Gaëlle BRIGARDIS
Nous évoquions la question de la rupture par la crise, par l’acte, la rupture des soins. Peut-on sortir du circuit soignant sans être en rupture de soin ? Nous avons affaire aussi avec la rupture du lien social, à l’isolement. Comment accompagner une personne qui s’enferme dans un univers confiné, vers une ouverture sur le monde extérieur ?
En quoi un espace ouvert à la créativité peut contribuer à rompre cette discontinuité ? Comment un travail sur le corps peut permettre de suturer les points tillés ? Comment un lieu accueillant l’imaginaire de la personne, librement, peut délayer la parole, et amener à un ancrage ?
Oury parlait du « petit train ». Et bien l’atelier Lez’Art est à quai tous les vendredis à 10h, et le voyage dure 2h. C’est un espace stable et ouvert, disposant une feuille blanche pour chaque participant et des matières de couleurs en commun. Il contribue à rompre la fixité et à mettre en mouvement la personne au travers d’un agir, tentant de l’aider à faire advenir un « je ».
Juju a 49 ans. Elle connaît un parcours de vie, où des évènements à l’adolescence viennent faire rupture et marquer le début d’un long cheminement singulier. À 16 ans, elle prend ses premiers contacts avec la psychiatrie, après le décès de sa mère : elle fugue et investit les squats.
Elle connaît une période d’hospitalisations, puis intègre un appartement thérapeutique il y a six ans, accompagnée par l’équipe d’un Service Médico-Social pour Adulte Handicapé : il s’agit d’accueillir Juju dans ce nouveau dispositif, en tant que citoyenne du quartier. Adjoint à cela, elle se rend quotidiennement à l’hôpital de jour qu’elle finira par souhaiter arrêter.
À son arrivée, elle présente un tableau clinique pour le moins éclaté. Elle est agressive avec l’entourage, impulsive lors des échanges et particulièrement concernant certaines contraintes liées au quotidien. Elle peut être discordante, et se montrer tyrannique avec les colocataires. Elle présente aussi une image corporelle troublée, ambivalente, s’identifiant au genre masculin.
Le Service d’Accompagnement et de Soutien Psychologique travaille avec l’équipe et chaque usager à l’élaboration d’un projet personnalisé : sortir de l’isolement, se sociabiliser, travailler, habiter seul ou en foyer, etc. La plus part du temps, des espaces de paroles individuels sont proposés, accompagnant vers une mise en mots.
Là, un suivi somme toute peu ordinaire a été mis en place, et a contribué à l’émergence d’un désir : désir de sortir, désir de s’exprimer. Juju s’est amarrée en un lieu, lieu de l’autre, puis un lieu avec les autres : l’atelier Lez’Art.
Je la rencontre il y a un an et demi. Elle reste cloîtrée chez elle, ne veut pas sortir, fait peu de chose. Il faut apprivoiser le lien, par des visites régulières chaque vendredi matin, jour de l’atelier. Elle accepte de venir, puis vient même seule. Les débuts ne sont pas une évidence, avec de grands moments d’angoisse et de doute à laisser une trace. Elle nous dit : « Et pourquoi ? Et comment ? Et ailleurs, ils font comme cela, alors comment je DOIS faire moi ICI ? »
Elle s’essaye alors, s’appuyant sur la musique ambiante, sur les voix contenantes et étayantes des co-animatrices de l’atelier, une éducatrice spécialisée et moi-même. C’est ce qu’évoque Jean Boustra à propos de ses ateliers qui doivent inspirer la sécurité et « le désir de risquer des formes »1[1]. Depuis, Juju participe de manière hebdomadaire.
Elle est souvent très sérieuse devant sa toile, comme si elle rentrait dans sa bulle, allant convoquer les forces et tensions internes agissant son corps. Elle se concentre. Sans véritablement se poser de questions : elle peint. Des formes abstraites faites de vagues, de ronds, parfois géométriques, se couchent délicatement sur le papier, venant contenir des couleurs vives, des camaïeux, des contrastes. Elle semble animée d’une nécessité impérieuse à inscrire. Juju est toute entière à sa peinture quand elle commence : chacun de ses va-et-vient jusqu’à la table commune où se trouve le matériel, est incarné. Elle est là, de tout son être, naviguant entre les couleurs, dont le choix ne lui pose aucun problème, contrairement à sa vie courante, où tout positionnement est source d’angoisse : elle énonce « une forme langagière (qui) à une vérité subjective »2[2], celle dont parle Lacan. Elle accumule ainsi une série de travaux très colorés d’une « gestaltung artistique » surprenante, en référence à l’art brut, qu’évoque Prinzhorn au début du 20è siècle comme un « énoncé (qui) contient de l’énonciation ».
