Bertrand Lahutte
Nous connaissons l’origine du terme hallucination, par ce qui est probablement sa première définition. Jean-Etienne Esquirol écrit sur ce sujet : « Un homme qui a la conviction intime d’une sensation actuellement perçue alors que nul objet extérieur propre à exciter cette sensation n’est à portée de ses sens, est dans un état hallucinatoire : c’est un visionnaire. »
Cette assertion fondamentale ouvre le champ de ce que sera la réflexion psychiatrique à venir. Esquirol nous donne plusieurs indications :
– Il situe l’hallucination comme un élément perceptif particulier : « une sensation actuellement perçue ».
– Ce phénomène est inaccessible à un quelconque observateur.
– Enfin, cette expérience perceptive est indubitable. Il s’agit « d’une conviction intime ».
Perception ou croyance ?
Etonnamment, tout semble en germe dans cette courte définition, alors que nous constatons, en particulier dans le courant du XIX° siècle une floraison de questionnements. Nous pouvons les regrouper autour de deux positionnements distincts : une perception sans objet, versus une croyance erronée.
Pour les uns, et en particulier Benjamin Ball (1853), l’activité perceptive déviante est au premier chef. L’hallucination est polymorphe, polysensorielle : « Quiconque croit voir, entendre, flairer, goûter, toucher directement, tandis que la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, les téguments ne reçoivent qu’une impression : celui-là est halluciné » pour reprendre la phrase de Jean-Pierre Falret (1851).
Pour les autres, l’erreur porte sur le jugement, sur cette croyance, dont le qualificatif d’erronée ne semble guère discriminatif. Le délire n’a-t-il pas non plus été qualifié d’égarement, de déraison, ou d’erreur du jugement ? Le thème de l’erreur apparaît ici. Il s’agit d’un ratage en référence au normatif. « C’est une erreur de l’esprit dans laquelle les idées sont prises pour des réalités et les objets réels sont faussement représentés sans qu’il existe un dérangement général des facultés intellectuelles » (Crichton, 1798). Cette hypothèse marquée par une dominante imaginaire ou intellectualisée, occulte alors le caractère de « sensorialité » de l’hallucination. C’est en effet par la qualité sensible de son vécu qu’elle peut être saisie et évoquée. L’ « intime conviction » d’Esquirol est ici perceptible. « Ce symptôme est un phénomène intellectuel, cérébral, les sens ne sont pour rien dans sa production : il a lieu quoique les sens ne fonctionnent pas, et même lorsque les sens ne fonctionnent plus. » Toutefois, il convient de rappeler l’influence supposée des passions pour cet auteur. La déraison est en lien avec un esprit troublé. Cette référence à la croyance présuppose une correction, une rectification possible. Elle reste profondément ancrée dans la norme, dans le général.
Un pas suivant est franchi par la distinction faite entre hallucination et illusion. La question au travail est celle des fausses perceptions. « Ceux qui prennent leurs sensations pour des images et leurs imaginations ou leurs fantasmes pour des sensations. » (Boissier de Sauvage, 1768). L’illusion fait recours aux sens, mais il s’agit d’une sensorialité altérée, en lien avec un grand nombre de facteurs, physiques ou physiologiques. L’illusion est une expérience courante. Toutefois, elle se caractérise dans les tableaux pathologiques par une possibilité de rectification, qui est située comme un critère distinctif. L’erreur est ici fondatrice de l’illusion, renforçant sa dépendance aux organes de sens. Ceci n’est pas sans engendrer une certaine ambiguïté. En effet, devrions-nous considérer dès lors, que l’hallucination est une perception sans objet, avec une altération de la croyance en cette perception, tandis que l’illusion est une altération de la perception d’un objet, sans croyance pathologique en celle-ci ? Ce raccourci assez simpliste pointe la confusion en lien avec l’emploi de ces registres (celui du « perceptible » et celui du « raisonnable »), mais aussi l’importance, qui ne cessera de s’affirmer par la suite, du présupposé organique causal, soit une question spécifique, celle de l’étiologie des troubles.
Sortie du phénomène perceptif
Par ailleurs, même lorsque les hallucinations semblent se produire « sans le secours d’aucun sens », selon les termes de Jules Baillarger (1842), le malade reste tout de même persuadé qu’il subit des influences extérieures à sa personnalité. Le sujet est visé par cette production. Pour certains, elle vient d’un autre. Cette donnée, relative à l’attribution du phénomène, reste hors du champ des réflexions, mais Baillarger ouvre une autre voie. Partant du constat que les hallucinations « dites de l’ouïe » sont plus fréquentes que toutes autres, il en distingue une catégorie particulière, rebelle à l’investigation classique, qui repose sur un questionnement pragmatique : sont-elles des bruits, des mots, des phrases, d’où viennent-elles, de quel côté, combien sont-elles, etc. En 1846, il distingue les hallucinations psychiques, des hallucinations psychosensorielles. Baillarger les décrit comme des phénomènes de pensée, ou voix intérieures, sans sensorialité et sans spatialité. « Les voix sont, les unes intellectuelles, et se font dans l’intérieur de l’âme ; les autres, corporelles, frappent les oreilles extérieures du corps. » La direction est donc donnée vers l’étude du « langage intérieur ».
