Jean BOITOUT
Ce que vous allez expliquer ou obtenir de l’Administration Pénitentiaire est valable aujourd’hui, demain est un autre jour.
C’est l’un des enseignements que donnait le docteur B Brahmi quand elle m’a embauché en 1993 pour l’ouverture de l’antenne du SMPR de Rouen au Centre de Détention de Val de Reuil. Antenne expérimentale car c’est la première fois qu’une équipe de psychiatrie intervient à plein temps dans un Centre de Détention où il n’y avait avant que des vacataires, c’est à dire un psychiatre payé par l’Administration Pénitentiaire pour les quelques traitements anxiolytiques et somnifères donnés à l’époque. Aucun suivi psychologique, aucun lieu de parole.
“En prison, rien n’est jamais acquis”
C’est aussi le cas du cadre thérapeutique spécialement mis à mal dans ce lieu.
J’ai donc travaillé au SMPR de VDR en tant qu’éducateur spécialisé de 1993 jusqu’à fin février 2010.
A cette nouvelle de l’arrêt de mon travail au Centre de Détention, certains de mes amis n’ont pas manqué d’émettre des commentaires du genre « enfin libéré », « 16 de prisons, j’espère que tu as compris ». C’est de l’humour premier degré, souvent réactionnel à la fascination que génère la prison. Mais en fait, ce premier degré me semble beaucoup plus vrai que je ne l’avais pensé.
Le Centre de Détention de Val de Reuil est le plus grand centre d’Europe. 800 détenus condamnés à des moyennes et longues peines. Une vingtaine de condamnés à perpétuité y sont incarcérés actuellement.
En 1993, à mon arrivée, il y a très peu de patients diagnostiqués comme ayant des troubles psychiatriques graves, psychotiques et autres.
Le passage de l’article 64 à l’article 122-1, la fragilisation d’une grande partie de la société française et la tendance au sécuritaire ont augmenté de façon considérable le nombre de cas psychiatriques graves en prison.
Les cas psychiatriques jugés responsables sont statistiquement condamnés plus lourdement que la moyenne. Leur problématique inquiète les acteurs de la Cour d’Assises. Leur état les rendant inaptes en prison à s’inscrire dans une formation (professionnelle ou scolaire) ou dans un travail rémunéré, leur fait refuser par le Juge d’Application des Peines l’accès à des remises de peines supplémentaires. Leur état général n’incite pas la justice à leur donner des permissions ou des libérations conditionnelles. Double ou triple peine.
Sans parler des condamnés originaires des iles (Réunion Antilles etc…) qui mettent les pieds en métropole pour la première fois de leur vie et qui se trouvent complètement isolés, n’ayant souvent aucun lien ici.
Aujourd’hui, à Val de Reuil, environ 12 % des détenus sont diagnostiqués psychotiques. Les chiffres sont toujours sujet à caution. Les diagnostiques, aussi. Mais nous parlerons ici de psychotiques délirants que nous pourrions davantage penser rencontrer à l’hôpital psy que dans une prison. Certains d’entre eux passent des jours, des mois dans leur enfermement, au fond de leur cellule, parfois prostrés. Vue les conditions de l’HP, quand ils y sont hospitalisés, ils n’y restent souvent que très peu de temps. Les neuroleptiques calment le jeu et la levée du HO intervient rapidement, « arrangeant tout le monde ». Quand ce n’est pas le patient lui-même qui réclame son retour, s’estimant mieux traité à la prison où au moins il n’est pas enfermé dans une cellule d’isolement vide. Les droits du malade mental seraient-ils mieux respectés en milieu carcéral ? Un avocat à Rouen a obtenu pour plusieurs de ses clients des dédommagements pour conditions de vie dégradantes. A quand une telle procédure contre l’hôpital ?
C’est une situation inacceptable d’un point de vue psychiatrique ou tout simplement d’un point de vue humain. Mes propos sont peu nuancés. Ici ou là heureusement, cela peut se passer mieux.
De plus, ce système fait supporter à l’Administration Pénitentiaire des missions qui ne sont pas les siennes.
