du monde. Paola a t elle seulement conscience de l’existence d’un autre ? Mais aussi a t elle eu d’autre choix que celui de s’imposer aux autres ? Après tout, les circonstances de sa naissance ne nous laissent pas supposer grand chose d’autre. La greffe entre elle et sa mère n’aurait en quelque sorte, jamais pris.
Un condensé de violence : coups, insultes, transgressions, qui oblitèrent notre pensée et qu’il est nécessaire de déplier au maximum. Pour cela l’équipe est là : les infirmiers, l’assistante sociale, le chef de service, les aides soignants, les psychologues mais aussi les autres patients, la mère et la grand mère maternelle.
Le père…où est-il celui là ? Il fait défaut mais sa présence en creux est tout de même là grâce au téléphone et ses promesses non tenues.. Il existe mais dans les coulisses. Paola dit ne l’avoir pas revu depuis 2 ans ; elle lui téléphone très souvent. Il lui dit qu’il va venir. Elle dit qu’il lui donne des rendez vous mais il ne vient pas. « Avec son alcool on ne sait jamais ». De fait, j’ai pu lui parler et lui offrir un rendez vous mais il n’est pas venu non plus.
Quand sa mère vient à l’hôpital, elle semble s’arranger pour ne pas me rencontrer. Elle vient tout de même aux rendez vous que je lui donne mais elle se livre très peu, parle comme une mère très raisonnable qui commente les égarements de sa fille en disant « qu’elles sont pareilles toutes les deux », « j’étais exactement comme elle au même âge, j’étais révoltée », elle insiste :« exactement pareilles » soulignant sans doute ainsi ce qui se joue pour elle avec sa fille. Elle donne également le sentiment d’être dans le souci de coller à une représentation d’une mère conventionnelle tout en étant distante des évènements qui concernent sa fille. Elle se protège de sa culpabilité et surtout des évènements de sa vie qui, aussi, lui échappent, tout en gardant une certaine illusion sur leur maîtrise. D’ailleurs, elle refuse l’aide de notre assistante sociale quand nous comprenons grâce à Paola que leur situation financière est catastrophique. Paola sous entend un certain alcoolisme de sa mère : antidépresseur ? Elle ne travaille pas depuis qu’elle a eu son dernier enfant et son nouveau compagnon fait un travail de manutentionnaire de nuit. Leur univers est tenu caché pourrait on dire. Je n’obtiens que très peu d’éléments sur les premiers mois de Paola et le moment où sa mère était enceinte d’elle. Mais c’est beaucoup pour Paola. Elle est heureuse d’apprendre « qu’elle était un bébé collé à sa mère. » que j’entends comme une confirmation de la collusion mère – fille.
Je ressens ici, à quel point fait défaut le discours maternel qui normalement porte l’enfant, le contient et lui permet d’appréhender le monde, l’introduit au langage.
C’est cela : Paola est un bébé qui cherche à s’accrocher à la vie. Elle est encore dans l’agrippement quand elle cherche plus ou moins consciemment des rapprochements physiques avec tous les hommes qu’elle croise, mais aussi dans sa recherche de conflits violents avec l’équipe, comme une demande d’amour. C’est la lutte permanente pour la survie. Peu d’espaces de dialogue comme avec sa mère. Tout est envahi par la pulsion de mort. Elle ne connaît que le sexe sans sexuel pour essayer de recoller les morceaux. Pendant ses 3 mois d’hospitalisation, elle mettra toujours l’équipe sur le qui vive quant à des relations sexuelles suggérées, mises en scène ou provoquées.
Comment aborder cette jeune fille ? Comment accrocher ? Comment s’inscrire dans son paysage?
Entre nous il y a eu des scènes violentes, des scènes émouvantes et pourtant, j’ai toujours eu l’impression d’être à côté comme on dit. Est-elle susceptible d’affects ?
Menacée d’implosion.
Aucune imagination. Sait-elle lire, sait-elle écrire ?
Comment établir une relation sans que cela soit une menace d’anéantissement pour elle ?
Elle est arrivée chez nous comme une épave échouée et rejetée par la mer (mère ?).
