Constanza ELICABE BROCA
« Si vous faites fuir mes démons, mes anges pourraient partir aussi ». Tom Waits.
Introduction
Du reproche à l’injure, ce titre qui donne nom à mon intervention promet tout un programme : il s’agit de comprendre ce moment de bascule où le sujet reçoit sous la forme d’une insulte qui lui vient de l’Autre, ce reproche qu’il ne sait pas qu’il s’adresse à lui même. C’est cette fonction d’adresse de la parole que je me propose d’explorer aujourd’hui dans cette journée où il est question de la figure de l’Autre malveillant. Plus la croyance dans la malveillance de l’Autre est consistante, plus il se fait menaçant pour le sujet, comme le démontre bien le cas de la paranoïa. Mais cette malveillance attribuée à l’Autre trouve son ressort secret dans la fonction de méconnaissance du moi, connaissance du monde et ses objets qui se fait toujours selon le mode paranoïaque. Est-ce pour cette raison que Lacan a faite de la paranoïa dans le séminaire 3 « l’état natif du sujet »i ?
Dans l’article La voix en tant qu’objet psychanalytiqueii Dorian Leader isole la fonction d’étre adressé comme essentielle au langage : elle est nécessaire pour l’enfant mais aussi problématique. D’une part car l’interpellation de l’Autre à l’égard de l’enfant est de prima abord toujours énigmatique. D’autre part car l’enfant ne peut pas s’en défendre ; de la même manière que le regard, qui est peut-être la seule autre forme de présence dont on ne peut pas se soustraire. Elles ont toutes les deux la particularité d’être des expériences imposées de l’extérieur, et c’est pourquoi elles peuvent devenir invasives et menaçantes. Si la première parole primitive est indissociable de la demande, tout est alors sonorisé.
Lorsque le sujet est appelé à répondre dans certaines situations à forte charge émotive et qui n’a pas de « répondant dans le signifiant » alors la totalité du signifiant répond, page 159, Les phénomènes élémentaires sont un exemple de la pure fonction interprétative : le sujet est adressé, mais n’en sait pas beaucoup plus. « L’hallucination est en effet un phénomène où la fonction de l’adresse émerge dans sa forme épurée ». Elle peut prendre une forme acoustique, ainsi que toute autre forme sensorielle. « Ce qui ne change pas, c’est l’expérience d’être adressé ». Cela peut partir d’un silence étourdissant ou d’une vision. Lorsque le sujet n’a pas à sa disposition « des signifiants maîtres » pour donner du sens à des situations pour lesquelles le support de la signification est crucial, « il revient en potentialité sous la forme de murmures, chuchotements, bourdonnements, commentaires verbaux, etc. » C’est ce que Lacan appelle « le flot continu du signifiant ».
La façon dont le sujet ponctue son discours, son rythme, son style verbal, met en évidence ses modes d’incorporation de fonction de l’adresse. Quand Lacan parle de la voix, « ce qui ne peut pas être assumé par le sujet passe alors au réel et est assigné à l’Autre »iii. L’injure ou l’intrusion des voix est une expérience du réel qui défait la chaîne signifiante, et le sujet psychotique ne peut pas se rendre sourd à sa présence qui, à défaut de pouvoir la réguler, se fait de plus en plus envahissante. Cet Autre méchantiv qui peut fonctionner comme une catégorie cliniquev, désigne un certain nombre de phénomènes – discrets ou patents – où le sujet est aux prises avec l’hostilité de l’Autre, sous sa menace, victime de malveillance ou de persécutions… Toute la question est savoir si ce sujet est en mesure d’apprivoiser cette expérience d’un Autre malveillant et si c’est le cas, quelles sont les solutions singulières qu’il peut trouver pour s’en défendre ?
