Léonardo ARRIETA
Je voudrais ce soir aborder des questions cliniques. Ce sont bien sûr des éléments qui touchent et sont traversés par les représentations théoriques que nous pouvons articuler depuis la psychanalyse, mais cela dans la mesure où celles-ci nous poussent à revenir, encore une fois, à ce que peut nous apprendre l’expérience clinique avec nos patients. Pour ce faire, et face à la question des troubles des apprentissages et de la déscolarisation, j’ai finalement pensé qu’il serait intéressant de parler du suivi d’un enfant psychotique et des aléas de son parcours institutionnel. Comme vous verrez, les différentes facettes que pourra prendre ce parcours ne manqueront pas de nous référer au tissage du travail psychothérapeutique qu’Edgar a réalisé avec moi, ainsi qu’une partie de sa famille. C’est d’ailleurs à partir de ces éléments là qu’on pourra valider ou infirmer l’idée même qu’il soit question de psychose dans la structuration à laquelle nous nous référons, et que la réflexion « quel travail ?» qui encadre cette soirée, pourra tenir sa place.
Tout en gardant ce renvoi aux éléments cliniques qui nous permettent de comprendre comment le déterminisme discursif opère dans de pareilles situations et la manière dont un sujet psychotique peut se débattre avec cela pour se forger un nom et une histoire, j’essaierai de faire un pas de côté, de me déplacer de cette scène déjà connue par nous tous, pour vous faire entendre qu’il sera question avant tout pour moi de places, de lieux, d’espaces et de (dé)placements… qui nous permettront d’aller plus loin, d’avancer sur les traces de l’histoire institutionnelle de cet enfant devenu jeune adulte, afin de questionner des faits cliniques qui sont en eux-mêmes assez parlants, mais peuvent nous renvoyer aussi vers des termes plus familiers tels que la subjectivation, la suppléance, la différenciation des lieux ou l’errance, entre autres. Peut-être que nous aurons le temps d’y revenir lors de la discussion.
Je rencontre Edgar pour la première fois dans un CMP enfants et adolescents lorsqu’il a déjà 10 ans. Il m’a été adressé par une USIS (Unité de soins intensifs du soir qui deviendra avec le temps un CATTP, Centre d’accueil thérapeutique à temps partiel). C’est une Unité qui s’occupe d’enfants en voie de déscolarisation, mais qui travaille aussi avec leurs familles et où le lien avec l’école est le troisième axe qui guide l’intervention. J’exerce moi-même dans cette Unité, en intervenant au niveau de l’élaboration clinique avec l’équipe des soignants, animant un groupe de parents, mais sans avoir un contact direct avec les enfants.
Il est peut-être important de faire remarquer que l’idée d’une prise en charge individuelle en psychothérapie apparaît au cours d’une réunion de synthèse autour de l’enfant. Depuis le temps que j’interviens au CATTP, nous travaillons en donnant beaucoup
d’importance à la différenciation et délimitation des espaces. L’équipe a une longue expérience qui leur a permis de constater à plusieurs reprises comment certains enfants peuvent rapidement aller mieux à l’école et chez eux une fois qu’ils sont accueillis dans l’institution et que l’enfant s’approprie cette dernière, mais que cela passe aussi par un transfert de la symptomatologie vers l’institution. D’une façon où d’une autre, il est question d’accueillir ce qui fait symptôme chez l’enfant, laisser une place à ses troubles pour que dans un deuxième moment cela puisse se déployer progressivement lors des ateliers d’expression personnelle et des discussions informelles, ce qui est à différencier des temps de vie en commun et des temps de devoirs, plus portés vers des aspects relationnels et pédagogiques. C’est ce qui viendra permettre, dans un troisième temps, qu’une prise de parole vienne symboliser l’expérience, ouvrant ainsi la possibilité à une orientation vers un espace de psychothérapie.
Concernant Edgar, nous sommes passés par ces trois périodes au sein du dispositif. Après deux ans de présence à l’Unité, il va mieux à l’école, ses troubles du comportement se sont beaucoup apaisés, il est rentré dans les apprentissages et s’intègre de mieux en mieux au groupe classe. Mais c’est à l’USIS où les choses se compliquent. L’équipe constate qu’après un temps d’acclimatation, Edgar a commencé à montrer des troubles du comportement divers, où des épisodes de grande angoisse et désorganisation sont souvent accompagnés d’insultes, retrait du groupe et isolement. Edgar a commencé à parler de ses grosses peurs et à faire des dessins reliés à sa problématique. Ceux-ci prennent une place prépondérante dans les dernières semaines. Edgar se montre depuis craintif, persécuté, et se met à parler seul en évoquant et en mimant des thématiques reliées à des dinosaures et des monstres. Des monstres qui l’attaquent ou qui le mènent à attaquer les autres enfants de l’USIS. Il est décidé en réunion de synthèse qu’il est temps de mettre en place une psychothérapie, l’équipe commence à parler avec lui de cela.
