Nadine DAQUIN
M. Mannoni dans son livre « L’enfant arriéré et sa mère »1 en 1964 élargit le champ d’investigation psychanalytique à celui des « arriérations mentales » et redonne à l’enfant « débile » un statut de sujet. Elle appréhende un autre registre que celui des théories du développement et de sa maturation.2 Elle ne se situe pas du côté de la vérité ni d’un savoir objectif de ce qu’est la déficience mais du côté du sujet de la parole et de l’inconscient.
C’est à partir de sa consultation à l’hôpital que lui sont adressés, pour avis, ces enfants « arriérés » où « débiles » signifiants de l’époque pour désigner un déficit mental d’origine neurologique, génétique (encéphalites, mongolisme…) ou sans cause organique décelée. On différencie l’arriération, état grave d’insuffisance intellectuelle, fixée et irréversible d’origine fréquemment organique avec un QI<30 de la débilité moyenne ou légère avec un QI entre 50 et 80.3
L’auteure se dégage de l’étiquette déterminée par le facteur quantitatif du QI qui réduit l’enfant au déficit capacitaire. Elle abandonne un premier questionnement sur la vraie ou fausse débilité et la prend comme un fait pour s’intéresser à sa fonction et la mettre en exergue comme un symptôme d’une vérité familiale. Dans les cas de « débilité » sans facteurs organiques dont le diagnostic est posé plus tardivement que dans les cas « d’arriération » elle note la diversité de réussite scolaire et sociale indépendamment du taux de QI. Elle met également à jour au sein de relations familiales pathogènes, les fantasmes et les dires parentaux sur les inquiétudes et prédictions dès avant la naissance, la peur panique d’avoir un enfant, l’insuffisance de l’enfant vécu en écho de l’histoire des parents.
Du côté des enfants ils « indiquent tous d’une façon plus ou moins confuse leur manière de se situer face au désir de l’Autre »4. Parfois se fixant au rôle de débile pour accaparer la mère et n’exister que pour elle, d’autres fois comme objet contra phobique pour la protéger de ses angoisses, d’autres fois répondant à son désir de mort en se faisant sans vie, sans désirs propres.
Enfin, elle évoque des situations où derrière le masque de la débilité se profile une structure psychotique. Elle cite à ce propos un article de l’Evolution psychiatrique de 19625 rendant compte de l’expérience de psychothérapie sur des débiles et arriérés dans un IMP du Nord de la France : « Il ne semble pas inconcevable qu’idiotie, imbécillité et débilité mentale ne soient le plus souvent que formes d’autismes…ne soient, en un mot, que formes psychotiques demandant à être traités comme telles ».
Mannoni met en évidence dans sa clinique les facteurs communs entre débilité et structure psychotique soit l’absence de tiers symbolique dans la relation mère/enfant et des difficultés de repérage dans l’imaginaire. Les séances avec les enfants révèlent une image du corps non unifiée, morcelée, enfant objet partiel qui témoigne de la non séparation avec la mère où « mère et enfant ne forment qu’un seul corps, le désir de l’un se confondant au désir de l’Autre…corps atteint de blessures identiques »6.
Lacan dans le séminaire XI en 1964 lui rend hommage mais nuance ses propos. E. Laurent nous donne un éclairage7 de sa lecture : La non séparation ne se situe pas entre la mère et l’enfant sur le versant fantasmatique au niveau du corps soit « un corps pour deux » mais au niveau des signifiants en tant que ne s’y effectue pas de coupure. Lacan rend compte de cela par l’holophrase. C’est la notion de « mot phrase » empruntée à la linguistique où sujet et verbe sont agglutinés. Il précise « des phrases, expressions qui ne sont pas décomposables, et qui se rapportent à une situation prise dans son ensemble ».8 Il donnera des exemples d’interjection comme « au secours» ou « du pain » messages qui constituent l’émetteur sans qu’il s’y nomme9.
L’holophrase est au principe des théories linguistiques sur l’origine du langage puis des théories psychologiques sur le développement du langage chez l’enfant. C’est l’hypothèse que la pensée est première et qu’elle permet les outils nécessaires à la communication. Théories que Lacan rejette (lire l’article de A. Stevens qui reprend l’historique de cette notion chez Lacan). La pensée dit-il n’existe pas avant le langage. Elle ne se constitue qu’à partir de la coupure signifiante.
