Françoise BURLOT
Lorsqu’elle se présente à Intervalle-cap, Lena, âgée de trente ans, est très tendue, pressée et veut tout de suite un entretien. Elle parle très vite et ne veut pas que l’accueillant lui pose des questions. Lena veut aller à l’essentiel et parlera très peu de sa famille. Née d’un père d’origine maghrébine et d’une mère française, elle est la plus jeune d’une fratrie de deux filles : « Comme je suis la plus jeune, précise-t-elle, j’ai dû soutenir mes parents. C’est pourquoi je n’ai pas pu avoir confiance en moi et que je ne sais pas qui je suis ». Cependant, Lena a obtenu un baccalauréat mais sa première année d’études littéraires à l’université fut interrompue. Elle ne dit pas pourquoi mais nous savons qu’elle fut alors hospitalisée brièvement dans un hôpital psychiatrique. Convoqués par les psychiatres en urgence, Lena retrouve ses parents au C.P.O.A1.. Ils lui disent alors qu’ils peuvent vivre sans elle et qu’elle doit désormais « vivre sa vie ». Depuis cette rencontre, elle ne voit plus ses parents : « Je suis phobique de mes parents, dit-elle, je souffre de pensées morbides, j’ai l’idée de faire mal à mes parents. Avant c’était difficile aussi mais depuis cette époque, c’est devenu plus dur ». Lena consulte alors quotidiennement un psychiatre en ville. Ayant établi un diagnostic de névrose obsessionnelle, ce médecin l’a suivie pendant 4 ans pour traiter ce que Lena appelle désormais « ses T.O.C.2 invalidants ». Quand elle a mis fin à ce suivi qu’elle qualifie de « trop fusionnel », Lena a vécu dans l’errance pendant un an jusqu’à ce qu’elle rencontre son compagnon. Ayant trouvé alors un logement et un travail dans la restauration, Lena a vécu pendant deux ans à Paris avec ce jeune homme. Depuis que son compagnon l’a quittée, il y a deux mois de cela, elle a perdu son emploi et son logement. Cette rupture récente la laisse seule face à un « abîme » et est vécue par Lena comme un abandon radical qui l’a fait basculer dans une précarité fondamentale : « On ne laisse pas une fille à la rue, dit-elle en pleurant, à quoi bon vivre si je ne suis rien ? S’il m’abandonne ainsi, je ne suis plus rien, une merde ».
Mais surtout, Lena est venue à Intervalle pour parler, dans l’urgence, de ce qu’elle nomme sa « phobie des mots », des mots ayant trait à la violence qui s’imposent à elle dans un automatisme mental. Elle précise que ce ne sont pas des voix mais « des mots qui sont là tout le temps, certains plus que d’autres ». Craignant des conséquences néfastes pour son entourage, elle évite de les prononcer, de les entendre, de les écrire et de les lire. Pour ne pas passer à l’acte, Lena tente d’ « effacer les mots » qui l’influencent en prononçant des mots « conjuratoires ». Elle doit prononcer « je respecte » pour s’opposer aux mots violents qui l’envahissent et l’empêchent d’agir quand elle veut franchir le seuil d’une porte ou monter un escalier. Mais elle constate qu’effacer un mot par un autre ne suffit pas pour la protéger, qu’il lui faut sans cesse recommencer. Cette tentative de défense est, précise-t-elle, un « non sens » cependant « nécessaire pour survivre ». Et, lorsque les mots ont un poids de réel à l’intérieur de son corps3, elle va vomir aux toilettes. Lena prend du Vogalen. Un médecin généraliste lui prescrit un antidépresseur. Pour le moment, Lena n’est pas prête à consulter un psychiatre pour une prise en charge régulière qu’elle ne supporterait pas. Mais elle demande l’adresse d’un psychiatre qu’elle pourrait consulter plus tard. Elle apprécie la souplesse du fonctionnement d’Intervalle, d’être accueillie sans avoir à prendre de rendez-vous.
