« Et si un jour mes enfants me demandaient des comptes ? »
Dario MORALES
Les changements de la parentalité interrogent la place du père dans la société, ainsi que les repères familiaux hérités qui la structurent. Cela est d’autant plus sensible quand il s’agit de qualifier le père, surtout lorsque celui-ci ne semble être présent que sous la modalité de père géniteur, père réel. Ce fait évoqué à maintes reprises dans la clinique sous le mode « père absent ou du père qui a abandonné » va nous occuper ce soir. Qu’est-ce qu’être père dans les dire d’un père déchu de son statut de père parce que maltraitant et carent, lui-même ayant rencontré la jouissance réelle de son propre père, et qui du coup ne peut jouer son rôle d’agent de la castration pour ses enfants ? Son défaut, ses failles, nous permettront de savoir davantage et d’interroger ainsi « l’efficience du vrai père » qui désigne celui qui rempli sa fonction imaginaire de castrateur au nom du père symbolique, car la clinique nous apprend que lorsque le père n’est présent que sous sa forme concrète, empirique, cela semble avoir des effets ravageurs, du moins problématiques, plus que fondateurs, dans le vécu d’un sujet devenu entre temps, père.
Il s’agit donc ce soir, de cerner le statut du père, grâce à une démarcation négative qu’on pourrait appeler « symptôme père », suivant l’annonce que fait Lacan dans le Séminaire XXII, RSI, leçon du 21 janvier 1975, en résonnance avec le Séminaire V, Les formations de l’inconscient, dans sa leçon de Janvier 1958, dont il rappelle à propos du père, qu’il ne s’agit pas de sa situation familiale, ni de sa présence ou son absence dans la vie familiale. Le père qui nous interroge ici est le père dans sa fonction symptôme ; père pris dans sa fonction symbolique au sein de l’Œdipe, ou suivant la logique quadripartite, que la clinique psychanalytique tient pour fondatrice, du point de vue psychique, mère-enfant-père-phallus. Je rappelle cela en préambule pour prévenir les remarques qui pourraient se dresser si l’on se réfère uniquement au père dans la quotidienneté familiale, faussement absent parce qu’incarcéré, ou massivement présent parce qu’en chômage de longue durée, ou banquier à la retraite qui consacre tout son temps au jardinage de sa maison.
Etre incarné comme quelqu’un de particulier et de pouvoir devenir « symptôme père », renvoie au fait que le dit père est une métaphore, rappelez-vous que la métaphore est une figure linguistique qui entraîne un gain de sens. On y accole à cet homme, un mot qui existe déjà (père) et celui-ci gagne, dans les faits, un nouveau statut. Le père est donc, un fait de langage. C’est comme cela que j’entends le statut de la métaphore – une figure qui crée un nouveau sens, interprétation d’un réel qui ne demandait rien mais qui produit une assignation. D’ailleurs du point de vue légal, en déclarant, l’enfant, la déclaration assigne une fonction, une représentation. Elle fait de lui, un père. Une première conclusion s’impose, en tant que métaphore, le père est une fonction ; il en va de même pour la mère, qui n’est pas non plus une personne mais un signifiant – le signifiant du désir.
Si l’on regarde de plus près, la fonction de représentation est désignée par la mère pour que cet homme occupe la place et puisse faire le père, pour faire du père. Il arrive d’ailleurs que la mère ne veuille pas sa représentation, qu’elle l’autorise entièrement ou en rechignant, elle peut aussi l’escamoter sans autre forme de procès. Il arrive aussi qu’elle assène que c’est bien lui le père, sans discussion, une fois pour toutes ; ou bien que ce n’est pas du tout lui mais que cela ne tire pas à conséquences. Je cite encore Lacan : « ce qui est essentiel, c’est que la mère fonde le père comme médiateur de ce qui est au-delà de sa loi à elle et de son caprice, à savoir, purement et simplement, la loi comme telle » (ibid, p. 191). Bien entendu, le père n’introduit pas la loi comme si jusque-là aucune n’y était à l’œuvre, il présentifie juste une loi qui est la loi du désir dont tout un chacun – reste redevable. Ce n’est pas le père qui est, lui, la loi, ni non plus la mère ; la loi est ce que le père représente, ce dont il est l’emblème mais nullement le détenteur, moins encore l’auteur. Quant à la loi comme telle, il s’agit, non pas d’une loi en particulier, mais de la postulation d’un principe irréductible à la volonté de l’un ou de l’autre, que ce soit, le soi-disant caprice de la mère ou la supposée toute-puissance du père. Cela veut donc dire qu’est père celui qui occupe la place et ce n’est donc pas une tautologie de rappeler qu’est père celui qui en occupe la place. Mais occuper cette place suppose des conditions particulières. C’est ici que la clinique vient nous interpeller. Bien entendu c’est au cas par cas