Je reçois donc Edgar avec sa mère lorsqu’il a 10 ans. Il est scolarisé en CLIS (classes pour l’inclusion scolaire) où ça se passe bien. Sa mère raconte qu’Edgar est sujet à de grosses peurs qui lui rendent très difficile le contact avec les autres. Il peut parler seul dans un coin en s’isolant. Elle le décrit comme quelqu’un qui aurait « plein de bagarres dans sa tête », « il imagine des choses », me dit-t-elle, et m’explique comment cela peut se transformer en des moments où il se montre comme étant traqué, en danger. Questionné à ce sujet, Edgar me dit : « des fois quand je regarde un film, des fois je rêve. Quand je suis réveillé je pense qu’il y a un Tyrannosaure dans ma chambre. C’est de plus en plus gore ». Puis encore, de façon assez énigmatique « Des fois ça me tracasse aussi. Je me souviens plus quel est son nom. Un livre qui a disparu ».
Les moments où Edgar est persécuté, voire halluciné, inquiètent beaucoup madame, qui a vu une recrudescence de ce type d’épisodes au domicile lors des dernières semaines, avec la réalisation de dessins et de jeux autour des dinosaures de plus en plus violents.
Concernant l’historique, la mère de l’enfant a fui son mari, qu’elle avait accompagné vivre au pays, pour revenir en France où elle habitait depuis sa naissance. Elle le quitte après deux ans de vie en commun. Elle décrit cette période comme une vie misérable, où c’est elle la seule qui travaillait pour nourrir la famille et où elle était restreinte sur tout, avec un homme qui ne la considérait pas et avait déjà été chercher une autre fille en mariage. Madame décide de s’évader le jour où son mari lève la main sur elle. Elle part, tout en étant enceinte d’Edgar, et avec une fille d’un an. Son arrivée en France est très difficile, sans travail ni domicile fixe, elle doit loger chez sa mère – qui lui reproche dans un premier temps d’être retournée en France.
Edgar ne connaît pas son père. Selon madame il n’a pas demandé à le voir, elle lui aurait déjà parlé de lui mais ce n’est pas un sujet de conversation. J’apprends dès la première séance qu’un enjeu existe autour du patronyme de l’enfant. Madame m’explique qu’elle a eu des difficultés au moment de l’inscription de son enfant au registre d’état civil. Qu’on lui dit que la deuxième partie du nom n’est pas à inscrire, que c’est une appellation que reçoivent les hommes saints, les guérisseurs, que cela dénote une importance dans le village, mais ne fait pas partie du nom. Edgar porte néanmoins légalement ce nom composé, ce nom qui lui vient de son père, qui le renvoie à cette lignée d’hommes spéciaux.
Madame me raconte qu’elle est alertée des difficultés de son fils lorsque celui-ci a 4 ans, lors de son accès à l’école maternelle. A ce moment là Edgar ne va pas bien, il n’est pas dans le groupe, il n’est pas bien avec les autres enfants, dit-elle. Selon madame c’est depuis cet âge qu’il exprime une anxiété importante, craignant le regard des autres.
Lorsqu’il est âgé de 4/5 ans Edgar est placé avec sa soeur dans un foyer pendant un an. Madame est amenée à se séparer de ses enfants, le temps de trouver un emploi stable et un logement. Elle reprendra la garde après.
A l’entrée en CP, Edgar est inscrit en CLIS. Il présente des troubles du comportement, se bagarre, s’isole, ne rentre pas en contact facilement, évite le regard des autres enfants et de l’adulte. Il peut se mordre les doigts. On le voit souvent débordé par sa vie imaginaire. Très instable, on a du mal à l’évaluer. Il présente un retard dans les acquisitions, n’est pas en place d’élève. Beaucoup de questions se posent en rapport à sa problématique et son histoire, notamment en ce qui concerne une éventuelle orientation vers un hôpital de jour pour enfants.
Il intègre alors l’USIS, à partir de quoi les troubles du comportement à l’école ont tendance à s’estomper. Il est mieux dans sa classe. Il apprend à lire et à écrire, ce dont il est très fier de faire savoir. Néanmoins ses troubles persistent et c’est à l’USIS et à la maison qu’ils se déploient plus fortement.
Puis c’est la période où il commence sa psychothérapie, où très vite au travers des histoires de dinosaures et de dessins Edgar me fait savoir qu’il est question pour lui du monde perdu des dinosaures. Avec des bêtes féroces comme les tyrannosaures qui mangent les hommes. Un monde perdu et interdit, comme celui de Jurassic-park, me dit-il, qu’il illustre avec des dessins très crus, où il est question de dinosaures qui dévorent et déchiquettent des humains. C’est lors de ces séances qu’il me fait savoir qu’il y a une sorte de monstre qui l’intrigue, un « Trésiratops » mort, qui est un grand carnivore, mais surtout un roi. C’est ainsi qu’il dira un jour que c’est bien lui qu’il cherche, « le plus grand monstre dinosaure mort, vécu au crétacé, en Amérique du sud ». Et c’est en parlant de ce monstre qui a un tout petit cerveau, qu’il dira qu’on pense qu’il est bête, mais… qu’il a son instinct de prédateur. J’apprendrai de sa bouche qu’un secret se cache, et que cela concerne aussi bien la vie et la mort que l’évolution des espèces… C’est ainsi qu’il me parle de « Quand les Vélociraptors se transforment en oiseaux »… pour me dire par la suite que « Des fois les oiseaux deviennent complètement fous »… Il sera ainsi amené à s’intéresser à la théorie des espèces et à l’évolution de l’homme depuis le singe. Il apprendra tous les noms des dinosaures, en allant même trouver l’étymologie de leurs noms.
