Jean-Marc BEN KEMOUN
La prise en charge des victimes d’infraction impose aujourd’hui à celui qui se dit victime d’en passer par des démarches, qui le confrontent, parfois brutalement, à des interlocuteurs et des domaines parfois inconnus jusqu’alors. Ainsi le sujet, déjà éprouvé par l’acte subi/encore sous le coup, se retrouve-t-il dans une position singulière ; alors qu’il a souvent subi (en tout cas dans son vécu subjectif), il lui faut adopter une position active faute d’obtenir réparation. Il doit montrer (son corps), nommer (son ressenti, ses affects), parfois réclamer, alors même qu’il n’y est pas forcément préparé.
Dans ce cadre de demande de reconnaissance et de réparation, le dépôt de plainte constitue bien souvent l’acte par lequel l’individu devient une victime socialement, publiquement, et plus uniquement intimement ou subjectivement. Suite au dépôt de plainte (première officialisation de la parole ?), la procédure judiciaire peut proposer à la victime une évaluation de l’ITT qui a bien souvent lieu dans les Unités Médico-Judiciaires. Ces structures, dont la 1ère a été créée à Paris en 1985, ont notamment pour missions l’objectivation destinée à la justice et la recherche de la preuve : en matière de victimologie le travail s’attache à l’évaluation du préjudice physique et psychologique. En 2011, une réforme de la médecine légale vient élargir la dimension d’accueil des victimes en UMJ : parallèlement à la dimension d’évaluation/objectivation, on prend en compte le soutien grâce à la création d’un poste de psychologue clinicien par UMJ sur une ligne budgétaire CPAM, alors que les autres personnels des UMJ : médecins, infirmières, aides soignantes, secrétaires, cadre de proximité, sont sur des lignes budgétaires Justice.
C’est ainsi qu’à l’UMJ de Versailles, toute personne ayant RDV avec le médecin légiste pour détermination de l’ITT physique se voit proposer, à l’issue de l’examen médical, et à tout moment de son parcours au sein de l’unité, un entretien avec un psychologue clinicien.
Parcours type d’une victime à l’UMJ 78 :
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Dépôt de plainte préalable à la venue dans le service (sauf cas particuliers où le ministère public s’est saisi des faits, comme par exemple les signalements en matière d’enfance maltraitée) ;
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Etablissement par l’autorité judiciaire d’une réquisition demandant :
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A la victime : de se présenter à l’UMJ pour faire constater la gravité des conséquences des violences subies (ITT = mesure en nombre de jours de la gêne fonctionnelle ressentie pour les actes de la vie courante) ;
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Au médecin : de rédiger le certificat d’ITT (donc dans cet entretien et examen médical, pas de confidentialité, et un abord factuel de l’événement subi).
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Lors de la venue de la victime à l’UMJ :
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Accueil infirmier ;
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RDV médical obligatoire, imposé par la procédure ;
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Proposition de RDV avec le juriste et le psychologue, hors procédure et confidentiel ;
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Transmission du rapport d’ITT à l’autorité judiciaire pour faire valoir ce que de droit dans la suite de la procédure ;
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Après la venue à l’UMJ :
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Poursuite de la procédure judiciaire ;
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La victime peut-être rappelée par la juriste ; elle est également rappelée 2 fois par la psychologue rencontrée lors de la venue à l’UMJ.
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Les singularités de l’entretien psychologique unique :
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Non obligatoire, il a lieu, certes sur proposition, mais aussi à la demande du sujet, et implique donc que celui-ci s’en saisisse ou tout au moins qu’il l’accepte, ce qui permet déjà qu’un certain travail se fasse. Le fait d’accepter l’entretien fait déjà émerger quelque chose de la demande du sujet, donc de sa subjectivité
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Il n’intervient en aucune façon dans la procédure judiciaire et ne donne lieu à aucune trace ou remise de document officiel ; libérée de l’enjeu judiciaire, la parole n’est plus seulement celle d’une victime, mais peut devenir celle d’un sujet ;
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Unique, il n’a pas pour vocation de remplacer un espace thérapeutique, mais il peut en favoriser l’émergence ; il peut également avoir lieu même si le sujet est déjà suivi à l’extérieur.
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Il s’inscrit dans une dimension temporelle inédite, puisque chaque entretien donne lieu, si la personne le souhaite à 2 rappels de suivis.
Des « objectifs » invariables…
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Lors de ces entretiens l’on s’attache à l’émergence éventuelle d’éléments bien connus pour être potentiellement consécutifs à l’événement choquant : ainsi l’attention du clinicien se porte sur l’humeur et en particulier l’existence ou non d’éléments auto ou hétéro-agressifs. On sait en effet à quel point être victime de violence peut réveiller la passivité du sujet, et est donc susceptible par retournement, de faire naître des éléments agressifs. On sera donc vigilants à accueillir les idées hétéro-agressives (il est fréquent que s’expriment des idées de vengeances), ou auto-agressives.