Je rappelle, en premier lieu que la difficulté ou l’objection à occuper la place du père ne provient pas toujours de celui qui est censé s’y installer (j’avais avancé que le désir ou le caprice de la mère y est aussi pour quelque chose) ; d’autre part, cette désignation requiert le consentement de celui qui est visé par le Nom-du-père qui se prête à endosser pareille appellation, à s’y reconnaître et à y être reconnu, qui consent à s’y glisser, à s’en parer, à la faire sienne. Les dérobades sont plus que fréquentes. Il a beau être celui qui dans la maison parle fort et se réserve le dernier mot dans les décisions importantes, encore faut-il qu’il soit convaincu que cette place lui revient effectivement, qu’il est à même de l’habiter, que ses dires prennent leur source. Enfin faut-il encore qu’il désire être à cette place, qu’elle lui convienne, ce qui d’ailleurs ne dépend, ni uniquement de lui, ni uniquement de sa seule décision consciente. Si l’on avance, la femme est femme parce qu’un homme la veut, mais pas forcément son conjoint ; il est homme parce qu’une femme consent à être l’objet de son désir, mais pas forcément celle qu’il imagine. Ces logiques entrecroisées ne s’encastrent pas parfaitement, elles s’excluent parfois, et déclenchent à l’occasion des enjeux multiples auprès de l’enfant et des parents.
Mais il y a aussi l’enfant. Son entrée en scène n’est pas anodine. C’est autour de lui, que l’un ou l’autre s’autorisent de faire non office de père ou de mère. Obéissance, révolte, dialogue. Voilà une triade des conduites présentes dans l’échange intrafamiliale qui loin de mettre tout le monde sur un pied d’égalité, font apparaître le statut actif et entreprenant et de la mère, et du père et de l’enfant. Si la mère est une femme parce qu’un homme la veut, encore faut-il qu’elle désire être désirée par lui ; si le père dit la loi, encore faut-il qu’on lui donne l’occasion de le faire ; s’il impose son autorité encore faut-il que les destinataires ne s’insurgent pas trop, encore faut-il qu’il s’y croie et qu’il fasse croire.
Ces conditions prennent corps selon de multiples modalités, ces configurations convergentes et contradictoires nomment ce que l’on pourrait appeler « le père symptôme » qui est finalement un homme qui a le « symptôme père » et qui implique qu’il prenne soin de ses enfants, pas forcément sans symptômes mais l’important est qu’il ait le symptôme père. Cela ne veut pas dire qu’il lui faille se prendre pour un éducateur ou un législateur, et surtout pas se prendre pour la Loi ; un père plutôt en retrait sur tous les magisters précise Lacan ; il n’est pas non plus un père démissionnaire ; un père du juste milieu ; qui paraît renvoyer au juste milieu entre le père interventionniste et le père absent. Que veut dire prendre soin paternel de ses enfants ? Cela comporte, la notion de souci. Pas de modèle idéal mais ce qui compte est le souci de ses enfants et de leur avenir : quelle que soit la manière dont il l’appréhende. Jetez un coup d’œil à l’ouvrage de Jean Delumeau et Daniel Roche, Histoire des pères et de la paternité ; il y des styles au pluriel de père mais l’invariant est le soin paternel, le souci quant à l’avenir des enfants. Mais la clinique lacanienne ajoute au symptôme père une notion de père-version. Ce qu’il appelle père-version paternelle c’est que « la cause en soit une femme qui lui soit acquise pour lui faire des enfants ». Cela renvoie à la femme comme partenaire-symptôme mise en place d’objets cause du désir, soit la femme comme objet a partenaire du père.
A présent, je vous propose de dérouler le cas de M. R qui nous permettra d’aborder à partir de ses impasses rencontrées, ces différentes conditions.