Tel que d’autres enfants qui sont envahis par leurs productions imaginaires, Edgar mime les gestes qu’il dessine et se confond avec leurs histoires, mais s’engage aussi par là dans la possibilité de différencier la réalité et la fiction. Par ailleurs, il peut aussi se dire très inquiet et craignant un danger imminent qui arriverait à sa mère qu’il surveille. Il parle aussi de tueries, de personnes décapitées ou de suicide.
J’appendrai plus tard que ses oncles l’exposent depuis sa toute petite enfance à des films violents pour adultes. C’est comme ça qu’il a vu Jurassic-park très jeune, ainsi que d’autres films où il est question de tueries sous des formes très violentes. Et j’apprends que c’est sa grand-mère qui l’autorise à regarder ces films alors que sa mère s’y oppose ; et que c’est sa grand-mère aussi qui lui achète les figurines de dinosaures. C’est ce qui va me conduire à proposer à cette dame de venir parler de son petit fils. Elle viendra un jour en séance, et c’est ainsi que je saurai que son petit fils est pour elle unique sur terre. Que trois ans avant sa naissance il serait venu lui parler en rêves. Que c’est son petit-enfant, mais aussi son enfant, dont elle s’est plus occupée à sa naissance que sa propre mère, sa fille, qui serait jalouse de l’amour qu’elle lui aurait donné. Pour associer par la suite avec l’autre partie du roman : « C’est le Dieu qui m’a envoyé celui-là. L’amour de cet enfant c’est l’amour de mon père, c’est relié à mon père. » Son père à elle, dont elle lavait son corps pendant les dernières années de sa maladie, corps qu’elle a aussi lavé à la place de sa mère lorsqu’il est mort.
La grand-mère d’Edgar raconte tout cela en présence de sa fille et de son petit fils, tout en disant à la fin de l’entretien que c’est la première fois qu’elle en parle, parce qu’elle pensait qu’on allait croire qu’elle était folle. Ce même entretien permettra par ailleurs à la mère d’Edgar de s’opposer à sa mère, de lui dire que ce n’est pas sa vie mais la sienne dont il est question, ce qui l’amènera à me demander de la recevoir pour parler. Ce que je fais pendant un certain temps, avant qu’elle puisse faire la démarche d’aller consulter au CMP adultes. C’est un temps où elle cherchera à devenir autonome ; elle arrivera au bout du compte à sortir du foyer maternel, à s’installer chez elle avec ses deux enfants. La grand-mère sera reçue par l’un de mes stagiaires pendant un certain temps, elle acceptera aussi quelque temps après l’invitation à continuer ce travail dans un CMP pour adultes.
Dès le début de la prise en charge, Edgar comprend très bien de quoi je lui parle quand je l’invite à m’amener tous ses monstres dans mon bureau, et de les laisser à cet endroit. Il commencera ainsi un travail où les dessins prendront une place centrale. Des dessins d’une violence inouïe, où les hommes perdent leur corps dévorés par des dinosaures-monstres, sont déchiquetés par des explosions, ou exposés à des haches et couteaux qui les morcellent. Il comprendra aussi que tout ce qu’on fait dans mon bureau y reste et ne peut être ramené avec lui, et qu’il y a certains dessins qu’il fait chez lui qui peuvent aussi avoir leur place dans cet espace confidentiel. C’est ainsi qu’il m’offre régulièrement certains dessins qu’il sélectionne parmi ses productions. Il se lance aussi rapidement dans la création d’histoires, des histoires inventées qui cette fois-ci seront différenciées de ce qui se passe dans la réalité. Puis viendront ses spectacles, où il parle en même temps qu’il mime des créations à lui ; plus tard il développera ses scénarios de films. Mais il y a aussi cet espace de parole qu’il continue à investir, pouvant expliquer par exemple comment lorsque les enfants de l’USIS l’énervent il les poursuit pour les dévorer, devenant lui-même un dinosaure à ce moment-là.
Cette première période d’un suivi qui aide l’enfant à se maintenir adapté et à suivre les apprentissages se referme au moment où Edgar a ses 12 ans, et doit quitter non seulement la CLIS mais aussi l’USIS où il s’était fait une place, tout en se différenciant des autres enfants et de leurs problématiques. Les acquisitions qu’il a faites sur le plan scolaire et son comportement actuel aussi bien à l’école qu’à la maison font penser à une orientation autre que vers une institution de soins type hôpital de jour, même si cette option-là est aussi envisagée. La CLIS sera supplantée par une SEGPA (Section d’enseignement général et professionnel adapté). D’un autre côté il intègre un IME.
Je n’approfondirai pas beaucoup ici les éléments qui apparaissent au sein de la psychothérapie d’Edgar, cela nous écarterait de l’aspect plus institutionnel que je souhaite faire ressortir pour vous. Mais je peux tout de même vous dire que dans ce cadre, il va tout au long de cette période inventer des histoires très confuses, où apparaissent régulièrement des néologismes où se condensent des idées diverses. Il devient excessivement agressif à l’oral, et ses créations sont toujours d’une violence sans limites, teintées du rouge du sang et d’explosions morcelantes et anéantissantes. Dans ces histoires délirantes le personnage principal est souvent persécuté par des bandits-militaires qui veulent lui voler le cerveau… La mère est cassée, et c’est lui qui la casse. « Parce qu’elle a eu tort sur toute la ligne et je la casse. Je la casse, je la tue, je lui broies ses os ». Or, son intégration à l’IME semble assez satisfaisante dans un premiers temps. Il n’est pas repéré comme un jeune violent, il ne présente plus des troubles du comportement manifestes.