De l’holophrase donc, il dégage une structure particulière10où les règles fondamentales d’une articulation signifiante n’opèrent pas. Il n’y a pas de jeu entre les signifiants qui permette la métaphore ni de « je » du sujet de l’énonciation. Lacan parle de « pétrification » du sujet sous un seul signifiant, un S111 « il constitue avec ce signifiant un monolithe ».
Cette structure donne des indications dans la clinique psychanalytique, je cite Lacan dans le S.XI « lorsqu’il n’y a pas d’intervalle entre S1 et S2, lorsque le couple de signifiant se solidifie, s’holophrase, nous avons le modèle de toute une série de cas – encore que dans chacun, le sujet n’y occupe pas la même place »12. Cette série de cas se décline comme les phénomènes psychosomatiques (PPS), l’enfant débile quand s’introduit dans son éducation la dimension psychotique et la psychose13. Lacan reste prudent en ne faisant pas équivaloir débilité et psychose. Ce « processus de non dialectisation du signifiant » se décline dans la psychose comme retour du signifiant dans le réel (par ex. les hallucinations) et dans le phénomène psychosomatique comme « sa disparition dans sa valeur de signifiant » avec un retour sur le corps (par ex. un eczéma). Je le cite à nouveau : « Modèle de toute une série de cas- encore que dans chacun, le sujet n’y occupe pas la même place. C’est pour autant que l’enfant débile prend la place… au regard de ce quelque chose à quoi la mère le réduit à n’être plus que le support de son désir dans un terme obscur que s’introduit dans l’éducation du débile la dimension psychotique»14. Il s’agit ici de l’enfant positionné comme objet de la mère dans le fantasme.
Il distinguera quelques années plus tard le symptôme de l’enfant comme « vérité du couple parental » du symptôme de l’enfant qui relève de la subjectivité de la mère où corrélatif du fantasme de la mère, il donne corps à cet objet.15
Pierre Bruno, psychanalyste, dans un texte sur la débilité où il déplie la position de Lacan, précise que le sujet reste soumis à l’identification d’un signifiant comme objet du fantasme maternel sans être en mesure de le questionner du fait de l’holophrase16. C’est-à-dire que le sujet ne peut questionner le désir de l’Autre à son endroit. La coupure entre les signifiants qui renvoie au manque à être du sujet comme au manque de l’Autre est ici absente et évite ainsi l’accès au désir et l’interrogation sur le désir de l’Autre. Pour P. Bruno cet échec de la séparation est un leurre dont le sujet se fait débile ne voulant rien savoir de la castration maternelle ni de la sienne. « le débile s’auto-interdit de savoir » ce qui ne relève pas de la psychose. « La débilité consisterait en un échec à dire la structure ».
Il reprend l’historique de cette notion chez Lacan et note un renouvellement du concept en 1969 dans son séminaire « D’un autre à l’Autre17» où il «annule toute définition déficitaire de la débilité mentale pour y voir un malaise fondamental du sujet quant au savoir». Malaise dont personne ne peut s’exempter et qui implique que ceux qu’on appelle débiles ne relèvent pas d’une clinique particulière au regard de la psychanalyse.18
Enfin en 1971/72 dans « Ou pire » Lacan définit la débilité mentale comme « le fait qu’un être parlant ne soit pas solidement installé dans un discours… Il n’y a aucune autre définition que l’on puisse lui donner sinon d’être ce qu’on appelle un peu à côté de la plaque c’est-à-dire qu’entre deux discours il flotte ».
En conclusion,
En quoi consiste la capacité à penser ? Quelles en sont les entraves ? Mannoni en 1945 dénonçait le malentendu dans le domaine de l’arriération mentale à la base des conceptions pédagogiques et psychothérapiques quand elles se situaient sur le versant éducatif au détriment du sujet et de son inscription au champ de l’Autre. Comment la question se poursuit-elle aujourd’hui ?
La psychanalyse d’orientation lacanienne ne retient pas le versant déficitaire. Elle s’attache à la position du sujet quant à l’articulation signifiante et à la jouissance. L’accent est mis sur l’invention et le choix du sujet (choix inconscient, choix forcé) et sur « l’insondable décision de l’être ».