- R, âgé actuellement d’une cinquante d’années a fait deux longues incarcérations ; la première dans les années 90, condamné à 5 ans pour viol sur mineur et puis entre 2011-2015, condamné à 7 ans dont 4 ans ferme pour violence envers ses enfants, et le viol de la mère de sa compagne. Il a d’abord rencontré la mère avec qu’il a eu une liaison mais il s’est rapidement intéressé à sa fille handicapée mentale, âgée de 16 ans. Ils ont vécu les trois sous le même toit pendant 6 ans. Deux enfants sont nées de cette relation. Il n’a jamais rompu avec la mère car ils partageaient la même chambre, les enfants dormaient sur un lit superposé à celui des parents. Suite à des plaintes des voisins pour coups et violence verbale, les services sociaux décident d’intervenir ; au cours de la période où un placement des enfants alors âgés de 4 et 2 ans est envisagé, R. viole la mère de sa femme. Les enfants sont alors placés et les parents déchus de leur autorité. Condamné à sa sortie de prison à 3 ans d’obligation de soins, au cours des entretiens, il aborde devant moi sans trop développer et pendant plusieurs mois ses angoisses liées à la recherche de travail et d’hébergement. Il a fini par trouver un travail d’agent dans une déchetterie et il ne vit plus à l’hôtel, une association lui a financé un studio. Peu à peu il vient à aborder l’envie de voyager, de s’offrir des cadeaux, et récemment « les petits riens de la vie », ce sont ses mots, font place à une interrogation sur les actes et depuis peu il « ose » interroger sa solitude. Je suis la seule personne avec qu’il échange régulièrement. « De ma vie, dit-il, j’ai l’impression de vivre hors le temps et de ne pas avoir un espace à moi ». Récemment une assistante sociale lui a expliqué qu’il pouvait avoir rapidement un appartement ; cette proposition l’a angoissé et lui fait réaliser le vide, d’avoir tout perdu. Avoir un chez lui, lui fait peur, du coup il nous confie avoir gardé en prison le silence sur les raisons de sa violence. En prison, il n’était pas chez lui, il ne se sentait pas obligé de penser, mais maintenant qu’il a un chez lui, il a peur de ses pensées, il se sent trop encombré par une scène qui revient sans cesse : « je suis comme happé depuis mon enfance par une scène qui me regarde encore et dont je n’arrive pas à m’en détourner ». Son père l’a en effet violé à multiples reprises, entre 6 et 9 ans ; il avait peur, il « se laissait faire », une fois pour lui échapper il s’est caché en vain derrière un paravent. Sa mère souvent absente, n’aurait rien vu, rien su. Suite à la rencontre avec la jouissance paternelle il dit avoir décroché – affectivement, scolairement, socialement ; à la séparation des parents, il a été placé dans un foyer ; il est sorti de cette « passivité » lorsqu’il a fallu défendre sa peau de la violence des camarades.
Dans ses dires, il y a une prégnance du réel, qu’il rapproche dans sa façon de parler, à son père. Il construira ensuite un père imaginaire, je reviendrai. Du père, on retiendra à ce stade plutôt la violence et la carence affective. Il explique que plus tard il a eu une formation : il n’arrivait pas à se fixer sur une occupation, il part alors à la dérive, « au fond de lui gisait quelque chose de vide, quelque chose d’effrayant ». A 20 ans, il rencontre une fille, il ne savait pas comment lui signifier son attirance, la distance à l’autre qui semblait le protéger, vole en éclats – la peur, l’angoisse dominent ; il perd pied ! Se produit alors un profond débranchement social, c’est sur ce versant fécond que se manifeste sa psychose ; des années plus tard, il rencontre près de l’hôtel où il hébergeait, une écolière, il la suit et dans la cour d’un immeuble il lui impose une fellation. Il se fait arrêter parce qu’il se rend au commissariat pour dénoncer son acte. Il expliquera alors ne pas être attiré par des enfants, il la trouvait « petite femme » dans sa façon de marcher ; cette remarque incongrue lui suffit pour expliquer son acte. Voilà la seule certitude. On ne tirera rien d’autre de lui, ni le juge ni l’avocat ni le psychiatre ni le psychologue. En tout cas la pulsion était devenue envahissante, dira-t-il, il fréquentait des prostituées et buvait beaucoup. En prison il a été suivi un temps par un psychiatre mais comme son comportement ne posait pas de problème, et n’étant pas très loquace, il a arrêté le suivi. L’expertise psychiatrique conclut par ces remarques, « sujet frustre, immaturité affective, pauvreté dans le raisonnement, anxiété chronique ».
L’acte de se rendre à la police quelques heures après l’agression, à mettre initialement sur le compte de la culpabilité ou des remords, témoigne de la carence paternelle et la recherche tâtonnante d’un père imaginaire ; se présenter au commissariat alors qu’il a tant de mal à expliquer son agir est un fait de structure, une façon de faire que l’Autre donne à cet agir une dimension d’acte sans que lui ait à donner prise au sens. Il expliquera à l’après coup, au fil des séances l’importance d’avoir acté ce fait, « au fond je crois que je voulais me faire punir par quelqu’un qui ne soit pas entaché des fautes ». Cet Autre possède une supériorité sur le père concret ; il a la double face du père imaginaire ; d’un côté, il le pare des insignes symboliques du père, il le punit, mais surtout ce père n’est pas taché de la faute.
