Maud BELLORINI
La jeune femme dont je vais vous parler est venue me voir sur une courte période. Nous évoquerons ce temps du traitement, court, puisqu’elle n’est venue pour l’instant que cinq fois, à partir de ce qui marque un passage entre le trop de sa position et le trop peu dont elle rend compte dans une rencontre à nouveau traumatique pour elle.
J’aimerais vous soumettre mes interrogations quant au maniement du transfert dans ce temps préliminaire de nos rencontres mais qui, il me semble, forme une boucle où sonne comme un écho la résonance mortifère liée au deuil du père qui la laisse sans voix : elle s’absente à son dernier rendez-vous et ne donne pas de réponse au message que je lui laisse.
On est pareil
Ce n’est pas pour parler de sa toute récente tentative de suicide que Melle V. se décide à rencontrer un analyste, mais parce qu’elle a le souhait « bien réfléchi », dit-elle, « d’y voir plus clair » dans ce qui la taraude, à savoir, sa place entre deux hommes.
Le récit qu’elle fait de sa tentative de suicide est lapidaire, donné sans détails et elle ne s’y attarde un peu que parce que je la questionne à ce sujet. Trois semaines avant notre première rencontre, Melle V. a voulu mettre fin à ses jours en se pendant avec un fil électrique à une poutre dans l’appartement de sa mère chez qui elle habite. Son petit ami, Sylvain, inquiet de la tonalité dépressive de la voix de Melle V. la veille au soir au téléphone, décide le lendemain matin de lui rendre une visite rapide avant d’aller travailler. Il trouve la jeune femme au bord de l’inanition mais consciente. « Il est arrivé juste à temps pour me détacher … heureusement », dit-elle. Elle refuse l’hospitalisation proposée par les pompiers que son petit ami a appelés, ainsi que d’être entendue par un psychologue : « Je n’ai pas voulu en parler à un psy à ce moment parce que c’était trop difficile d’en parler à chaud », ajoute-elle. Elle sait que ce qu’elle a fait est grave mais elle ravale la gravité de son geste en mettant en avant la dimension d’appel qu’évoque pour elle le terme tentative. L’évocation est toutefois douloureuse et elle pleure durant presque tout l’entretien. L’appel dont elle rend compte est celui qu’elle adresse à Sylvain pour que soit enfin avouée la faute dont elle souffre tant.
Melle V. a 27 ans. Avec Sylvain, ils se connaissent depuis neuf ans. S’ils ne vivent pas en couple, pour autant Melle V. a les clés de l’appartement de son ami et ils sont ensemble la plupart du temps. Alors qu’elle est fidèle à Sylvain depuis sept ans, elle fait la connaissance de Mickaël à l’IUFM où elle fait ses études. Il y a donc deux ans de cela. Après quelques mois de relations amicales, au cours desquels elle se présente comme célibataire, ils deviennent amants. Mickaël a pour elle l’attention et la tendresse amoureuse que Sylvain, plus réservé, ne sait pas toujours lui exprimer. Mickaël ne connaît donc pas l’existence de Sylvain et elle cache, évidemment, à Sylvain sa relation avec l’autre garçon. C’est parce qu’elle n’en peut plus de cette situation intenable qui l’oblige sans cesse à mentir à l’un et à l’autre qu’elle attente à ses jours. Par cette façon, elle trouve l’occasion en quelque sorte de « tout raconté à Sylvain de sa liaison avec Mickaël » dans un premier temps et d’en faire autant avec Mickaël, dans un second temps. C’est aussi, pour elle, l’occasion de rompre avec ce garçon qui, dit-elle, « lui ressemble trop ». Elle précise : « Avec Mickaël, on est pareil. On a exactement les mêmes réactions. Il sait précisément quoi me dire pour me faire sortir de mes gongs et moi aussi vis à vis de lui. Il sait à l’avance comment je vais réagir et c’est valable autant pour nos colères que pour les choses agréables. C’est très bizarre parfois de constater à quel point on est pareil. C’est difficile à expliquer. » Outre cette similitude dans le caractère et la multitude de points communs entre eux, Melle V. indique que ce qui les a beaucoup rapproché, c’est qu’ils aient tous deux perdu leur père à l’âge de seize ans.
La mort du père
Les parents de Melle V. se sont connus sur leur lieu de travail. Madame y occupe à l’époque des fonctions administratives et au fil du temps grimpe les échelons hiérarchiques jusqu’à occuper un poste important en lien avec le monde politique. Monsieur, sans doute moins ambitieux, passe quelques concours qui lui donnent du galon mais dans un domaine plus modeste. L’investissement professionnel de Madame prend le pas sur sa vie de famille tant sa charge de travail est conséquente, de plus, elle est souvent absente du domicile en raison de ses nombreux déplacements en province. Melle V. dit avoir accepter très tôt ce qu’elle appelle la passion de sa mère et trouve formidable de réussir sa vie professionnelle. L’absence de la mère donne alors une place prépondérante au père qui s’occupe des enfants (Melle V. a un frère de deux ans plus jeune qu’elle) et du quotidien.