Troubles du langage
Cette trouvaille reste en gésine jusqu’à sa reprise par les grands noms du XX° siècle. Néanmoins, elle ne se fait pas sans tenir compte des développements conjoints de la neurologie, notamment de l’école « localisationniste ». Citons Paul Broca et Carl Wernicke. Il semble important de souligner que les premières localisations cérébrales établies avec précision concernent l’émission et la réception du langage articulé. Un parallèle s’impose donc logiquement entre l’étude des hallucinations et celle de l’aphasie.
Jules Séglas n’y échappe pas, ce qui l’aide à faire la distinction entre les hallucinations de l’ouïe et les hallucinations verbales, qui relèvent du langage. La sortie des impasses du sensoriel, mais aussi de celles de l’intérieur et de l’extérieur se profile. Elle se réalise cependant par une approche « quantitative », soit la mise en tension de phénomène hallucinatoire avec les aphasies : d’un côté trop de langage et de l’autre pas assez… Ceci rejoint la conceptualisation d’une excitation des zones du langage, potentiellement à l’origine un excès de langage, produite par Tamburini, dès 1890. Selon ses termes, « l’hallucination finalement, c’est peut être un excès de langage pour ne pas dire de langage intérieur. »
« Le rapprochement de l’hallucination verbale des syndromes aphasiques devait inévitablement entraîner pour les hallucinations un groupement parallèle à celui qui distinguait les aphasies suivant qu’elles affectaient le langage de réception ou celui de transmission. Ainsi se trouvait-on amené à distinguer les hallucinations […] psycho-sensorielles […] et à côté d’elles les hallucinations psychomotrices, ainsi dénommées parce qu’au lieu de perceptions sensorielles, auditives, elles s’accompagnaient de mouvements d’articulation automatiques, plus ou moins évidents pour l’observateur et plus ou moins conscients pour le malade, qui en faisait non plus des paroles entendues par l’oreille mais un langage parlé. […] Plus tard, dans ce bloc des hallucinations psychiques, à côté des hallucinations psychomotrices, fut distingué un autre groupe, celui des pseudo-hallucinations verbales, dans lesquelles le côté psychomoteur n’est plus représenté par des mouvements, mais par des manifestations d’automatisme verbal en rapport avec un profond sentiment d’automatisme. En résumé, ce qui fait maintenant la caractéristique de ces phénomènes ce n’est plus de se manifester comme plus ou moins semblables à une perception extérieure, c’est d’être des phénomènes d’automatisme verbal, une pensée détachée du moi, un fait, pourrait-on dire, d’aliénation du langage. »
Les hallucinations psychomotrices se rattachent à une hyperactivité du centre moteur du langage articulé, tandis que les hallucinations psychosensorielles ont plutôt à voir avec les centres auditifs du langage. Séglas reprend l’idée selon laquelle le sentiment de représentation du mouvement est produit de façon excessive ou décalée avec l’action de langage, créant chez le sujet l’impression que ses paroles sont effectivement prononcées, alors qu’il ne se passe rien. Cette notion d’association entre hallucinations et production de mouvement au niveau du larynx est nouvelle par rapport aux anciennes théories : l’hallucination n’est plus seulement corticale, mais a aussi à voir avec la mâchoire et le larynx. Il s’agit d’une « théorie motrice » des hallucinations.
A titre d’anecdote, bien plus tard, en 1949, Gould a expérimenté autour la relation entre hallucinations et discours interne. Il a étudié un schizophrène qui entendait des voix de façon presque continue et a montré que ce patient émettait fréquemment des sons au niveau du nez ou de la bouche. Cette activité subvocale fut amplifiée grâce à un micro et s’avéra semblable à un discours chuchoté, qualitativement différent du chuchotement volontaire du patient. Sur la base du contenu de ce discours et de ce que le patient en dit, Gould a conclu que le discours subvocal correspondait aux « voix ». Si les hallucinations sont la conséquence d’un discours subvocal, il devait dès lors être possible de les supprimer en occupant la musculature vocale d’une façon quelconque. Bick et Kinsbourne (1987) ont montré que le maintien de la bouche grande ouverte réduisait les hallucinations auditives chez 14 schizophrènes sur 18, alors que d’autres manœuvres telles que serrer le poing n’avaient aucun effet.