Edgar passera 3 ans dans le même IME. Si lors des deux premières années ça se passe plutôt bien, pouvant faire ce qu’on lui demande et se mettant au travail, les choses vont changer par la suite. Le climat familial s’est beaucoup détérioré, sa mère ne va pas bien, sans arriver à demander de l’aide pour se faire soigner. D’une part, le père de ses enfants l’a recontactée depuis un certain temps pour lui demander de lui envoyer de l’argent, ce qu’elle a refusé. Depuis, elle a très peur qu’il puisse venir en France pour se venger d’elle. Dernièrement, depuis quelques semaines, le bruit court que cet homme la cherche dans le quartier. D’autre part, depuis que la soeur d’Edgar est arrivée à son adolescence, elle se montre très opposante et rebelle vis-à-vis de sa mère. Elle ne travaille plus, déchire ses cahiers, et a commencé à sortir avec un homme majeur tout en entretenant de mauvaises fréquentations.
Edgar arrive à chaque séance avec énormément de problèmes, avec des scénarios où il se retrouve poussé à agir en défense de sa soeur, de sa mère ou de lui même face aux agressions subies. Il devient particulièrement sensible à l’état de sa mère. Il peut lui demander à longueur de journée si elle va mal ou si elle est fâchée. Madame va en effet très mal, elle va finir par se faire hospitaliser. Edgar est très confus à ce moment-là, il m’informe de comment sa mère est à l’hôpital, « avec un délire sévère » souligne-t-il. « Qu’elle est là bas pour la protéger de la famille, dit-il, parce que la famille veux la tuer ». Il rapporte par ailleurs en séance beaucoup de conflits avec ses camarades, des conflits qu’il règle dans mon bureau en racontant des scènes d’une grande cruauté, tout cela sans se laisser aller à des actes violents dans la réalité, sans passer à l’acte. On me rapporte qu’il commence à décrocher au niveau des apprentissages et à s’isoler à nouveau.
Je constate alors qu’on lui augmente les doses des médicaments de façon importante et j’apprends que le directeur de l’institution le convoque depuis un certain temps dans son bureau. Je saurai plus tard que ce même directeur demandait à cette période à Edgar de venir lui parler régulièrement, et que c’était lui qui se trouvait à l’origine de l’augmentation des médicaments. Peu de temps après, il va d’ailleurs contacter le médecin référent de la famille au CMP pour lui demander des comptes à propos de ce jeune psychotique, en mettant en doute la présence de celui-ci dans son institution. Il s’en suivra une dernière partie de l’année où il cherchera par tous les moyens à faire sortir Edgar le plus vite possible de l’IME, en arguant la nécessité de soins psychiatriques. Edgar passera par une période où il sera particulièrement mal, développant à nouveau des pensées et des conduites paranoïdes à l’extérieur de l’espace de sa psychothérapie. En séance il me dira être très inquiet des idées violentes qu’il a dans sa tête, ayant peur de devenir cinglé, de tuer des gens, de frapper tout le monde. Quoi qu’il en soit, il est rassuré de m’en parler et de reparler de la différence entre la réalité et la fiction. Je l’invite à parler de tout cela, et à ne pas seulement en rester aux dessins. Mais Edgar commence à rater des séances, et j’ai besoin d’insister pour que mes rendez-vous redeviennent réguliers.
Le Directeur de l’IME finira par le faire sortir de l’institution. Malgré son insistance sur la pathologie psychiatrique, Edgar finira par être orienté vers un IMPRO à 14 ans, où il restera pendant encore 3 ans. La transition est un peu difficile pour Edgar dans un premier temps. Il a de grandes craintes vis-à-vis de ce qu’il va trouver dans ce nouveau lieu. Seulement, tout va se finir pour le mieux. Edgar est content de son insertion en IMPRO, il découvre qu’il existe un espace pour réaliser des mangas et qu’il est prévu qu’il puisse intégrer un atelier de création de scénarios. En séance, il continue à me raconter les films qu’il regarde et les scénarios qu’il s’invente. Il dit vouloir devenir quelqu’un de connu et s’amuse à associer son prénom au nom d’acteurs ou d’experts en arts martiaux, il a développé une grande culture dans ces domaines. Par ailleurs, il verbalise ouvertement à quelle place il se trouve assigné dans le discours familial. Face à son intégration à l’IMPRO, où il se confronte à une nouvelle réalité, avec des jeunes assez difficiles, il essaie d’asseoir sa place. Il m’explique qu’il est comme le Parrain dans sa banlieue, que c’est lui qui tire les ficelles. Que tout le monde le protège, qu’ils ont peur de lui. Et que ceux de l’IMPRO n’ont pas intérêt à l’embêter. D’autres fois il m’explique qu’il est l’élu dans sa famille, qu’il est comme un dieu pour tout le monde.