Ce déplacement de la mère laisse également à la fille la possibilité pour elle d’occuper une place particulière auprès du père, place dans laquelle elle s’engouffre, ne trouvant pas de résistance du côté du père qui supplée à l’absence de la mère. La configuration oedipienne prend d’autant plus consistance que le père n’intervient pas pour faire barrage à son accès. L’admiration sans borne qu’il voue à sa femme lui fait accepter des conditions de vie difficiles dans lesquelles il souffre beaucoup de son absence. La mère s’en va, la fille console. « Je savais que mon père était triste parce qu’il la voyait s’éloigner. Lorsqu’elle lui a dit qu’un autre homme faisait partie de sa vie, il a accepté. Ils ne s’entendaient plus depuis des années. Ils se disputaient souvent et combien de fois j’ai vu mon père pleuré après. Je venais à ses côtés pour parler avec lui. Dans un premier temps, ils se sont mis d’accord pour vivre chacun leur vie en continuant à vivre sous le même toit. Mais c’était sans doute trop dur pour lui et ils se sont vraiment séparés quelque temps après. » Monsieur quitte le domicile fin octobre et décède d’un arrêt cardiaque dans son sommeil, début janvier de l’année suivante, c’est-à-dire un peu plus de deux mois après son départ effectif.
Après le décès de son père, elle en veut terriblement à sa mère qu’elle rend en partie responsable de ce drame. Elle ne lui adresse plus la parole et refuse tout contact avec elle. Elle a la même attitude à l’égard de son frère car elle trouve qu’il ne se positionne pas vis à vis de sa mère et qu’il accepte sans rien dire, il ne lui fait aucun reproche. Peu de temps après, elle fait une tentative de suicide en se coupant les veines des poignets. Elle a seize ans. Elle contraint de cette façon sa mère à l’entendre dans la profondeur de son désarroi. Sa mère ne lui laisse pas le choix en l’obligeant à rencontrer une psychologue au CMP. « Je n’y suis allée que trois fois. Je n’avais rien à lui dire. Elle était très bien mais je n’arrivais pas à parler et elle ne me demandait rien. Je lui ai dit que ça me bloquait mais elle m’a répondu que ce temps était pour moi, pour pouvoir prendre le temps de dire les choses comme elles venaient, sans qu’elle n’intervienne. Je n’étais pas prête et le silence était insupportable. Alors je n’y suis pas retournée. »
Prenant acte de cette indication, je m’intéresse à ce qu’elle dit et prend soin de la relancer lorsque le silence s’installe, en mettant l’accent à la fois sur sa propre peine et sur celle de sa mère devant le silence de sa fille et la souffrance que laisse entendre son geste.
Elle avait décidé, au départ de son père, d’aller vivre avec lui. Il la dissuade pourtant de le faire ne voulant pas créer de fossé entre la mère et la fille. « Je pense qu’il aurait fini par accepter car nous étions très proches lui et moi. J’étais sa confidente. Il me disait tout. Mes parents alors ont mis en place une garde alternée : quinze jours chez l’un, quinze jours chez l’autre.» Son frère et elle sont chez leur mère lorsque le père décède.
Il faut quelque temps à Melle V. et Mickaël pour évoquer la mort du père. Cette confidence semble sceller une part de leur être l’un à l’autre, les unir imaginairement dans ce lien en miroir. C’est ce que connote son « On est pareil » qui renvoie à la fascination dans le souvenir du deuil, à partir de l’autre comme double.
L’amour du père
Melle V. ne s’est pas installée chez Sylvain parce qu’elle n’est pas financièrement autonome, dit-elle. Elle est inscrite depuis plusieurs années à l’IUFM pour devenir Professeur des écoles, comme Sylvain. Cela fait trois fois qu’elle passe les examens de dernière année et à chaque fois, elle échoue. « Je n’ai pas forcément de mauvaises notes, mais comme c’est un concours, ils ne prennent que les meilleurs. » Elle n’obtient pas son diplôme et ne parvient pas non plus à quitter le domicile de sa mère. Elle reste fille de, et garde la chambre qu’elle a depuis qu’elle est petite. Elle explique qu’après la mort de son père, elle a récupéré ses affaires (vêtements, papiers, photos, livres, lettres et objets lui ayant appartenu). Elle conserve tout cela dans sa chambre et trouve que c’est normal. Elle vit dans le souvenir de son père à l’époque de ses seize ans. Sa mère ne lui dit rien. Elle-même a conservé tous les petits mots laissés rapidement sur la table par son mari quand il savait qu’ils ne se croiseraient pas de la journée, ainsi que toutes les lettres d’amour qu’il lui a écrites. Melle V. est émue en l’évoquant car elle vient de le découvrir : elle cherchait une paire de chaussures dans une armoire et est tombée sur la boite des souvenirs de sa mère. Pelle mêle entassés en vrac, elle y découvre les dessins, coloriages, objets divers, cartes postales de fête des mères, lettres, mots de tout genre du temps passé. Elle décide, alors que sa mère est absente pour deux semaines, de ne rien lui dire et d’emporter la boite dans sa chambre. Elle y regardera de plus près quand elle aura le temps, « pour les mettre en ordre », dit-elle. Deux choses la préoccupent pour le moment : elle n’est pas complètement sûre que Sylvain qui a demandé et obtenu une mutation en province soit toujours d’accord pour qu’elle fasse partie de sa nouvelle vie. En effet, alors qu’elle révise ses examens pendant que Sylvain est en vacances dans le sud de la France, elle propose à Mickaël de venir chez elle l’aider à réviser les maths. Il accepte bien qu’il lui soit pénible de côtoyer de si près celle qu’il aime encore sans pouvoir l’étreindre. Après la séance de révision, ils vont au cinéma de quartier. Un ami de Sylvain les voit ensemble et lui en fait part. A son retour, il est fâché et ils se disputent. La même semaine, Mickaël lui envoie un message pour lui dire que désormais il ne donnera plus de nouvelles et que c’est mieux comme ça. Il pense que s’il lui manque, elle s’apercevra que c’est lui qu’elle aime. Elle comprend mais elle ne peut s’empêcher d’être en colère contre lui.