Pour illustrer ce questionnement je présenterai un roman de Jeanne Benameur « Les demeurées »19. J. Benameur a été enseignante de même qu’elle a animé des ateliers d’écriture. Elle a écrit de nombreux romans et a reçu plusieurs prix dont le prix UNICEF en 2001 pour « Les demeurées ».
On entend dans ce qu’elle écrit une proximité avec la psychanalyse et la notion de l’intime. Dans les descriptions qu’elle fait des personnages, la question du corps est très présente et complètement articulée avec celle du langage.
Commentaire sur « Les demeurées » de Jeanne Benameur
Jeanne Benameur dans son roman « Les demeurées » raconte l’histoire d’une symbiose mère/fille qui va vaciller quand l’Autre de la loi sous la forme de l’obligation scolaire vient faire effraction.
La mère, la Varienne, l’idiote du village et sa fille Luce vivent dans un univers où l’on se passe de paroles. Le ton est donné dès les premières pages du livre, je la cite :
« Les mots charriés dans les veines. Les sons se hissent, trébuchent, tombent derrière la lèvre…la conscience est pauvre…les mots n’ont pas lieu d’être ils sont…rien à l’intérieur de cette bouche, rien que des choses sans nom, qui tentent hagardes, la pénible venue au souffle. Rien que le silence qui pétrit le sang et la chair ».20 Ainsi, dans le monde de la mère dénommée dans le village « abrutie » les mots, comme des fardeaux, s’insèrent difficilement dans une chaîne, ils n’ont pas la faculté de faire lien, de nommer, ils ne s’inscrivent pas au champ de l’Autre, ils sont hors discours.
« Abrutie…la petite (Luce) a entendu la voix de ceux qui ont ainsi désigné sa mère…abrutie (elle) aussi ? La tête ballante, immensément vide. Sa cervelle…une caverne derrière la clarté de son regard… elle se tient à la place exacte du mot lancé tout à l’heure dans l’air. De l’abrutie elle a le front étroit ». « la mère et la fille …sont des disjointes du monde»21 protégées de toute intrusion. Le dehors reste un monde opaque opposé à celui du dedans, la maison, où le temps se déploie sans limite. Pour la Varienne « l’esprit colle à chaque chose prise sous le regard… Rien ne la relie à ce qui l’occupait toute la minute d’avant. L’intelligence a renoncé »22.
« Luce, la petite, est. Chaque jour la mère lave la place du nom de la petite. C’est son amour…la petite, elle la sent »23 et si Luce cherche de toutes ses forces son regard « rien, ni dans ses gestes, ni sur son visage ne manifeste qu’elle ne s’adresse plus aux objets ».
L’entrée à l’école :
L’entrée à l’école, obligatoire, va les déloger de cette symbiose, les confronter à l’extérieur et à l’insupportable de la séparation. Le premier jour de classe la Varienne reste « demeurée, devant la grille close, longtemps »24 jusqu’à ce que l’institutrice lui dise de partir. Egarée, on la ramène à sa porte. Chez elle, elle reste là, prostrée, dans un temps arrêté. Pas de métaphore de l’absence « la petite n’est plus ». C’est également une épreuve pour Luce qui « raide devant son pupitre » n’entend rien aux paroles de la maîtresse « reliée à personne…elle a passé alliance avec les murs dont elle connait le fendillement »25 serrant dans sa poche l’objet qui la relie au monde de la maison « sa petite dent ». Le soir, collée contre le corps de sa mère, dans le même lit, elle chasse les images de la journée « elle n’apprendra rien, rien et rien. Elle restera toujours avec sa Varienne26… aucun savoir ne rentrera…l’école ne l’aura pas ».
Ces paroles qui « menacent de pénétrer à l’intérieur d’elle » elle refuse d’en comprendre le sens. Elle veut qu’on la laisse tranquille, elle veut demeurer « abrutie comme sa mère». Et si les mots réussissent à occuper une place dans sa tête, à la maison ils sont comme « chassés par le torchon de la Varienne. L’école n’existe pas. Entre la mère et la fille, le pacte total »27 Luce, dans un refus décidé, résiste au savoir qui la séparerait de sa mère.