Au fil des entretiens, Lena tentera d’articuler ce qu’elle attend de l’Autre, en précisant qu’un traitement par la parole ne lui suffit pas. Aussi, elle imagine un traitement avec trois thérapeutes pour réduire la jouissance, « ce monstre intérieur », dont elle veut se débarrasser :
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un premier thérapeute « amical » pour qui elle serait intéressante et qui n’en abuserait pas ;
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un second thérapeute la supporterait de son corps pour franchir un seuil, c’est-à-dire quelqu’un qui lui fasse un corps lorsqu’elle est confrontée à la plus petite scansion symbolique, un intérieur/extérieur, une ouverture/fermeture, une présence/absence. Ainsi, il l’aiderait à se « responsabiliser ». Ce mot est finement trouvé puisque étymologiquement, il signifie « pondérer ». En effet, comment pourrait-elle pondérer ce qui n’est pas refoulé autrement qu’en essayant de se séparer de l’Autre de la jouissance ?
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un troisième thérapeute « poubelle », assez « costaud » pour « supporter les mauvaises pensées » qui l’envahissent.
Ainsi, Lena décrit judicieusement un nouage schizophrène, c’est notre hypothèse, en pointant exactement les zones où il faudrait intervenir pour que le symbolique et le réel cessent d’être en continuité. Et elle préconise une modalité du transfert où les accueillants d’Intervalle sont supposés s’intéresser à ce qui lui arrive et tenir compte de la nécessité de soutenir avec elle l’imaginaire du corps, pour qu’elle puisse franchir les battements du symbolique parce que sinon, pour elle, tout est réel. Aussi, à Intervalle, quand Lena ne pourra pas supporter qu’un entretien trouve son terme parce qu’alors, elle a l’impression de n’être pas assez intéressante pour l’autre, il sera nécessaire que les accueillants l’accompagnent jusqu’à la porte afin de franchir le seuil avec elle, qu’ils lui proposent un thé ou un café et restent auprès d’elle avant de se séparer. De surcroît, au moment de quitter Intervalle, Lena sollicitera souvent les accueillants pour qu’ils lui disent quelques mots d’encouragement sur lesquels elle pourra s’appuyer pour continuer à vouloir « s’en sortir » dans la vie, comme par exemple, trouver une association qui pourrait l’accompagner au quotidien dans ses recherches d’emploi et de logement. Ainsi, elle trouvera, le week-end, dit-elle, de « l’énergie pour la semaine ! »
Chemin faisant, Lena parlera également des mots relatifs à la violence qui l’affectent tout particulièrement, sans toutefois vraiment les énoncer. Elle précisera néanmoins que le pire d’entre eux est « la mort ». Et elle parlera de ses conflits avec les Services Sociaux qu’elle connaît bien4, en précisant qu’elle-même peut être violente quand elle se sent persécutée. « Je suis trop vraie, dit-elle, je dis trop vite la vérité, sans réfléchir, les autres ne peuvent me croire qu’à moitié et ils ne veulent rien en savoir ». En effet, Lena n’est pas vraiment dans le semblant. A force d’être vraie, elle est réduite au signifiant qui la transperce et elle est transparente au langage. D’où l’importance, pour elle, de mentir et de garder ses « secrets » lors des entretiens afin qu’une certaine opacité soit préservée à Intervalle. Notamment, c’est elle qui décidera si les accueillants écrivent ou pas ce qu’elle dit pour constituer son dossier. Ainsi, Intervalle sera, pour Lena, ce lieu poubelle qu’elle a préconisé pour tenter de se séparer de l’objet de jouissance. Intervalle, en accueillant Lena dans l’urgence à vouloir parler, s’est fait le lieu dépositaire et le destinataire docile de ses paroles, en les enregistrant sans les interpréter. Pour Lena, Intervalle est « le seul lieu qui n’est pas parasité », dit-elle, et elle se sent en confiance. Alors, Lena parlera aux accueillants de sa séparation d’avec son compagnon.