Mais voilà que le père d’Edgar qui avait depuis un temps essayé de contacter et revoir son ex-femme et ses enfants, va finalement apparaître. Ce qui met dans tous ses états la mère, qui se sentant en danger, ne sort plus de chez elle, et finit par arrêter de travailler pendant un temps. Le père a finalement trouvé le domicile de la grand-mère, et il s’est pointé chez elle en lui réclamant sa fille, qu’il est venu récupérer pour la marier dans son village. Il ne tient pas à récupérer Edgar, il n’a pas d’intérêt pour lui. Il en aurait parlé à la grand-mère, qui me dira qu’elle en est restée très choquée, qu’elle a été vexée par cet homme qui lui aurait dit, à propos d’Edgar, « celui-là, tu peux te le garder,… mange-le ! ».
Il s’ensuit une période très difficile pour toute la famille. Edgar se rend compte que sa mère est très affectée et dit en avoir vraiment marre de la situation, mais souligne qu’il n’a pas envie de se suicider. On lui aurait même interdit d’écouter de la musique et de dessiner ! « Soyez à ma place, vous alliez vous tuer ! », ou alors « Tout ce que je veux c’est fuguer ! Il y a 70.000 enfants qui ont fugué, moi je veux faire pareil. On leur laisse pas faire leur vie. Je ne veux pas qu’on décide pour moi. ». Je lui dis que je vais parler avec sa grand-mère pour lui expliquer que c’est important pour lui de dessiner. Il confirme en me disant qu’il souhaite devenir dessinateur.
Finalement, il me semble que l’interdiction de dessiner vient plus de l’IMPRO, de l’atelier mangas. Edgar me raconte que les animateurs n’ont pas apprécié, et à juste titre, que le vampire de son histoire sodomise la fille du collège et la tue dans les toilettes… On lui dit que c’est trop violent et morbide, qu’il provoque. En effet, les thématiques qu’il déploie sont très crues, inspirées des mangas les plus gores et de la réalité, la vrai méchanceté, dit-il. Je
l’invite à faire ses dessins et me les amener plutôt que de les montrer au centre ou dans son quartier, et travailler encore sur eux avant qu’il puisse les montrer aux autres.
Edgar commence à parler régulièrement de sa famille en adoptant une position très critique. Aussi bien vis-à-vis du comportement morbide de sa soeur qui veut se suicider, que de sa mère qui est une hypocrite devant les gens et lui gâche sa vie : elle lui aurait fait la plus grande honte en appelant la police alors qu’il avait 4 minutes de retard ; de ses oncles qui ne travaillent pas, le font regarder des films qui ne sont pas de son âge, lui parlent de pratiques religieuses ou d’interdictions de manger certains aliments. Il y aurait l’un d’entre eux qui provoque des accidents de voiture et s’est acheté récemment un pistolet… Il me dit même exaspéré : « Ils l’amènent voir des voyants ! Et ils croient en ce con ! Ma famille c’est des vrais tarés mentales. Une bande de cons, je ne peux même pas leur parler ».
C’est ainsi qu’il commencera à dire qu’il se considère plus chinois ou japonais qu’issu de ses vraies origines. Puis il me questionne aussi sur mes origines. « J’ai honte de mes origines », dit-il en s’affirmant plus comme français que d’une quelconque autre nationalité. C’est par ailleurs le temps où il pousse ses recherches sur l’histoire des réalisateurs, me parlant surtout de Tim Burton, pour qui il a une grande admiration. Il m’informe ainsi sur comment cet homme qui est passé par l’hôpital psychiatrique a fait des films à partir de son univers. « Des trucs de dingue ! » Pour dire qu’il a lui-même le syndrome de Tim Burton, et qu’il veut lui aussi créer ses histoires, des histoires à partir de ses rêves, dont le genre est l’horreur fantastique. Il regarde régulièrement des films d’horreur et fiction avec ses oncles, dont il me rapporte les passages les plus violents, qu’il modifie pour les inclure dans ses propres scénarios.
Edgar est absent pendant deux séances et il revient en me communiquant qu’on lui a changé ses médicaments à la suite d’une bagarre à l’IMPRO avec un élève qui le persécute depuis déjà un moment. Il aurait été très violent, en mordant l’autre jeune. Il trouve qu’avec ces médicaments il est plus tranquille et gentil, mais il s’est endormi dans le train et a raté sa station… C’est alors que le médecin psychiatre me contacte au téléphone pour me parler de l’évolution inquiétante d’Edgar, et de comment il envisage une orientation dans l’avenir proche. Il serait dans une phase dissociative paranoïde et passe par des moments où il est halluciné. Il ne peut être inscrit dans aucune activité collective, ne supportant plus le regard des autres. Il reste allongé dans les couloirs, parle de se couper les veines. Ce docteur refuse de l’intégrer dans un programme d’orientation en soutenant qu’il relève d’un hôpital de jour pour adolescents. Il finit par m’informer qu’il est suivi par le psychologue de l’institution à raison de deux séances par semaine. J’essaie de lui expliquer qu’Edgar a déjà son espace psychothérapeutique, et qu’il est important de différencier les espaces d’intervention, qu’il a déjà eu des problèmes dans une institution précédente où l’on a commencé à entrer dans ses délires, ce qui l’a fait décompenser. Le psychiatre coupera court à la conversation téléphonique en me donnant les coordonnées du psychologue.