Paola a appris à se protéger : ne jamais rien ressentir. Cliver dès que ça fait mal même si c’est au prix de la souffrance physique comme elle le montre avec ses fréquentes automutilations dans le service. C’est d’ailleurs certainement à ce prix là qu’elle sait qu’elle est en vie. « Ca soulage » dit elle à chaque fois qu’elle y a recours pendant son hospitalisation. Mais c’est aussi grâce à cela qu’on s’occupe d’elle. N’oublions pas que c’est autour de l’annonce des agressions dont elle a fait l’objet qu’elle est entendue. Que l’ASE s’émeut.
Les entretiens avec Paola sont très pauvres. Dans le service elle se manifeste essentiellement par des passages à l’acte. Paola n’est pas dans la parole. Elle ne sait pas parler. Les mots ne la soutiennent pas, ne semblent avoir aucune valeur de confiance (notamment elle guette les moindres moments où je ne peux pas tenir ma parole) et ne lui appartiennent pas tout comme son histoire ni sa vie. Aucun des mots que j’essaie de mettre sur sa souffrance, n’est tolérable. Chaque fois que j’ai tenté de le faire et donc tenter un arrimage pulsionnel, j’étais rejetée avec violence : « ne me parlez pas ! ». « J’vous répondrais pas !». « J’men fous ! ». « J’parle si je veux !». Tentatives désespérées de maîtriser ce qui lui reste.
Pourtant quelque chose se tisse en arrière fond : « elle s’installe » comme disent les soignants faisant allusion aux posters qu’elle épingle aux murs, aux peluches qu’elle apporte, aux valises de vêtements qu’elle trimbale avec beaucoup de fierté.
Elle sait toujours nous émouvoir malgré son air effronté, tapageur ou équivoque.
Elle éveille chez certaines infirmières le sentiment maternel lorsqu’elles l’invitent à fumer une clope, dehors après le dîner. Et alors dans ces moments « off », en dehors de nos entretiens, elle confie les moments de viols de son frère. A une autre qui l’emmène faire des courses vestimentaires elle parle de son père. Elle peut aussi se montrer à la plus ancienne infirmière comme une petite fille égarée, sans foyer, à adopter en quelque sorte. A certains moments, elle utilise une autre jeune patiente et se lance dans une rivalité sauvage (car elles ont le même psychiatre) avec des mises en scène de tentatives de suicide ou passages à l’acte automutilatoires, mais peut aussi s’essayer à la connivence pour tenter de nous mettre en échec. Elle cherche ses repères auprès de notre plus vieil infirmier qui lui rappelle les horaires du levé, sa tenue vestimentaire outrée, ne tolère pas ses insultes.
Paola demande une contenance, parfois violente: ce qui évoque une certaine érotisation de la violence, sans doute pour faire face au démantèlement. Elle expérimente la chambre d’isolement comme une catharsis pour « faire tomber la carapace » et pleure enfin ! sur son sort alors qu’une infirmière lui tient la main tout le restant de la nuit et finit couchée sur une couverture, par terre à côté d’elle. (Ce qui nous a fait regretter de ne pouvoir réaliser des packings faute de moyens et de formation.). Elle n’a pas cessé pendant le temps de son hospitalisation d’alterner des moments de confiance avec des colères incontrôlables, dans la menace suicidaire.
Les entretiens ont toujours lieu à trois ; je la vouvoie d’emblée pour tenter de lui signifier la position de sujet dans laquelle je souhaite la rencontrer. L’infirmière qui nous accompagne fait un peu office de porte parole en rapportant des informations sur la vie de Paola dans le service ou formule ses demandes, rapporte ses passages à l’acte le soir, la nuit quand les angoisses débordent.
Paola m’a appris une chose essentielle : ne jamais tenter d’être SON interlocuteur. Jamais d’entretien seule à seule car sinon les échanges sont rompus : Paola hurle, insulte : « vous m’faites chier avec vos questions !», « vous devriez le savoir ! », « j’ai pas à vous répondre ! » « c’est votre travail ! », « j’parle si j’veux ! », « vous êtes complètement cons ; vous ne comprenez vraiment rien !», ou elle se tait. Elle peut refuser de venir, évite les entretiens car elle dort ou bien est fort à propos introuvable dans le service. Que connaît-elle des rapprochements à part les agressions et les ruptures?