Je note qu’il soit assez paradoxal que la psychiatrie s’insurge contre la présence de malades mentaux en prison, mais que c’est elle-même, certes pas l’intermédiaire des experts, qui agit cet état de fait. Psychiatrie qui s’est défaite de ses moyens de soigner au sens de prendre soin tout simplement, de ses psychotiques qui se retrouvent pour beaucoup trop d’entre eux à la rue ou en prison.
Que penser alors de la position des soignants psy en milieu pénitentiaire si convaincus d’être du « bon coté ». Mauvaise prison- bon soignant psy. Clivage tellement en miroir de nos patients…..
Une des grandes difficultés du travail psy en prison est la construction et le maintien du cadre thérapeutique, quotidiennement attaqué par les réalités de la vie carcérale, mais aussi bien sûr par le patient et le thérapeute lui-même .C’est ce qui en fait son aspect épuisant mais tellement passionnant.
J’ai remarqué chez la plupart des professionnels intervenants dans ce service une attitude « passionnée » ; c’est je crois est la seule manière de « tenir » dans ce lieu paradoxal, mais en même temps avec le risque bien souvent de faire dévier le thérapeute d’une véritable écoute de son patient. Combien de fois j’ai vu des collègues et moi-même contacter un membre de la hiérarchie de l’administration pénitentiaire pour faire part d’une réalité critique de leur patient. L’écoute neutre en prison est extrêmement difficile. Tant de réalités inacceptables « justifient » souvent l’interpellation de l’Administration Pénitentiaire par le service de psychiatrie. Et heureusement que cela est fait. La question importante pour le thérapeute est par exemple pourquoi il le fait à ce moment là.
Bref, en prison plus qu’ailleurs, nous ne sommes jamais seul en face à face avec le patient. Outre son histoire, prend place dans le bureau, l’ombre de la justice, de l’Administration Pénitentiaire, du SPIP, du psychiatre, etc., cela pourrait sembler une évidence, mais j’en ai trop souvent constaté l’oubli, pour insister là-dessus.
Par ailleurs, le temps de la peine, souvent très long dans ce lieu pousse le patient à s’en protéger, à abraser ses émotions, à ritualiser le quotidien, à bloquer la pensée, ce qui est souvent contraire à une mise au travail thérapeutique.
La Justice et la pensée commune (nous-mêmes aussi bien souvent), incite de plus en plus fermement les détenus à consommer du soin psychiatrique.
Par exemple, la situation de Monsieur A m’a fortement impressionné. Monsieur A est un détenu condamné pour une peine d’environ 10 ans. Il nous est régulièrement signalé pour des propos délirants. Monsieur A refuse toute consultation au SMPR. Son état est préoccupant ; régulièrement le psychiatre envisage une hospitalisation d’office, mais les symptômes s’adoucissent et parce qu’il ne se met pas en danger, ni ne semble être un risque au sein de la vie carcérale, nous attendons, et espérons une rencontre possible avec lui. Un problème somatique assez grave provoque son hospitalisation à l’hôpital prison de Fresnes. Vu son état, le médecin spécialiste (non psychiatre) lui prescrit un traitement neuroleptique en plus du traitement somatique. Après trois ou quatre semaines, Monsieur A revient au Centre de Détention de Val de Reuil doublement guéri. Il n’y a plus de trace de délire. Monsieur A peut s’inscrire dans une vie sociale au sein de son unité. Monsieur A accepte les rendez-vous au SMPR pour la continuité de ses traitements psychiatriques. Un mois après son retour de Fresnes, Monsieur A s’est suicidé.
Manifestement, cette intrusion du traitement psychiatrique dans le fonctionnement de Monsieur A, a été inadaptée. Le symptôme délirant avait bien évidemment une fonction qui n’a pas été apprécié à sa juste mesure.
Dans la mise en place du soin psychiatrique, n’oublions pas le patient. Ne nous satisfaisons pas trop vite de la réduction des symptômes, ce que presque tout dans le quotidien de la prison nous pousse bien souvent à faire.
Tout ne se passe pas toujours si mal. Le paradoxe du lieu permet aussi des rencontres et des accompagnements très intéressants comme par exemple Monsieur M.
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Né en mars 1974.
