Thatshayini SIVANANTHAN
Comme énoncé lors de la dernière soirée de criminologie, la Justice permet aux auteurs de crimes de mettre des mots sur les actes qu’ils ont commis. Cela initie un mouvement psychique grâce à la narration des faits. Un travail de significantisation pourra ainsi se mettre en place.
Cependant, ce qui est avoué lors de cette narration devant la Justice est un leurre. L’aveu du crime, de sa culpabilité, ne dit pas ce qu’il en est de la subjectivité du sujet, de sa culpabilité intime, de son désir ou de sa jouissance, c’est un leurre de sa vérité. Commence alors un jeu de piste au terme duquel sonnera l’heure du sujet.
Qu’est-ce que la vérité ?
Je vais commencer par définir le terme de vérité. On trouve plusieurs définitions de la vérité dans le dictionnaire « le Robert ». C’est d’abord « ce à quoi l’esprit peut et doit donner son assentiment (par suite d’un rapport de conformité avec l’objet de pensée, d’une cohérence interne de la pensée) » (intégrité). Mais c’est aussi une « connaissance conforme au réel »…La vérité serait là une « expression du réel, que l’on oppose à l’ignorance ou au mensonge ». La vérité c’est également la « conformité au sentiment de réalité » (la vraisemblance). « C’est une idée ou une proposition qui emporte un assentiment entier. C’est enfin une expression sincère et vraie, de la bonne foi. »
On remarquera la répétition de la notion de conformité dans cette définition. Dans le langage courant, la vérité serait normée. Il y a là l’idée d’une universalité, d’une objectivation de la vérité. Or ce qui nous intéresse ce soir c’est la vérité du sujet, la vérité telle qu’il la subjective.
Je vais reprendre cette expression de bonne foi qui est, pour le sujet, le premier pas qui l’amènera, au fil de son discours, à dévoiler, à se dévoiler sa vérité, la véritable motivation subjective de son acte. Ce mouvement de pensée, cette subjectivation est expliquée par Lacan dans son séminaire VI. Il énonce que c’est la parole, puisqu’elle prend place au lieu de l’Autre (entrecroisement de l’intention de la demande et de la chaîne signifiante), « qui instaure l’ordre de la vérité, cet ordre qui est évoqué, invoqué, chaque fois que le sujet articule quelque chose, chaque fois qu’il parle. En effet, la parole fait quelque chose qui se distingue de toutes les formes immanentes de captivation de l’un par rapport à l’autre, puisqu’elle instaure un élément tiers, à savoir ce lieu de l’Autre où, même mensongère, elle s’inscrit comme vérité. Rien dans l’imaginaire n’équivaut à cela » (S VI p 348).
La vérité ne peut donc avoir d’autre fondement que la parole. Elle ne se fonde pas sur la réalité objective mais bien sur le vécu du sujet. Là, même le mensonge indique quelque chose du sujet, révèle le sujet. L’Autre ici se pose comme témoin de cette parole, garant de la Vérité. Nous pouvons lire à la suite de la citation précédente : « Cette référence à l’Autre se prolonge au-delà de l’Autre (je rappelle, lieu de la vérité) pour autant qu’elle est reprise par le sujet, à partir de l’Autre, pour constituer la question « qu’est-ce que je veux ? » plus exactement, la question s’adresse ici au sujet et se pose sous une forme déjà inversée « que veux-tu ? » » (P 349) « Au-delà du lieu de la vérité, il a à rencontrer l’heure de la vérité »… « L’heure de la rencontre avec lui-même », ce que j’ai nommé « l’heure du sujet ». Toute parole par l’emploi des signifiants du sujet renvoie à terme à sa vérité. C’est ce que je vais essayer d’illustrer grâce à ma vignette clinique.
Cet atelier de criminologie a pour vocation de présenter des auteurs de crimes. Je vous propose aujourd’hui une vignette clinique concernant une victime politique. Bien que victime, M.D se sent coupable. La justice, au même titre que la vérité, semble bien souvent subjective.
Je vais donc vous présenter ce patient que j’ai reçu au Comede (Association d’Aide) du 04/05/2015 au 29/09/2015 (soit 5 mois) dans le cadre d’une prise en charge hebdomadaire. J’ai pris le relais de ma collègue partie en congé maternité. Elle l’a reçu pour la première fois en janvier 2015. Le Comede est un centre de santé associatif qui reçoit gratuitement des personnes réfugiées. Il est situé dans l’enceinte de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. Il se compose de plusieurs services : médecine générale, socio-juridique et psychothérapique. Les personnes qui consultent ici ont souvent subi des violences voire des tortures en raison de leur appartenance ethnique.
Motif de la consultation
M. D. est un jeune homme guinéen de 25 ans arrivé en France fin 2014. Il est d’abord hébergé dans un foyer puis, faute de papiers, est devenu sans domicile fixe au mois de mai 2015.
Il consulte au Comede car il souffre de troubles de la mémoire et de l’attention. Il dort très mal, très peu et fait souvent des cauchemars. Il a également des réminiscences : des souvenirs qui lui reviennent sans qu’il ne puisse les empêcher. Il est adressé en psychothérapie par le médecin généraliste. C’est un patient désorienté qui se présente à moi. Il dit ne rien connaître de la France, ne pas savoir quoi faire pour aller mieux. Il attend beaucoup des professionnels, est dans une position passive vis-à-vis des démarches administratives qu’il a à entreprendre mais soutient sa demande de soin. Il montre un engagement important dans les entretiens. M. D est très isolé en France. Il n’a ni famille ni ami pour le soutenir. Chez les Peuls, une grande importance est accordée à la reconnaissance par sa famille, sa tribu. C’est ce qui attribue la valeur et la place sociale d’un homme. M. D a perdu ces repères en arrivant en France. De plus, il n’a pas ses papiers et ne peux donc pas travailler. Il passe ses journées à ressasser ses « problèmes » selon son expression. M. D. est dans l’imaginaire. Les échanges téléphoniques avec sa famille étant rares, la parole est limitée. Le temps, lui, inoccupé, est infini et propice aux ruminations.