« La voix, en tant que dimension de toute chaine signifiante – dans ses registres sonores, écrits et visuels – relève d’une attribution subjective. C’est-à-dire qu’elle assigne une place au sujet et cette place n’est pas univoque. Lacan signale qu’une charge affective, libidinale, d’un mot, peut opérer une rupture dans la continuité de la chaine signifiante, ainsi qu’un rejet dans le réel. C’est-à-dire qu’un sujet peut assumer et reconnaître une partie de la chaine, alors qu’il peut arracher une autre partie et l’attribuer à l’Autre »vi.
« Ce phénomène permet à Lacan de nommer Voix cet effet de forclusion du signifiant, non réductible à la forclusion du Nom du Père. C’est la voix qui apparaît dans sa dimension d’objet quand elle est reconnue comme Voix de l’Autre. Dans la mesure où elle fait partie de la chaine signifiante, que le sujet ne peut pas assumer comme « moi », elle est assignée subjectivement à l’Autre »vii.
Partons de la célèbre vignette clinique dans le séminaire 3, cette patiente qui lance à son voisin de palier « je viens de chez le charcutier » suivi de l’insulte « truie » qu’elle entend que celui-ci lui adresse. Lacan saisit ce qu’il appelle « une perle », l’analogie avec une certaine découverte : « certains malades qui se plaignaient d’hallucinations auditives, faisaient manifestement des mouvements de gorge, de lèvres, autrement dit – suit Lacan – les articulaient eux-mêmes. ( …) Ce n’est pas pareil précise Lacan, c’est analogue viii». Est-ce qu’on peut déduire qu’elle reçoit dans la parole son message sous une forme inversée ? Pas du tout ! Le message dont il s’agit n’est pas identique car il n’y a point de médiation. Truie, qu’est-ce que c’est ? C’est son propre message qu’elle reçoit, ce qu’elle sait d’avance, pas besoin de passer par l’Autre.
Lacan précise que le terme d’injure dont il s’agit est vraiment essentiel dans la phénoménologie clinique de la paranoïa et s’accorde avec le procès de défense du sujet par la voie d’expulsion. « Truie ait été entendu réellement, dans le réel ». « Qui est-ce qui parle ? Puisqu’il y a hallucination, c’est la réalité qui parle »ix. Si cette femme est proprement une paranoïaque – suit Lacan – c’est que le cycle pour elle comporte l’exclusion du grand Autre. Elle fait dire au petit autre qui se trouve en face d’elle comme une marionnette le message qui résonne en elle mais qu’elle ne peut que méconnaître. « C’est cela l’important, dit Lacan. (…) Elle parle tellement bien par allusion qu’elle ne sait pas ce qu’elle dit (…) Cet autre à qui elle parle, elle lui dit d’elle-même – Moi la truie, je viens de chez le charcutier, je suis déjà disjointe, corps morcelé, membra disjecta, délirante, et mon monde s’en va en morceaux, comme moi-même »x.
L’injure qu’elle entend – soit hallucinée soit par la voie de l’allusion – constitue la preuve du « rejet de sa jouissance »xi, celle qu’elle ne peut pas admettre pour elle : qu’elle s’intéresse finalement aux cochonneries que ses voisins peuvent organiser dans l’intimité. Elle organise dans son délire à deux une exclusion impossible, ce qu’elle ne veut point savoir lui vient dans le réel sous la forme d’une voix insupportable qu’elle assigne à l’autre – le bon voisin – à défaut de pouvoir l’intégrer par la voie symbolique, c’est à dire du symptôme comme formation de l’inconscient. Truie apparaît ici comme l’effet de la forclusion du signifiant.
Qui parle dans la réalité ?
Dans l’expérience de la psychose le sujet est en prise directe avec un message dont il ne sait pas qu’il se dirige à soi-même et qui emprunte une voie du pur réel, pas de distance donc, pas de médiation de la parole d’un Autre qui puisse l’apaiser.