Deux jours plus tard, ce nouveau directeur de l’IMPRO écrit une lettre au médecin consultant de la famille sur le CMP. Il se réfère à Edgar en parlant d’une évolution vers une pathologie schizophrénique de type paranoïde, avec des éléments persécutifs très actifs, générant des conduites hétéro et auto agressives, avec des traversées par des périodes hallucinatoires, menaçant de « massacrer tout le monde ». Sa prise en charge institutionnelle est à nouveau remise en question, dans l’état où il se trouve il ne s’inscrit plus dans les activités proposées, il n’y a pas actuellement de projet d’insertion pour lui à l’IMPRO. Il est préconisé une réorientation.
C’est en parlant de la situation avec le médecin du CMP, référent de la famille, que je réalise quelque chose à quoi je ne m’attendais pas… La personne que j’ai eue au bout du fil, le nouveau directeur de l’IMPRO, est le même médecin qu’Edgar avait déjà rencontré à l’IME, avec lequel il avait décompensé il y trois ans. Le même qui a cherché à connaître et faire ressortir son aspect délirant pour ensuite l’orienter vers un autre établissement… Je constate la gaffe que je viens de faire il y a quelques jours au téléphone, mais comprends aussi que cette même personne n’a pas manqué d’agir dans le même sens qu’auparavant. Et qu’il m’avait contacté pour ne pas avoir affaire directement au médecin avec qui il avait déjà eu des différends… Je contacte le psychologue de l’IMPRO, qui me parle des angoisses de mort du jeune, d’un chaos psychique qui le relègue à la périphérie de toute activité, évitant le contact avec les autres. J’essaie de lui expliquer comment cela c’était déjà produit dans l’institution précédente, avec le même directeur. Qu’une fois qu’il a été questionné sur ses pensées et sa vie psychique en dehors de sa psychothérapie il a vite décompensé et ses délires ont envahi l’espace de l’institution. Ce psychologue semble comprendre la situation, mais il me dit qu’il ne pense pas arrêter abruptement son suivi. J’ignore si cela lui cause des conflits avec son supérieur, mais lors des courriers qui s’en suivent on est informé de son départ de l’IMPRO. D’autre part, le courrier insiste sur un état psychique qui ne lui permet pas de s’inscrire dans les activités qu’offre l’institution et souligne la nécessité d’une orientation, en fixant une échéance de trois mois pour qu’Edgar quitte l’IMPRO. Ils auraient déjà contacté le CMP adultes pour avancer quant au relais vers la psychiatrie adultes.
A cette étape de la cure, je constate qu’Edgar recommence à rater ses rendez-vous. Ses présences sont irrégulières, il peut rater trois rendez-vous consécutifs, et revenir comme si de rien n’était pendant un temps régulier, mais avec trop de choses à déverser, particulièrement envahi par ses productions imaginaires, avec des scénarios de fin du monde et des tueries qui touchent sa mère et sa famille, où lui se suicide ou meurt dans des conditions terribles. En parlant de l’IMPRO, il me dit qu’il n’arrive plus à parler avec les gens, qu’il ne peut pas les regarder. Il n’ose pas demander le stage qu’il aimerait faire. J’écris un courrier à sa mère en lui parlant de comment son fils reste fragile sur le plan psychologique, qu’il a besoin de rendez-vous réguliers, que lorsqu’il manque à ceux-ci il peut se retrouver en grande difficulté.
Nous organisons une réunion avec l’IMPRO, ils insistent sur l’aggravation de la pathologie et parlent de rupture de liens avec la mère, qui ne vient plus aux rendez-vous proposés. Edgar n’assiste plus régulièrement à ses cours et ateliers, sa sortie est imminente.
De son côté, Edgar peut dire en séance qu’il ne va pas bien en ce moment. Qu’il devient très parano et très peu social. Il se plaint contre les psys de l’IMPRO et dit ne plus trouver sa place auprès des jeunes. Il ne veut plus d’amis sur place, veut quitter l’institution. Il a très peur que les gens le regardent et qu’ils pensent qu’il est malade. « C’est comme s’ils allaient me bouffer », m’explique-t-il. « J’ai eu tellement peur que je suis parti » « j’étais angoissé, crispé ».
Je l’adresse alors au groupe adolescents du CMP. Une demande d’orientation vers un Centre d’accueil de jour axé sur les activités artistiques est par ailleurs relancée par le médecin du CMP.
Après 3 séances d’observations au groupe adolescents, Edgar y est admis, ceci se révèle être une bonne indication pour lui. Les observations des soignants et du stagiaire psychologue après 4 mois au sein de ce groupe me semblent intéressantes à transmettre, ce sont deux rapports qui vont dans le même sens et nous permettent de percevoir le degré d’adaptation qu’Edgar peut avoir dans un cadre où il trouve une place qui lui convient. Il est décrit comme un adolescent qui a bien réussi à intégrer le groupe et à participer aux activités, même s’il est passé par un premier temps en retrait, se positionnant un peu à distance du groupe avant de l’intégrer pleinement. En effet, il a commencé par arriver avant l’heure de début, en se mettant dans un coin de la salle d’attente pour lire les mangas ou les revues qu’il apporte. Ce qui lui a permis de faire connaissance avec un autre jeune du groupe avec qui ils parlent de cinéma et mangas. Ils sont tous les deux passionnés de science fiction et d’histoires fantastiques, ce qui leur permet de continuer leurs conversations lors du trajet de retour.