Pour Mickaël, après les révélations de Melle V. concernant Sylvain, vient la rupture. Mais si Melle V. s’en veut de la souffrance qu’elle lui inflige, elle retourne aussitôt la situation, arguant que rien de tout cela ne serait arrivé si Mickaël ne l’avait pas rencontrée. « Avant j’étais heureuse, et j’ai rencontré Mickaël avec qui je suis devenue tout ce que je ne voulais pas être. J’ai menti, j’ai fait du mal à Sylvain … j’ai fait comme ma mère … »
Un début de subjectivation commence à poindre. Elle semble passer de l’amour du père à l’identification à la mère dans un mouvement d’autocritique qui les rassemble. Elle est aussi femme entre deux hommes, certes pour d’autres raisons et dans d’autres circonstances, mais elle trouve là un point qui ouvre au questionnement.
Retournement
Les traits tirés et le visage pâle, Melle V. me dit qu’aujourd’hui elle n’a que des mauvaises nouvelles à m’annoncer.
Elle vient d’apprendre, il y a quelques jours, que sa mère a un cancer du sein. Le poids du réel s’abat sur elle et c’est difficilement qu’elle parvient à me parler. Sa mère n’est pas arrivée à le dire à sa propre mère et c’est Melle V. qui a dû s’en charger. Elle est inquiète pour sa grand-mère maternelle qui a connu la perte de sa sœur due à la même maladie et craint qu’elle ne supporte pas que sa fille soit atteinte. Elle a également dû le dire à son frère car la mère de Melle V. craignait de s’effondrer en le lui annonçant et de l’affoler au lieu de se montrer forte pour le rassurer. Elle-même se rassure en sachant que sa mère va être soignée par les meilleurs médecins. Le traitement est chimiothérapique pour l’instant, mais elle trouve ça presque pire que le cancer lui-même car cela se voit au niveau des effets sur le corps. Elle interrompt son récit lorsqu’elle évoque la perte des cheveux et indique à ce moment combien elle est sensible au manque.
Elle a aussi raté à nouveau son concours. Mais, elle s’en fiche. C’est bien peu de chose par rapport à ce qui arrive à sa mère. Elle s’efface devant l’importance de la difficulté de sa mère. Elle prend à son compte l’effet ravageur d’une telle annonce chez le sujet et ses proches. A nouveau, les rôles s’inversent : elle est celle qui console, qui prend en charge la peine de l’autre, qui fait preuve de force de caractère pour entendre le pire de l’autre.
Face à la froideur qu’affiche Sylvain depuis leur dispute, elle se rend chez lui un soir alors qu’il est au sport et se met devant l’ordinateur pour l’attendre. Elle découvre que dernièrement il s’est inscrit sur un site de rencontres. Son annonce d’inscription la glace. Elle lit : « Je traverse une crise de couple. Suis ok pour rencontre et plus. » A son retour, il refuse catégoriquement d’en parler. Elle dit : « Peut-être que s’il m’avait fait ce que je lui ai fait, je l’aurais quitté ». Elle passe ainsi du « trop », les « avoir » l’un et l’autre au manque de l’un et l’autre. Prête à jouir de ce qui lui manque, elle accepte avec une sorte de fatalité ce qui lui arrive. Elle se veut désirable, prise dans le désir de l’Autre auquel elle consent sans mot dire.
La fois d’après, elle me téléphone pour savoir si elle peut déplacer sa séance prévue le matin à la fin d’après-midi du même jour. Elle doit aller chercher sa mère à l’hôpital qui sort de soins pour la ramener chez elle. Elle me dit aussi qu’elle et Sylvain se sont parlé, que c’était vraiment bien. « Ca va beaucoup mieux avec Sylvain et du coup je vais beaucoup mieux. » J’accepte ce qu’elle propose mais elle ne vient pas à sa séance. Ainsi, elle met l’absence à la place des mots, le retrait comme le non consentement à son propre dire. L’autre la veut, elle ne va pas plus loin dans ce qui fonde son propre désir.