A sa première sortie de prison, il rencontre la femme et sa fille dont il a été question au début. Je ne vais pas retracer tous les éléments de son histoire, pour cette soirée, j’insisterais sur le caractère créatif des entretiens qui s’oppose au discours dominant sur la psychose qui enferme cette pathologie dans une dimension déficitaire. Ce qui m’a guidé ici est l’invention de ce sujet dans son travail d’investigation sur son vécu familial, sa tentative de vouloir border l’énigme de ses actes, de s’extraire de sa certitude et de sa capacité à chercher des solutions lui permettant de concilier son existence actuelle et son défaut de lien social. Que nous dit-il ?
Premièrement, ce qui a dominé la rencontre avec la femme et la fille était la solution compensatrice et réparatrice – la femme était investie initialement comme soutenante comme mère et la fille par sa passivité lui permettait, sans trop de risque sur le plan phallique, de jouer au mâle dominant. Il était alors, dit-il, centré sur lui et cherchait à se ressourcer des humiliations paternelles. Il n’y avait pas de place pour un Autre. Les grossesses de la jeune femme ne lui ont pas donné l’accès à la demande ni au désir phallique de celle-ci ; il a vécu ces naissances comme étrangères à lui, « sans raison ». Lors de la première déclaration de naissance, il a hésité à se rendre à la mairie ; pour le deuxième enfant il s’est absenté. Il ne pouvait pas imaginer que le nom de son père puisse être transmis. Il n’a jamais évoqué, il n’évoque jamais qu’il a été père. Cette nomination lui fait défaut. A propos de ces enfants, il évoque ses colères, la maltraitance dont ils furent l’objet. « Je les ai maltraité comme je l’avais été mais ma compagne et ma mère (il fait plusieurs fois le lapsus) n’intervenaient pas ». Il passe en revue, l’identification imaginaire à la femme devenue grand-mère – elle seule savait s’occuper des enfants, sa femme était traitée par la mère comme une demeurée – la jalousie quand il a appris que la mère de sa femme avait rencontré un homme. Enfin, l’insatisfaction sexuelle avec sa femme qui le poussait à fréquenter la mère de celle-ci. Peu à peu, le rejet de sa femme a pris le dessus, le rejet de la mère de celle-ci ; les propos méchants jusqu’à déboucher sur le viol de cette dernière.
Etre père témoigne simplement des impasses entre ce patient et son père ; plus précisément sur ce point qu’est la transmission du nom, la reconnaissance de la filiation. D’abord il investit initialement la femme au nom d’un signifiant qu’est « être protégé ». Il a besoin d’être soutenu par l’Autre maternel. Cette rencontre n’interdit nullement le fait qu’il aborde la fille de celle-ci. Le père symbolique qui dit « non » à cette jouissance n’est pas présent. Se posera ensuite la question de la reconnaissance et de la transmission du nom pour ses enfants. Il évoque à propos du premier, ses hésitations à le reconnaître, à lui transmettre le patronyme, à accrocher cet enfant dans le champ de l’Autre, champ symbolique. Le nom propre qui est de l’ordre du trait, comme nous le verrons, se réfère à des signifiants qui « enracinent le sujet ». Avant de se faire un nom, c’est-à-dire une façon de reculer les limites que le symbolique impose, le sujet doit acquiescer au nom du père. Or ici, le père de M. R. est un père concret, père absent au désir, père de la jouissance, à ce titre père réel – ce père ne tient pas à exercer symboliquement l’autorité, son autorité est la jouissance – d’où les impasses rencontrées par R. lorsqu’il rencontre d’abord la femme et qu’il ne s’interdit pas la fille de cette femme et qu’une fois installé avec la fille, il poursuit ses assiduités avec la mère de celle-ci ; pas d’interdit, donc ; mais ensuite n’ayant pas reçu les signifiants du père qui marquent la différence, il ne peut pas s’autoriser à transmettre le patronyme ; car le nom propre n’est pas un simple signifiant c’est un trait de la différence ; le nom ne se traduit pas comme un simple signifiant d’une langue à l’autre ; il grave en quelque sorte le trait différentiel dans le réel, comme quand on grave son nom dans l’écorce d’un arbre. Ici M. R. ne veut pas s’identifier à ce signifiant pur, signifiant de la différence. Son être de sujet n’en veut pas ! Pour preuve pour le deuxième enfant, il a dû le déclarer, parce que contraint par la mère, mais, au fond, il ne voulait pas le reconnaître ; pis encore, il s’est montré comme vis-à-vis du premier, maltraitant et plus tard, les deux parents ont été déchus de leur autorité. Ces considérations amènent à interroger le statut du père comme symptôme – perversion