L’institutrice :
Luce fait énigme pour l’institutrice, Melle Solange, qui sent bien qu’il s’agit d’autre chose que de bêtise ou de paresse mais plutôt d’une obstination « d’un don d’ignorance ».28 Elle s’est fait la promesse de lui apprendre mais cette intrusion prend le visage d’un Autre menaçant. Melle Solange s’entête « les mots et l’ordre des choses c’est toute sa vie » elle décide de prendre Luce le soir après l’école pour lui apprendre à écrire son nom. Mais Luce n’y arrive pas. Elle n’écrit que son prénom « le reste… est écrit quelque part sur des registres » ça ne l’intéresse pas. Alors, tout son corps se resserre et fait mur pour se protéger des mots et du « nom (qui) veut entrer en elle » 29 d’une impossible inscription dans la filiation. C’est ce moment qui va déclencher sa fuite loin de l’école.
La maladie :
Ce choc la laisse alitée dans une grande fièvre et Melle Solange n’arrive plus à retrouver la paix. Son ancien professeur auprès de qui elle demande de l’aide lui répond « qu’on ne fait pas accéder au savoir les êtres malgré eux…qu’apprendre est avant tout une joie30 » mais elle reste perplexe. Elle réalise dans l’après-coup « quelque chose qu’elle a traqué chez une petite fille, qui l’a envahie »31. Une destitution de sa position de savoir et de ses idéaux laisse place à la culpabilité et à la dépression.
Le consentement du sujet :
Loin de l’école, Luce se rétablit. Elle s’apaise ce qui laisse place à ses capacités créatives. Elle se met à broder avec les fils de couleurs que lui apporte sa mère, d’abord des signes puis des lettres et « à croiser le fils elle trouve une étrange paix…bien au-delà de la maison ».32 Les lettres s’organisent en mots, ceux-là même qu’elle rejetait de toutes ses forces. Ils sont là dans sa tête « ils vivent tout seul, ne font pas de mal ». Et un jour vient l’envie d’écrire le nom de Melle Solange « l’envie, une force juste née, terrible »33 avec laquelle elle va inventer sa façon d’apprendre et réaliser en secret de sa mère son espace propre. Elle apprendra les mots « dans les petits livres de broderie, sur les boîtes de farine, de café, sur les morceaux de journal qui servent aux épluchures…elle n’arrêtera plus »34.
Chaque matin elle ira jusqu’au village pour aller au cimetière au nom de Melle Solange lui réciter ce qu’elle sait. Dans un petit trou qu’elle a creusé dans la terre, elle y déposera sa dent, symbole d’une séparation qui s’est opérée.
Maud Mannoni, « L’enfant arriéré et sa mère », Edit. du Seuil, 1964
2 Maud Mannoni, « L’enfant, sa « maladie » et les autres », Edit. du Seuil, 1967
3 Antoine Porot, Manuel de psychiatrie, 1996, PUF
4 Ibid, p.170.
5 Evolution psychiatrique, 1962, tome XXVII, fasc. III, B. Castets, R. Lefort, M. Reyns cité par M. Mannoni p.164.
6 Ibid, p.78.
7 E. Laurent, « La psychose chez l’enfant dans l’enseignement de J. Lacan », Quarton°8
8 J. Lacan, livre I, p.250 et A. Stevens, Ornicar n°42 p.56
9 J. Lacan, livre VI, p92.
10 A. Stevens, « L’holophrase entre psychose et psychosomatique », Ornicar n°42, 1987
11 J. Lacan, livre XI
12 Ibid, p.215.
13 J. Lacan, livre XI
14 Ibid
15 J. Lacan, « Deux notes sur l’enfant », notes à Jenny Aubry, 1969
16 P. Bruno, « A côté de la plaque. Sur la débilité mentale »
17 J. Lacan, « D’un Autre à l’autre », leçon du 12/02/69
18 Ibid
19 Jeanne Benameur, « Les demeurées », Folio, 1999
20 Jeanne Benameur, « Les demeurées », Edit. Denoël, 2000
21 Ibid, pp.11-13
22 Ibid, p.14
23 Ibid, pp.16-17
24 Ibid, pp.22-23
25 Ibid, p.28
26 Ibid, p.24
27 Ibid, p.31
28 Ibid, p.34
29 Ibid, pp.40-43
30 Ibid, p.50
31 Ibid, p.61
32 Ibid, p.68
33 Ibid, p.70
34 Ibid, p.81