Son compagnon, c’est le « premier », nous dit-elle d’emblée, le premier dont elle est tombée amoureuse et le seul qui savait la protéger de ses angoisses. Comme le premier des trois thérapeutes préconisés, il est celui qui l’a prise comme objet d’amour sans en abuser. A propos de l’amour, elle ironise à partir du cogito cartésien : « Moi, ce n’est pas je pense donc je suis puisque de toute façon, je pense tout le temps et penser ne me dit pas si je suis. C’est plutôt : on m’aime donc je suis ». Nous savons que dans l’opération de la rationalité de Descartes5, « Je pense donc je suis », le « donc » est une mise en continuité logique de ce qui n’est qu’une temporalité sans cesse à reconstruire : « Tant que je pense, je suis mais dès que j’arrête de penser, je ne suis plus ». C’est exactement le laisser tomber du Président Schreber, le cas étudié par Freud. Et c’est exactement ce que dit Lena avec rigueur. Quand une idée mauvaise la panique, elle trouve une idée meilleure, plus forte donc ça s’efface. Cet effort vient à la place du refoulement qu’il n’y a pas. Tant qu’elle parle, qu’elle est en train de le dire, ça s’efface mais dès qu’elle cesse de le dire, ça ne s’efface plus. « Penser ne me dit pas si je suis, souligne Lena, c’est plutôt : on m’aime donc je suis ». En effet, comme il n’y a pas l’Autre qui consiste de telle sorte qu’elle soit consistante pour l’autre, il faut donc que cela revienne, pour elle, sous la forme imaginaire de l’amour : « Si on ne m’aime plus, dit-elle, je n’existe plus ». Ainsi, comme son ex petit ami ne lui donne pas de nouvelles, Lena regrette qu’il n’y ait pas de « passerelle » entre eux qui leur permettrait de se donner le temps nécessaire pour voir comment chacun « évolue » avant de se séparer « pour de bon » si un nouveau lien n’est pas possible. Lena décidera alors de lui écrire une lettre afin de sauvegarder leur amitié : « On ne part pas sans se parler, dit-elle, il faut se dire les choses, garder un lien ». Cette lettre, elle l’écrira à Intervalle, seule, dans une salle, sans la présence des accueillants. Et depuis, elle n’est pas revenue.
Il nous a paru intéressant de montrer, à partir du cas de Lena, comment un sujet peut utiliser dans l’urgence le dispositif d’Intervalle-cap comme un lieu de poubellication pour tenter de cesser d’incarner l’objet déchet. Très envahie par la jouissance, nous l’avons vu, Lena parlait dans l’excitation et supportait très difficilement les scansions et le temps d’attente entre les différents entretiens. Lors de notre réunion clinique mensuelle, l’équipe des accueillants a donc décidé de limiter à l’avance avec elle le nombre et la durée des entretiens. Ce que Lena a accepté, dans le réel, en se munissant d’un réveil qu’elle gardait sur les genoux. Cependant, le dernier entretien diffère des précédents. Lena vient juste d’écrire sa lettre et demande une enveloppe pour la poster au plus vite en disant à l’accueillant que « c’est important » : « C’est un soulagement, dit-elle, de l’avoir écrite. C’est juste pour lui dire ce que je ne lui ai pas dit, juste pour qu’il sache que, si je suis à la rue, c’est parce qu’il m’a lâchée ». Et elle précise que c’est très difficile de terminer une lettre, qu’ « une lettre ne peut pas être complète » et que si elle ne la postait pas tout de suite, elle aurait « toujours envie de rajouter quelque chose ». Ecrire cette lettre a donc fait scansion pour Lena. Comme elle n’a pas donné de nouvelles depuis, nous n’en connaissons pas, à ce jour, les conséquences. Si elle revenait, il conviendrait, comme l’indique Catherine Meut, Responsable de notre association et psychiatre, que Lena commence un suivi régulier dans un C.M.P6., afin qu’Intervalle-cap ne se substitue pas à une prise en charge au long cours.
1 Centre Psychiatrique d’Orientation et d’Accueil
2 Troubles obsessionnels compulsifs selon le DSM 4, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Masson, 1996
3 Hulak Fabienne, La lettre et l’œuvre dans la psychose, Editions Érès 2006, p. 59
4 Elle a le R.M.I. et la C.M.U.
5 Guéroult Martial, Descartes selon l’ordre des raisons, Aubier 1986
6 Centre Médico-Psychologique