Deuxièmement, comment traite-t-il, à présent, la solitude ? « Avoir » un chez soi, je dirais « être » chez lui, passe par l’aménagement d’un espace sans l’Autre, ou bien par un espace ou l’Autre est maintenu à distance. L’Autre n’offre pas encore la possibilité d’un apaisement lui permettant de créer un symptôme, du coup c’est plutôt une solution dans le réel qui est envisagée. Pour preuve, l’aménagement qu’il a fait aussi subir à son corps dans les séances. Lors des entretiens préliminaires les infirmières ne se sentaient pas rassurées. Au début quand il arrivait dans mon bureau, il avait tendance à se mettre près de moi, comme s’il devait pouvoir me toucher, la distance étant infime ; dans mon travail, je ne me mets pas derrière un bureau, les chaises sont du même coté, elles sont simplement disposés en biais, cette disposition aurait pu me gêner ; au contraire, j’ai pu tirer profit de la situation. Un jour il amène un souvenir : « petit, il trouvait agréable de se cacher dans un placard chez sa grand-mère mais une fois il n’est pas arrivé à l’ouvrir, il commençait à étouffer dedans, il a fallu qu’il tape très fort et qu’il rompe la promesse de rester silencieux pour qu’on vienne le sortir ». Je me suis risqué et lui rétorquait que dans mon bureau il n’avait pas besoin d’être si proche car il ne gardait pas le silence ; il a certainement compris car la séance suivante il a mis par terre, entre lui et moi un élément séparateur, son sac à dos. Depuis quelques mois il n’a plus besoin de cet objet ; il garde une distance devenue respectable.
Troisièmement, comment traite-t-il le lien à l’Autre ? Que reste-t-il de ce passé ? Hors de l’activité de salarié qui le satisfait, il ne rencontre personne, pas d’engagement affectif, peu ou pas de sorties, une vie très cadrée. Son passé, femmes au pluriel, enfants, tout cela a été vécu pour couvrir le vide et l’angoisse qui l’envahit ; il pense que cette solution là, le réel de ce vécu à été trop couteux. Aucune signification vient l’aider à élaborer un savoir ; il n’éprouve pas de honte ni de culpabilité, il regrette simplement de s’être comporté de la sorte. Au fond, il vient me voir à la consultation, afin de trouver des éléments lui permettant de s’identifier, de laisser une ouverture, sans avoir à se justifier de son existence, mais de pouvoir s’effacer sous le signifiant pour s’ouvrir à un projet, à un traitement du réel par le symbolique. Cela est venu récemment lorsqu’un collègue de l’entreprise a évoqué le chemin de Compostelle. R s’est rappelé qu’étant enfant il avait accompagné la grand-mère maternelle à Lourdes. Il décide alors de se renseigner sur la signification de Lourdes dans l’histoire religieuse du pays et de la famille. Il prend contact avec la famille d’un oncle ; il apprend que la grand-mère a fait plusieurs pèlerinages pour demander une réconciliation avec la famille du mari dont la haine ancestrale avait couté la vie à un arrière oncle ; R retiendra de cette démarche, l’idée qu’il puisse demander, par exemple, pardon, à quelqu’un… il s’est attelé avec succès ; il a fait il y a quelques mois ce voyage ; à présent, il a appris qu’un fils de cet oncle avait été cycliste, il se prépare pour suivre à sa façon la caravane du prochain tour de France.
En guise de conclusion, R est venu consulter à la sortie de prison parce que l’obligation de soins ne lui a pas laissé le choix ; mais justement de cette contrainte il a fait le chemin jusqu’à affirmer un choix qui dépasse la contrainte de l’obligation. Il a demandé récemment si une fois terminé le temps de l’obligation, il pouvait poursuivre les entretiens, je pense, en effet, qu’il est important qu’il puisse poursuivre un temps afin de mieux affirmer une position subjective. Les voyages ne constituent pas en soi qu’un arrimage mais à l’heure actuelle, il ne veut pas lâcher ce qu’il construit, c’est de lui, qu’il s’agit, et il y tient, au prix peut-être d’une autre forme de socialisation…