D’une manière plus globale Edgar leur semble être un adolescent plutôt anxieux sans qu’ils aient été jamais témoins d’un quelconque débordement, ce qu’ils pointent comme étant un signe de bonne gestion de ses émotions. Lorsque les choses lui paraissent trop compliquées, il part se ressourcer dans ses revues, qu’il amène avec lui. Il est très respectueux, voire soucieux du cadre, de ses horaires et des règles. Il est également très respectueux vis-à-vis de l’adulte. Il est décrit comme quelqu’un qui arrive à trouver les ressources pour s’adapter. Son fort intérêt pour le cinéma et la science-fiction le pousse à investir la lecture, s’informer, se documenter, voir des films. C’est un sujet de conversation qui le lie à l’autre. Lors des discussions sur ces sujets il s’anime et reste en lien, mais peut être plus passif si le sujet ne l’intéresse pas. Lors des jeux d’échanges d’opinions, il fait preuve d’aisance, pertinence et de maturité. Il argumente ses points de vue et les soutient.
Je vais continuer à voir Edgar régulièrement à cette période, en m’entretenant aussi avec sa mère à deux reprises pour parler de son orientation. Je retrouve un jeune adolescent beaucoup plus cohérent et moins envahi par la violence. Il parle de ses difficultés à se sentir regardé par les autres, de ce que les autres peuvent penser de lui, des regards moqueurs qui pourraient vouloir dire qu’ils pensent qu’il est un malade, un taré maniaque. Puis de comment il a très peur de se mettre à parler tout seul, qu’il décrit comme le pire qui peut lui arriver, qu’il faut absolument qu’il l’évite. Il se reconnaît comme étant un parano, avec des idées très violentes, ce pour quoi il faut qu’il fasse attention. Par ailleurs, il continue à critiquer les pratiques associées à ses origines et établit des projets concrets adaptés à ses intérêts et à son âge (sorties à Paris, visite à la Japan-expo). Il s’intéresse de plus en plus aux filles. Critique les gens racistes, les intégristes, les sectes, les religions et les guerres. Ne comprend pas l’humain, et se plaint des gens fous qu’il croise, pour finir par dire que l’humain est fou, qu’on est des monstres et pas des animaux. Lui, il est pour les gens de bien comme John Lenon, Coluche, Martin Luther King ou Mickaël Moore, tout en disant que ce dernier va aussi se faire tuer un jour comme les autres. Il respecte les personnes autistes, dont il aurait failli être comme eux. Il cherche à soigner son langage, qui était trop grossier avant. Il se dit style plutôt gothique-science-fiction. Il réalise qu’il a 17 ans, et qu’il a du mal à faire sa vie, qu’il aimerait bien avoir une petite amie, asiatique. Au sujet de ses scénarios, il dit mettre de côté la violence gratuite, s’orientant plus vers le polar ; ce qui ne l’empêche pas de continuer à y inclure des meurtres et des psychopathes violents dans ses histoires. Il dit s’inspirer des films qu’il voit et des mangas sans être dans le plagiat, et parle du fait qu’il n’aime pas les films de guerre, que quand c’est des choses réelles, ça le choque.
Sa mère raconte qu’il a une nouvelle angoisse qui le tourmente : de ne pas réussir dans la vie. Il est devenu très demandeur de travailler, qu’on lui fasse des dictées pour surmonter son niveau. Il met lui-même son réveil et se lève à 6h du matin pour réviser et apprendre. Il est devenu conscient de son retard et cherche à le surmonter. Il participe désormais plus à la vie familiale et maintient sa chambre propre, il range en permanence et dépoussière. Son activité principale continue à être le dessin. Parle beaucoup de cinéma qu’il connaît très bien et apprécie qu’on l’écoute. Il a un seul copain dans le quartier, lequel habite dans le même immeuble, ils se rendent visite régulièrement. Madame pense à inviter à la maison un autre jeune qu’il avait comme copain à l’IMPRO. Il ne sort pas beaucoup vers l’extérieur. Pour aller à la médiathèque il demande à sa mère de l’accompagner. Il refuse d’aller en hôpital de jour, avec ou sans internat, qu’il associe à sa grande peur de se retrouver en hôpital psychiatrique.
Malgré les courriers de la part du médecin du CMP pour éviter la rupture de soins, Edgar est sorti de l’IMPRO. Edgar est alors inscrit par défaut à l’hôpital de jour adolescents du secteur, qui n’a pas comme projet de recevoir des jeunes psychotiques, mais reste la seule option qui est rapidement envisageable. Le courrier que fait le médecin psychiatre du CMP souligne le fait que c’est un jeune qui a appris à faire la différence entre la vie réelle et la vie imaginaire ; qu’il a un bagage culturel important sur le cinéma et les bandes dessinées ; qu’il est autonome au niveau des transports en commun. Concernant le travail scolaire, Edgar dit aimer l’histoire, les maths et la littérature. Il a le projet de devenir écrivain, disant avoir beaucoup d’idées. Il invente des histoires qu’il aimerait mettre par écrit. Il souhaiterait pouvoir bénéficier à sa majorité d’un contrat jeune majeur. Il est passionné du cinéma, songe à travailler dans le milieu, attiré par les effets spéciaux. Il a déjà commencé à faire des petits films avec ses copains.