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Incarcéré le 30 octobre 1993
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Jugé et condamné en 1995 pour cambriolage et tentative de meurtre à 12 ans de réclusion criminelle. Considéré comme responsable de ses actes, il est défini par l’expert comme psychopathe de type impulsif facilement violent – poly toxicomane – l’expert note une froideur dans son attitude.
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Monsieur M a pourtant à l’approche du procès montré un état dissociatif aigue avec hallucination et délire « il est habité par des vers à soie. Sa mère les lui introduit par la verge ». Il est hospitalisé quelques jours avec un certificat évoquant un état réactionnel à une probable agression sexuelle vécue en détention. Pas de structure psychotique.
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Une nouvelle expertise juste avant les assises confirme son déséquilibre sociopathique.
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Arrive au Centre de Détention de Val de Reuil en août 1996. Vu par la psychiatre qui lui reconduit un léger traitement de neuroleptique.
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Monsieur M. arrête ce traitement assez rapidement et refuse tout entretien avec la psychiatre et l’infirmière en psychiatrie. Nous avons de très brefs contacts avec lui, lors de ses passages à l’UCSA avec qui nous partageons les mêmes locaux. C’est ainsi, que nous constatons un état délirant s’accentuant (toujours le thème des vers à soie et d’une impression de déstructuration de son visage, quand il commente ce qu’il voit de lui dans le miroir de la salle de consultation de l’UCSA. Signalé par ailleurs, par l’Administration Pénitentiaire comme reclus dans sa cellule avec des propos incompréhensibles et une attitude menaçante avec sentiments de persécution importants.
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Une première HO a lieu en juillet 1997, 10 jours d’hospitalisation, refus du traitement dès son retour, refus d’entretien.
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Deuxième HO octobre 1997, même état, trois semaines d’hospitalisation au cours de laquelle l’infirmière psy va lui rendre visite. Liens très appréciés du patient et de l’hôpital psy, sentiments de persécution diminués. A son retour à la prison, Monsieur M. accepte de continuer le traitement d’Haldol Décanoas avec des entretiens très réguliers avec l’infirmière en psychiatrie, surtout à sa demande (quand il se sent pas bien), ce qui arrive souvent.
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Une lente et difficile prise en charge se met en place avec des hauts et des bas (nouvelle HO en mars 2000), mais le lien subsiste, le service de psychiatrie n’est plus vécu comme persécutant, le lien thérapeutique est installé.
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Depuis son arrivée à Val de Reuil, Monsieur M refuse tout contact avec sa mère qui vient pourtant tous les 15 jours dans l’espoir d’un parloir qu’il refuse. Elle lui dépose des habits propres, et ramène le linge sale qui daigne lui transmettre. Dans les entretiens au SMPR, Monsieur M balance entre un attachement et un rejet violent de sa mère. L’élaboration à ce sujet est très difficile. Comme nous le voyons jusqu’à maintenant, ce qui semble être opérant avec Monsieur M n’est pas tant l’éventuelle élaboration à son propos que l’installation d’un cadre étayant, rassurant, non persécutant. Dans cette continuité, nous évoquons avec Monsieur M, l’idée qu’il rencontre sa mère en notre présence. L’idée fait son chemin. La venue de sa mère au sein du SMPR étant impossible règlementairement, l’ l’Administration Pénitentiaire nous propose le parloir en semaine (où il n’y a personne d’autre), pour recevoir Monsieur M avec sa mère avec une présence très discrète d’un agent de l’AP. Ainsi, s’installe des rencontres mensuelles très apaisantes pour Monsieur M, mais nous devons être extrêmement vigilants vis-à-vis de l’attitude intrusive de cette maman. Nous découvrirons au cours de ces rencontres que le père de Monsieur M parti du domicile familial quand il était très jeune, est en prison aussi pour meurtre. L’évolution de ces rencontres permet d’y intégrer régulièrement le nouveau compagnon de la maman. La pensée d’une permission chez eux se concrétise (elle ne sera pas acceptée par le Juge de l’Application des Peines).
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Une autre idée émerge, celle d’une conditionnelle si rarement acceptée pour les cas psychiatriques (je n’en ai jamais vu en 16 ans). L’idée intéressante de ce projet réside dans le fait que nous disons à Monsieur M que d’un point de vue médical, elle nous semblerait envisageable s’il la demandait pour être hospitalisé en psychiatrie à temps plein – en tout cas dans un premier temps.