Accidents et automatismes
Si les travaux de Baillarger ont permis de générer une avancée aussi fondamentale que celle de Séglas, nous devons également souligner ce qu’il plaçait comme une condition commune au développement des diverses formes hallucinatoires. Il s’agit de « l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination ». L’« automatisme de l’intelligence » devient dès lors une donnée incontournable de l’étude du champ des hallucinations. Son travail sur la « dissociation automaticovolontaire » préfigure le corpus des recherches sur la substitution d’une parole automatique (le juron, l’exclamation…), à l’expression verbale volontaire.
Entre en jeu, dès lors, Clérambault, dont le mécanicisme pousse peut-être à l’extrême la place du support organique conféré à son syndrome d’automatisme mental. Ici, l’anidéisme causal des phénomènes primordiaux veut dire clairement qu’ils sont étrangers à toute signification psychologique. Ils sont qualifiés de positifs, constituant alors les déchets de la pensée normale, ou de négatifs, figurant les ratés de celle-ci. Pour cet auteur, la qualité de ces accidents formels de la pensée leur confère une valeur de condition initiale du développement historique des psychoses hallucinatoires.
La construction organodynamique d’Henri Ey, quant à elle, s’appuie sur la perspective de Jackson, selon laquelle, aux « centres » des localisationnistes sont substitués des « processus » fonctionnels, se déployant selon une hiérarchie de « degrés », étageant les mouvements psychiques du plus automatique au plus volontaire. Prenant le contrepoint de Clérambault, Ey place la signification délirante comme première. L’hallucination est formée par la croyance délirante. Pour lui, l’automatisme reste un accident, en ceci qu’il déroge à un déterminisme finaliste, naturel.
L’approche cognitive : opératoire et cloisonnée
La neuropsychologie cognitive semble structurellement proche de la formalisation organodynamique. Il est possible de l’envisager selon différents niveaux, différentes « couches », qui ne sont pas censées – normalement – être abordées en dehors d’un simple appariement : les trois « C », Cerveau, Cognitions, Comportement. La pente à la corrélation transversale semble aussi tentante que glissante.
Les travaux de Frith fournissent une approche à la fois globale et pointue des différentes conceptualisations des sciences cognitives en lien tant avec les hallucinations qu’avec le délire. Il est à noter d’emblée la relative indistinction existant entre ces deux phénomènes.
Il distingue tout d’abord les théories des hallucinations fondées « sur l’input » : elles soutiennent que les hallucinations surviennent quand un stimulus externe est perçu de façon inadéquate. Sont alors en cause un échec de discrimination, ou des « biais » anormaux. Puis nous trouvons les théories des hallucinations fondées « sur l’output », qui soutiennent que le patient se parle à lui-même mais perçoit la voix comme provenant de l’extérieur. L’apport personnel de Frith est celui du « self-monitoring » : « Si les hallucinations sont effectivement produites par un discours intérieur, le problème ne porte pas sur l’existence d’un discours intérieur mais sur le fait que les patients soient incapables de reconnaître qu’ils ont eu eux-mêmes l’initiative de cette activité interne. Les patients attribuent à tort ces actions auto-initiées à un agent externe. »
L’ouverture actuelle des neurosciences : hémi-négligence et perception subliminale
Après l’engouement des années 80, les travaux des cognitivistes se sont heurtés aux limites de la conceptualisation. L’apport actuel de l’imagerie cérébrale ouvre de nouvelles perspectives, de nouveaux espoirs, avec un curieux retour au XIX° siècle et à sa défectologie clinique. Ici, la gloire n’appartient plus aux aphasiques, mais à une rareté neurologique : l’hémi-négligence. Elle mène les auteurs modernes à tenter de définir les limites d’un « nouvel inconscient », « inconscient cognitif », dans une entreprise des plus ambitieuses : « […] nous avons pris acte de l’échec retentissant des tentatives de « rafistolage » des théories néojacksoniennes consistant à abandonner l’idée d’un inconscient logé dans notre cerveau archaïque, pour mieux préserver l’autre idée centrale héritée de Jackson, celle d’un cloisonnement étanche entre certains secteurs de notre cerveau qui seraient dévolus à la conscience, et d’autres régions anatomiques qui hébergeraient nos processus cognitifs inconscients.
C’est la solution que nous avons appelée conception « topique » de la conscience et de l’inconscient […] Les patients hémi-négligents, ainsi que l’étude des corrélats cérébraux de la perception subliminale des mots chez les sujets sains, nous ont permis [de révéler] l’existence de représentations mentales inconscientes au sein même des régions cérébrales de la voie visuelle ventrale. » (L. Naccache)
Le XIX° siècle serait-il donc revenu au primat du perceptif et du sensoriel ?