Après un temps où il est très régulier, et alors que l’hôpital de jour se trouve à côté du CMP, Edgar commence à nouveau à rater ses rendez-vous à la rentrée scolaire. J’ai déjà parlé avec certains intervenants de l’Unité pour tenter qu’une relance se fasse à mon endroit, mais c’est sans succès. La mère ne répond plus aux appels ni aux courriers. Cela se passe très vite, juste deux rendez-vous honorés à la rentrée puis plus rien pendant plus d’un mois… Je m’inquiète de ces absences, et préviens aussi bien le médecin du CMP que l’hôpital de jour adolescents.
Quelques mois plus tard, une synthèse est prévue à l’hôpital de jour. Cela coïncide avec l’arrivée d’un nouveau médecin responsable, qui assume aussi les responsabilités du pôle. J’assiste à une réunion de synthèse où j’entends des avis fort dévalorisants vis-à-vis d’Edgar, lequel est présenté comme un jeune adulte schizophrène, qui ne s’insère pas dans les activités que propose l’institution, qui peut perdre ses moyens en entretien individuel avec le nouveau directeur, et dont les acquis scolaires sont très limités par rapport aux projets qu’il aurait imaginés. La psychologue de l’institution met en causse la place du dessin, en arguant qu’il ne saurait pas dessiner… En fin de réunion, alors que je suis resté 15 minutes de plus par rapport à ce que j’avais annoncé au départ, et que je m’apprête à partir, j’entends mon nouveau chef de pôle me dire que ce que je dois faire est de solliciter Edgar et sa mère encore une fois, et leur signaler que ma prise en charge est terminée, qu’ils doivent désormais aller au CMP adultes. Je suis alors donc officiellement dépossédé d’une psychothérapie qui n’avait plus de soutien réel…
Sans prise en charge institutionnelle qui lui aille, à 18 ans, Edgar se retrouve par défaut sur un hôpital de jour où l’on n’est pas sensé recevoir des enfants psychotiques. Il s’intègre bien, prend part aux activités, se fait des amis, mais tout se fait pour qu’il parte le plus vite de là. Une réunion s’organise pour la passation vers le CMP adultes, je suis prévenu la veille au soir, je n’y assisterai pas.
Un projet d’insertion professionnelle se profile, mais les soignants semblent sceptiques. Edgar demande à aller dans un Internat scolaire pour reprendre les apprentissages.
Il souhaite partir de chez lui pour être plus indépendant de sa famille et prend conscience de l’important retard qu’il a à ce niveau-là. [Le bilan du CIO du secteur (Centre d’information et d’orientation), montre que ses capacités de raisonnement logique sont dans la moyenne, mais il a un retard important en français, notamment en écriture et orthographe ; il a une écriture phonétique. Ses connaissances en mathématiques sont de meilleur niveau, mais restent d’un niveau fin école primaire].
Je serai informé par le médecin du CMP qu’Edgar parle de manquer de confiance en lui. Il craint à nouveau le regard des autres, pense qu’on se moque de lui en raison de son parcours ou de son petit niveau scolaire. Il continue à fréquenter l’hôpital de jour adolescents sans s’insérer vraiment dans les activités proposées. On le voit souvent allongé sur un canapé dans la salle d’attente, ou se promenant dans le site accompagné d’un autre adolescent. Il vient aussi de temps en temps à l’accueil du CMP, mais il repart aussitôt qu’il croise des gens. La secrétaire l’a déjà surpris dans le secrétariat en train d’inspecter les lieux.
Je me demande s’il est alors dans l’errance, s’il cherche à établir des points de repère, faute d’un espace de suivi psychothérapeutique pour verbaliser et élaborer ses productions délirantes, faute aussi d’une place où ses dessins puissent être reconnus… Je me demande également s’il arrive à ne pas basculer dans la confusion de la réalité et de la fiction, s’il réussit à prendre de la distance de ces regards qui le font décompenser.
Edgar va sûrement passer par la case de la psychiatrie adulte, tant redoutée par lui. Et même si je me dis qu’il y a eu tout de même ce parcours qu’il a réalisé en institution et avec moi, à partir de quoi il a réussit à rentrer dans les apprentissages, à se socialiser, puis à se démarquer de l’assignation à laquelle il était assujetti dans le discours familial, trouvant même une identité et un nom à travers ses productions dessinées et dans des renvois à Tim Burton et à d’autres, je sais que certains éléments peuvent à nouveau faire retour dans le réel pour lui. Puisque rien ne garantit qu’il ne retrouve encore, lui comme d’autres sujets psychotiques persécutés, un autre persécuteur bien réel, dans le corps même de l’Institution ou de son représentant.
En se faisant Une, l’institution perd la possibilité du doute, mais aussi celle de supporter une autre scène, un autre espace, privé, un espace différencié où le délire a toute sa place pour s’élaborer et devenir une suppléance. C’est le regard totalisant, sans faille, l’oeil panoptique de l’institution qui est tant redouté par Edgar. Car il sait qu’il est à ce moment-là identifié à des productions délirantes, regardé-reconnu-démasqué comme étant malade. Puis qu’il est question d’Autre non barré, tout dans le savoir, d’où se trouve empêchée l’hypothèse d’un savoir autre que délirant pour lui. C’est de l’ordre de la certitude, Edgar est psychotique… mais ça, on le savait déjà depuis le début.