Voici un autre exemple : lorsque Lucie entend le mot « Sors ! » énoncé par son professeur, elle est ravagée par une crise de colère. « Elle m’a traitée comme un chien ». C’est le ton de la voix qui dit Sors ! Elle s’entend penser dans sa tête Tu es un chien. Lucie s’entend être réduite à Tu es cela : un chien. Il ne s’agit pas d’une hallucination auditive mais elle fait un usage précis du signifiant Sors ! A défaut de l’entendre dans le symbolique, c’est dans le réel que cela fait irruption, il ne s’agit pas d’une hallucination mais elle a la certitude du mépris de l’Autre, page 191.
Notons que l’insulte a une valeur comme nomination. L’usage de l’insulte vise un Tu es cela, il y a une valeur de nomination dans ce qui se présente comme abject. L’insulte vise l’indicible de l’être, premier et le dernier mot du dialogue pour Lacan, base de rapports humains, restes de langage pour Freud, l’insulte a un statut bien particulier de toucher l’être du sujet en son fondement.
Vincent Demassiet a 17 ans quand il se prépare pour sa première rencontre amoureuse, il s’agit d’un autre camarade du lycée. Quand ils se donnent rendez-vous dans un parc avec lui et d’autres amis, il entend que son ami profère des insultes à son égard : « Tu es un bâtard, tu es un nul ! » « Qu’est-ce qui te prend ? » rétorque son ami, lorsque Vincent réalise qu’il entend des voix il pense « je suis foutu ». Cet épisode le laisse perplexe, puis l’isole. Les insultes se font de plus en plus insistantes jusqu’à le pousser au suicide maintes fois. Il passera des années en psychiatrie assommé par une importante médication et presque apragmatique. Adressé par son psychiatre qui le croit un cas perdu, Vincent fait la rencontre de Ron Coleman, précurseur d’un mouvement qui a commencé au Royaume Uni à partir de l’initiative des patients, le Cercle d’entendeurs de voix.
Cette rencontre lui ouvre une nouvelle perspective dans sa maladie. Ce n’est plus « tu es un pauvre schizophrène, un raté de plus » mais un « entendeur de voix ». C’est une nomination qui a pour effet de faire corps, un effet d’ancrage ; Cette nomination qui balaye donc toute connotation péjorative du diagnostic leur permet de faire lien entre sujets qui vivent cette expérience, en échangeant des savoirs divers sur les différents traitements trouvés par chacun pour faire face à ces voix. Ils vont même jusqu’à détailler des listes de stratégies différentes selon les situations. Ils se proposent une démarche remarquable par son intelligence clinique : il s’agit de pouvoir s’approprier leurs voix, tout d’abord en les acceptant comme faisant partie d’eux mêmes, ensuite en les explorant. Que le sujet puisse repérer le moment du début, identifier les voix bienveillantes et celles malveillantes, les causes qui les déclenchent, leurs permet au fur et à mesure de ces rencontres de trouver des stratégies pour parer à cette jouissance envahissante. Lorsque Vincent parle de son expérience d’entendeur de voix – mais aussi de son parcours d’ex patient psychiatrique – il peut parler en se détachant de ces phénomènes auxquels il va prêter une autre signification. Ce que disent les voix a donc portée d’un message métaphorique, artifice qu’introduit une distance de la Chose. Dès l’âge de 11 ans Vincent est abusé par l’adulte en charge de son éducation religieuse. Accablé sous le poids de l’injonction paternelle d’être fort et de ne pas se laisser faire, il s’interdit de parler. Mais aussi d’une quelconque pensée qui lui permette de mettre un ordre dans ce chaos du monde. Il fera des crises de spasmophilie et sera exorcisé par un prêtre, ce qui va l’apaiser un temps. C’est l’approche de la rencontre désirée mais aussi redoutée avec son propre désir sexuel qui déclenche les premières voix. Ce n’est que plus tard et grâce au travail qu’il fait pour établir un rapport avec ses voix, qu’il pourra se séparer de ce en-trop de l’insulte. Il forge un savoir qui anticipe une voix, réel déjà en voie d’être apprivoisée. Cette voix qui l’insulte ne lui veut pas du mal, il conclut que c’est une mise en garde qu’il s’adresse lorsque l’anxiété de la rencontre sexuelle voir de son propre intérêt sexuel se présente à lui. Cette pacification de voix qui opère dans le sens d’une vraie régulation de jouissance nécessite comme seule condition d’accepter sa propre part de jouissance en jeu. Après une phase surprise et perplexité, voir de colère, suit une phase d’acceptation. Ce n’est qu’après qu’il pourra s’approprier de son rapport aux voix et s’acheminer vers le rétablissementxii.