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Nous nous sommes rendus en 2002, dans le secteur de psychiatrie correspondant au lieu d’habitation de la maman. Ce service, passé la stupeur que la justice puisse lui demander de s’engager et de se responsabiliser sur l’hospitalisation de Monsieur M, a fini par accepter l’idée intéressante que cela n’était possible que seulement et seulement si, le patient en faisant la demande explicite.
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Pour réussir cette entreprise, nous avons pris le temps d’expliquer ce projet au Juge d’ Application des Peines, à l’AP, au SPIP, y compris même à l’expert mandaté pour une expertise obligatoire en cas de demande d’aménagement de peine, démarches rarissimes.
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Tout allait pour le mieux, malgré une expertise diagnostiquant plus clairement une schizophrénie, le projet de libération conditionnelle médicale en milieu psychiatrique semblait pouvoir aboutir. Le Procureur de la République a refusé ce dossier pourtant bien porté collectivement par la JAP, le SMPR, et le SPIP. En prison, rien n’est jamais acquis.
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Dépité, Monsieur M dira que puisque le Procureur refuse ce projet, c’est qu’il n’a pas besoin de soins, pas besoin de traitement, pas besoin d’hospitalisation, mais dans les faits continuera le traitement médicamenteux, les entretiens psy individuels et familiaux.
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Il sera hospitalisé d’office à sa libération quelques mois plus tard, HO de précaution, mais qui semble avoir été très bien accepté par le patient.
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Nous nous tiendrons au courant pendant quelques mois de l’évolution, très positive. Monsieur M passera de plus en plus de WE chez sa mère et un projet de sortie de l’hôpital vers une structure extérieure est en cours de construction à l’époque.
Commentaires :
– La présence de cas psychiatriques graves en prison dénaturerait-elle le positionnement de l’équipe de psychiatrie? A situation anormale, un malade mental en prison, positionnement équivoque du soignant ?
– Le temps de l’exécution de la peine, le temps du Centre de Détention, donc un temps démarqué du choc de l’incarcération, du choc du procès, un temps où la nouvelle étape est lointaine, ce temps n’est-il pas contraire à la mise en place d’un espace thérapeutique vraiment souhaité par le patient ?
– J’ai observé au fil des années une tension quotidienne de l’équipe de psychiatrie. Cette tension est expliquée au premier degré par un vécu « d’urgence » quotidienne pour répondre à des signalements de l’administration pénitentiaire ou d’autres partenaires de justice. Ces signalements sont de natures très variables (troubles du comportement, réactivité au vécu carcéral, etc…), mais concernent de plus en plus des malades mentaux en grandes difficultés. Cette tension des soignants devient permanente et provoque une excitation qui, faute d’être interrogée sur sa réelle signification, a la fonction de remplir-gratifier les soignants dans leur rôle humanitaire (le clivage évoqué plus haut). Les tentatives pour freiner cette réponse aux urgences échouent souvent. L’excitation remplace la pensée à l’image de la plupart de nos patients.
– L’équipe de l’hôpital ……..où nous avons présenté Monsieur M, nous a interrogés sur l’énergie que nous mettions dans cette situation. La présence de ce genre de cas psychiatrique très grave nous déconcerte-t-elle tellement que nous irions jusqu’au bout, jusqu’à l’échec pour nous rappeler le côté inadmissible de sa présence au sein de la prison ? Ce désir là, a probablement fait de l’ombre au désir du patient, certes dans une ambiguïté importante, mais la rapidité de son re-virement à l’annonce de la décision du Procureur montre qu’il était loin de nous être acquis à sa cause.
– A ce titre, le travail avec certains patients paranoïaques est très enrichissant. Eux, ils nous guident très fort sur cette question de ne pas inverser les rôles quant au désir d’entreprendre telle ou telle démarche de soins ou autres.
Si le travail psychologique et psychiatrique en prison est possible, pour moi, il reste dépendant essentiellement de deux notions fondamentales.
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Ne pas être dupe de soi-même et de sa fonction dans ce lieu.
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Ne jamais travailler seul. Toujours faire lien avec les collègues. Toujours avoir un regard tiers sur son travail.