Au vu de la gravité de sa situation et du risque de passage à l’acte suicidaire, il lui a été proposé une hospitalisation et une demande de Droit au Séjour pour Etrangers Malades.
Vie en Guinée
Il est l’aînée d’une fratrie de 2 enfants. Il a une sœur cadette. Il est marié depuis 5 ans, n’a pas d’enfants. M. D est d’un milieu social aisé. A Konakry, il avait la responsabilité des trois magasins d’alimentation de son père. Son père étant diabétique, il a repris l’affaire familiale dès ses 15 ans. M. D. a financé et organisé des manifestations contre le parti en place en Guinée. Il a été emprisonné à deux reprises pour cela. Il a été arrêté lors d’une manifestation la première fois en février 2013. Il est resté en prison 16 jours, son père a soudoyé des officiers pour qu’il soit libéré. La deuxième fois début mai 2013, la captivité a duré 11 jours, c’est son beau-frère qui a payé pour sa libération.
Lors de la première arrestation, des militants du parti au pouvoir, des hommes de main, sont entrés par effraction chez M. D, ont saccagé sa maison, tout cassé, frappé son père et violé sa femme sous ses yeux. M. D. était impuissant lors de ces évènements, pieds et poings liés, condamné à regarder les supplices que subissait sa famille. Il fut emprisonné par la suite.
Son père qui avait déjà des problèmes de santé a été hospitalisé et est décédé peu de temps après la sortie de prison de M. D. Le jour du décès de son père, M. D était allé lui rendre visite à l’hôpital. Lors de cette dernière rencontre, son père lui a confié un secret et la tâche de veiller sur sa mère et sa sœur.
Or, de nouveau menacé et arrêté au cours d’une manifestation, M. D est torturé. La torture, contrairement à ce qui est énoncé par les bourreaux, ne soutire pas la vérité, elle vise à faire taire et non à faire parler. C’est une relation d’emprise d’un sujet sur un autre où l’on pousse la victime à avouer. Elle empêche la parole et est vouée à faire taire le sujet. Preuve était faite du militantisme de M. D. Ce qui est donc recherché n’est pas un aveu de son militantisme mais bien la suppression de son existence, sa disparition.
M. D quittera la Guinée avec l’aide d’un passeur. Ce départ se fait dans une grande confusion, il s’est laissé emmener en France.
Aveu de culpabilité, leurre de vérité.
M. D souhaitait faire du bien autour de lui. C’est convaincu de cela qu’il a milité pour le parti de l’opposition. C’est également pour le bien des autres qu’il a consenti à quitter la Guinée, pour protéger les personnes qui l’ont aidé à s’évader. Mais en faisant cela, c’est maintenant lui qui n’est pas bien.
Pensait-il que son absence laverait les pêchés dont on l’incrimine ? Se sent-il, comme Œdipe, banni de son pays pour n’avoir pas su mesurer les conséquences de ses actes ? Il se dit aujourd’hui coupable d’être la cause des souffrances de sa famille et du décès de son père. S’il n’avait pas été militant, ils n’auraient pas été attaqués. Et, même après son exil en France, des personnes sont toujours à sa recherche en Guinée et venaient régulièrement menacer sa mère. Elle a été obligée de déménager hors du centre-ville pour ne plus subir ces intimidations. M. D dit que sans lui, sa famille serait tranquille. Il semble énoncer par là une envie de mourir et endure très passivement ses conditions de vie. La pulsion de mort est bien à l’œuvre chez M. D.
Notons que les raisons personnelles de l’engagement politique de la part de ce patient sont restées floues jusqu’à la fin de la prise en charge avec moi. La vérité du sujet quant à son propre désir est ici non dite. Loin de sa famille, M. D regrette de devoir céder la gestion des commerces de son père et de ne pas pouvoir prendre soin de sa sœur et de sa mère. Il ne peut réaliser le vœu de son père. A son décès, il lui a demandé de prendre sa place auprès de sa femme et de sa fille. Mr D prend effectivement sa place…dans le lit mortuaire. Echouant à la tâche qui lui incombe, étant devenu aussi incapable que son père de s’occuper de ces femmes, il se vit mourant.
Rapport à la Castration.
Parallèlement à cette tragédie présente, j’encourageais M. D à déplier son histoire familiale. Il en est arrivé à me confier le secret que son père a partagé avec lui le jour de son décès. Il s’agirait d’une malédiction qui pèse sur sa famille car les grands-parents maternels de M. D ont construit une maison sur un terrain qui devait abriter le diable. Depuis, tous les frères et sœurs de sa mère sont morts, elle-même semble avoir une santé mentale fragile et sa sœur s’est fait amputer d’une main. Seul M. D est « normal » dans sa famille. Enoncer ce secret lui a été coûteux.
Cela pose la question de la dette que porte M. D. Cet homme plein de culpabilité porte une dette. En Allemand le mot dette, die Schuld, signifie aussi culpabilité, faute. Ce que paye M. D c’est de sa vie.
Ses échecs : Gagner le combat engagé pour sa cause : faire le bien pour les autres. Assurer la prospérité des affaires de son père. Veiller sur sa mère, sa sœur et sa femme.
Ici : Perte du statut social. Perte du statut familial.
Lorsque l’heure du sujet arrive, il doit alors se confronter à sa vérité. Je n’ai pas eu le temps d’aller jusque là avec ce patient.