Quand ce qui lui vient du réel est la certitude d’une insulte
Jacques Alain Miller fait valoir que l’insulte vise comme tel ce qui est imprononçable, vise ce qui de l’être ne peut se dire soit la jouissance du vivant, que l’insulte vient comme la réponse du réel à ce qui de la langue est forclos du symbolique, page 191. Est-il possible de faire entendre à l’insulteur que celui qui est visé dans son insulte n’est pas forcément l’autre mais son propre être ?
Dans la névrose, le reproche que le sujet s’adresse trouve dans le mécanisme du refoulement une voie qui le préserve du retour de refoulé grâce aux manifestations de l’inconscient, où le sujet apprivoise les termes de sa division subjective. Dans la névrose nous avons la Bejahung et après la Verneinung. Le sujet ne veut jamais savoir, quelque soit sa structure, sauf que dans la Verneinung il en sait déjà quelque chose. C’est justement le gain dans le mécanisme de la négation, celle-ci introduit la particule qui rend acceptable pour la conscience la pensée inconciliable.
Dans le cas de la psychose, et encore plus marqué dans le cas de la paranoïa, le sujet ne peut pas se faire sujet de sa propre division. L’insulte s’attaque au nom propre qui en est la matrice, à défaut du nom du père qui sert à parer l’insulte – car c’est le nom du père qui a le don de nommer les choses. Ce que nous enseigne la psychose quant à son mécanisme de défense privilégié, la forclusion se résume à ce paradigme : ce qui a été rejeté à l’intérieur, revient de l’extérieur sans instance de médiation de l’Autre. C’est autour de cette médiation précaire mais possible que le sujet psychotique peut subjectiver ce réel envahissant, subjectivant aussi les conditions de son existence et ce qui vient la troubler. Notre responsabilité éthique comme analystes est de « savoir y faire entendre un Tu es le sujet, toi qui insultes dans cet instant là. D’où aussi en conséquence, l’éthique du bien dire son nom/ non d’insulte »xiii.
Dans le transfert, le psychotique recherche souvent un témoin, le secrétaire de l’aliéné selon les mots de Lacan. Si dans notre rencontre avec un sujet psychotique un appel à une adresse se constitue, c’est un signe prometteur d’un sujet à venir. Sujet d’une double opération avec deux temps logiques, aliénation et séparation d’une jouissance en-trop qu’il peut désormais maintenir à distance avec des artifices aussi respectables que ceux de la névrose.
i Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du jeu », Écrits, Seuil, 1966, p. 93-100.
ii Darian Leader, La voix en tant qu’objet psychanalytique.
iii Marita Manzotti, La voix de l’autiste
iv Conversation sur l’Autre méchant, Paris, Maison de la Mutualité, 1er février 2009. Publiée chez Navarin, bibliothèque lacanienne N° 4, sous le même titre, mars 2010.
v Cette expression a été lancée par Jacques Alain Miller en 2009 (cf. note 2) reprenant un thème classique de la psychiatrie.
vi Marita Manzotti, idem.
vii Marita Manzotti, idem.
viii Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, Edition Le Seuil, 1981, page 60.
ix Jacques Lacan, idem.
x Jacques Lacan, idem.
xi Jacques Alain Miller,
xii Paul Baker, avec des contributions de Marius Romme, Sandra Escher et Ron Coleman, La Voix Intérieure, Guide pratique à l’usage (et au sujet) des personnes qui entendent des voix, 2011. Traduction française Yann Dérobert.
xiii Philippe Laccadée, Vie éprise de parole, Editions Michèle, page 251.