Pour supporter l’insupportable il faut de la place, il faut être plusieurs, des lieux différents, des temps différents, une disponibilité telle que c’est une constellation thérapeutique qu’il lui faut.
Un moi non constitué, une mosaïque, des objets partiels.
Je peux pendant quelques séances pluri-hebdomadaires entreprendre la technique des squiggles (en référence à la technique de Winicott qui consiste à associer des tracés graphiques-« gribouillis » qui servent de support aux échanges). Cela a permis de dire quelques mots sur sa solitude et sa souffrance. Ce qui bien entendu, aboutit de nouveau à l’insupportable : nouvelle régression ! Retour à la case départ : TS, manipulation des uns et des autres, scarifications, luxation des métacarpiens, attèles.. Elle ne veut plus me parler et m’en veut. De quoi au juste ? J’imagine que cela remonte aux origines : avant même de me connaître elle m’en voulait déjà. Je suis peut être cette mère archaïque, celle des origines du monde à laquelle elle reproche d’être là au bout de cette chaîne de générations de femmes à la vie mutilée, insensée, désubjectivée.
Il faut aussi le recours à l’autorité du chef de service, métaphore paternelle pour remettre du tiers entre elle et nous, redonner la loi : elle l’accepte sans problème.
Finalement les relations deviennent plus détendues et confiantes de part et d’autre, témoignant d’un accrochage avec l’équipe. Elle a des permissions chaque fin de semaine pour rentrer chez sa mère ou plus souvent chez sa grand-mère maternelle, il lui arrive même de revenir avant la fin du congé convenu pour venir se confier. Elle réclame sa sortie au bout de trois mois. Je la lui accorde parce que je pressens que nous sommes arrivés au bout d’une étape, de ce que l’on peut lui proposer pour le moment.
A sa sortie, Paola a pris soin d’adresser à chacun des membres de l’équipe un petit mot. Des petits mots d’affection répartis entre tous (sauf le Docteur Dana ou moi évidemment) et qui parlent, en creux, d’un certain chemin qu’elle a pu faire avec notre équipe : désormais :« si ça chauffe trop entre sa mère et elle , elle ira prendre l’air dehors ».
Je crois qu’on peut dire qu’elle a accomplit un travail d’apprivoisement de sa violence grâce à la contenance de l’équipe. Elle nous a montré comment faire notre travail, à plusieurs voix, pas à pas, travail d’accompagnement de ses mouvements de construction et de régression, à son rythme.
La rupture avec elle mais aussi entre nous, nous a sans cesse guettés. La nécessité du nombres des synthèses, recourir au rôle de superviseur du chef de service pour lier les morceaux, celui du cadre du service pour soutenir les soignants souvent au bord de l’épuisement témoignent de sa forte sollicitation institutionnelle et des enjeux transférentiels.
C’est à la suite d’une réflexion avec mon chef de service que cette intervention s’est intitulée « faire parler les franges » car sans doute s’agit il bien de cela : aller chercher l’improbable, dans des replis du matériel transférentiel jusque dans ses aspects les plus tenus, fragiles. Etre à l’affût du moindre signe que la patiente va pouvoir nous faire. Car sinon, sur quels bords faut il travailler pour circonscrire le vide et contenir les angoisses d’effondrement, d’anéantissement ?
On aurait pu prendre cette histoire par bien des aspects et il y a matière à bien des réflexions. Cependant, ce qui m’a paru intéressant dans le cadre de cet échange autour de la rupture, désinsertion et subjectivation c’est de montrer à quel point notre travail commence par une adoption mutuelle et réciproque. Toute ma réflexion a été tournée vers l’élaboration d’un dispositif permettant l’accroche avec la patiente. C’est à dire la mise en place d’un nécessaire suffisamment bon pour autoriser l’installation d’un transfert. Faire en sorte que celui ci soit possible, provoquer la rencontre, la rendre vivable et viable, lui permettre d’advenir.
C’est ce qu’a permis l’institution.
Par le moyen des transferts latéraux, chaque membre de l’équipe peut être utilisé dans une position différente.
En retour c’est l’ensemble institutionnel qui fait unité et autorise la construction d’une adresse.
Ainsi peut s’ébaucher le scénario d’une vie dont le patient devient sujet.