Je ne saurais dire actuellement s’il s’agit de suppléance pour Juju. Mais il est certain que dans ce travail de peinture, l’imaginaire est sollicité et pousse à une répétition d’une mise en forme dans le réel, et dans le corps. Prinzhorn évoque « les mouvements expressifs (qui) ne sont soumis à aucune autre finalité que celle de concrétiser du psychique et d’établir la communication avec autrui ». Nous voyons d’ailleurs bien en atelier, le deuxième temps de l’exécution où Juju peut de nouveau s’ouvrir aux autres : elle ex-iste, en avant d’elle-même. C’est aussi le cas lors d’un troisième temps, celui de l’exposition collective à un festival artistique, où la création devient « objet culturel » et de socialisation. Cela laisse à penser qu’une symbolisation peut se faire, grâce aux transferts et à la mise en mots.
Cet événement fut aussi une étape importante dans son cheminement. Elle a accompagné l’équipe pour le montage de l’installation. Elle arrive ce jour avec sa polaire, sous une chaleur étouffante : ses couches vestimentaires dont elle ne peut se séparer semblent l’aider à former un corps, comme une coquille protectrice pour faire face au monde extérieur. Ce corps parfois morcelé trouve contenance entre ma collègue et moi : nous montons dans la voiture. Malgré un trajet interminable dans les embouteillages, Juju est présente, du haut de son humour aiguisé. Dans le centre culturel, ce n’est pas si simple : Juju s’inquiète, cherche sa place, se pique le doigt avec une punaise et cherche le réconfort maternelle de ma collègue. Le corps du
1[1] J. BROUSTRA, abécédaire de l’expression : psychiatrie et activité créatrice : l’atelier intérieur, Ramonville
Saint-Agne : des travaux et des jours, 2000, p.180
2[2] Ibid, p37
collectif que nous constituons à trois lui permet de faire corps, et d’aller à la rencontre d’un autre monde que le service.
Il en va de même lorsque l’atelier déménage au centre social, et quitte l’institution à la rencontre du voisin de quartier. Un nouveau changement, qui d’ordinaire est si compliqué pour Juju : là, plutôt paisible. Seule sa production teintée de ce nouvel environnement vient l’ébranler, dans un questionnement identitaire.
Dans chacun de ces temps, c’est le corps que le groupe constitue qui permet d’aller vers l’extérieur, et de sortir des productions si intimes. Et c’est de l’espace protégé de l’atelier qu’il est amorcé, garantissant le respect des travaux et préservant de toute intrusion ou persécution. Cette construction d’un rizome, vient soutenir le sujet dans ce qu’il est de plus singulier : là, j’évoque le transfert en-toilé, partant de cet espace singulier qu’est l’atelier, où chaque participant crée, pour aller vers un extérieur, des extérieurs menant aux autres du social.
L’atelier Lez’art fut aussi un prétexte à se rencontrer dans un autre espace-temps. Ainsi, au détour d’une course sur le marché du quartier, Juju associe sur des souvenirs d’enfance à partir des abricots qu’elle souhaite acheter. Le lien singulier tissé ensemble lui permet d’énoncer ces souvenirs; et ce transfert l’amène à suturer autour d’une béance, un point allant du présent au passé, pour revenir au présent, et ainsi avancer dans ce nouage.
Ce tissage à deux, se trouve renfoncé par chacun des échanges singuliers ainsi établis avec les intervenants du service. C’est là qu’intervient le « transfert éclaté » évoqué par Jean Oury à propos du schizophrène, chez qui la « spaltung » n’advient pas (la « spaltung » conçue par Freud comme séparation ‘clivage du moi’ conscient-inconscient ou comme Jacques Lacan qui la formule sous le terme de ‘division du sujet’) ; cela suppose une « multiréférencialité » avec tout un système d’échanges, de personnes, de lieux, de choses : un « collectif ». Il est essentiel de prendre en charge le sujet collectivement et de créer des espaces différenciés. Mais surtout, on utilise le transfert dissocié comme levier thérapeutique. Il s’agit là d’assurer au psychotique un espace imaginaire de référence, une aire de jeu proche de ce que Winnicott appelle « l’espace potentiel transitionnel » ou « l’être-là » de Gisela Pankow. Le transfert étant éclaté, il faut une certaine liberté de mouvement et de circulation dans l’espace.
Ce travail de peinture, s’inscrit donc dans un accompagnement plus large de Juju, au quotidien par l’équipe du service, et qui permet une certaine unification de son Corps- psychique, et une historisation. Tosquelles parlait de « constellation transférentielle ».