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Dans le même registre, l’approche est presque sanitaire et préventive ; la vigilance en effet se porte sur les éventuels troubles co-morbides aujourd’hui bien connus pour apparaître au décours d’un ESPT (nous reviendrons plus tard sur le fait que nos patients présentent ou non un ESPT) : à l’entretien on recherche donc les éventuelles émergences ou recrudescence de consommation de toxiques ou psychotropes, de même que les éventuelles propensions addictives. Dans une visée également préventive, le fait de repérer des éléments dissociatifs (que l’on sait prédictifs d’un ESPT), pourra permettre une orientation optimale pour la suite de la prise en charge.
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L’orientation fait également totalement partie de l’entretien : le lieu de l’UMJ n’étant pas (malgré tout) celui du soin et ne s’inscrivant pas dans un rythme thérapeutique (au contraire, coexistence de plusieurs démarches différentes dans un temps limité), il est de la responsabilité des psychologues cliniciens d’orienter les victimes vers un lieu où pourrait se poursuivre le travail engagé, et s’élaborer les remaniements provoqués par l’impact traumatique ou le choc psychologique.
Dans une liberté de cadre favorisant la subjectivation et la libération de la parole…
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Au-delà de cette trame, l’objectif est bien de favoriser l’émergence de la parole : cette parole porte sur les faits subis, mais il s’agit de les évoquer de façon singulière. Ici on ne reste pas sur le plan purement factuel (comme avec la police ou le médecin), mais on favorise l’émergence des émotions, des liens éventuels avec le passé, de sorte que le sujet devient acteur de ce qu’il a subi. S’autorisant à évoquer librement les faits et leurs conséquences, la consultation devient le lieu où peuvent s’amorcer différents questions : Que m’est-il arrivé ? En quoi suis-je concerné ? En quoi suis-je responsable ? Que faire de tout cela (les symptômes que j’en garde et ce que cela vient remanier dans ma vie) ?
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Il n’est pas rare en effet que les questions de la culpabilité et de la honte puissent émerger lors de ces entretiens. Il faut alors les accueillir, non pas comme des symptômes, mais comme des signes que l’on serait peut-être alors sorti de l’effroi, ou tout au moins du choc provoqué par la brutale et imprévisible confrontation à la violence. En outre, on sait bien à quel point une verbalisation de la culpabilité peut paradoxalement aider à sortir du vécu traumatique. Ces entretiens précoces seraient donc le lieu potentiel d’une première élaboration des faits subis et de leurs conséquences. Par ailleurs, permettre à la personne de partager ces vécus à ce moment précis, pourrait permettre d’éviter que ne se mettent en place des mécanismes plus mortifères, mélancoliques par exemple. En effet force est de constater à quel point le vécu d’un événement violent isole ; qu’il s’agisse de manque de mots pour le représenter ou d’une volonté plus active de protéger ses proches, la victime se trouve souvent seule avec cet effroi, dont elle ne sait que faire.
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Précisons enfin que l’abord « technique » de l’entretien varie en fonction de l’âge de la victime, de sa présentation clinique, de son vécu subjectif (symptômes post-traumatiques installés ou non), mais aussi des faits (leur ancienneté, leur caractère intentionnel, imprévisible, brutal, leur chronicisation ou non) ou encore de la procédure… Même si dans tous les cas l’entretien vise finalement à aider la personne à reprendre le cours de sa vie, voire (dans les cas les plus optimistes !) à explorer la façon dont l’événement subi pourrait finalement être un événement positif. Notre approche se veut également précautionneuse : il ne s’agit pas de faire verbaliser le patient à tout prix, mais évidemment l’accompagner, dans le respect des défenses psychiques présentées, et en tenant compte du cadre singulier que nous proposons.
CAS CLINIQUE : Mr T.
Nous rencontrons Mr T., victime de violences de voisinage, 4 jours après les faits, qualifiés en coups et blessures volontaires. Il a 10 jours d’ITT. Agée de 50 ans, Mr T. est marié et a 2 enfants. Il ne mentionne pas d’histoire psychiatrique particulière.
L’entretien permet d’obtenir un récit quasi spontané des faits : Mr dit s’être présenté chez un voisin avec lequel il rencontrait des problèmes depuis quelques années (bruits nocturnes, menaces), « pour essayer de trouver une solution intelligente, ça peut plus durer ». Mr s’exprime ensuite sur le début des violences : « Je me suis dit ça va s’arrêter et là, changement de scénario, il s’est mis à choper ma manche et à sauter pour frapper la tête… Donc j’ai reculé… J’ai reculé, je me suis dit ça va s’arrêter et là j’ai vu sa famille sortir… J’ai même pas senti les coups, ça me paraissait irréel… Et en baissant la tête je me suis aperçu que j’avais un liquide qui sortait de mon nez… Et je me suis dit je vais mourir… ». On reconnaît bien la description du sentiment d’irréalité, le vécu dissociatif, de même que l’effroi. On est surtout frappé par la teneur du champ lexical employé (« Ils m’ont encerclé comme une meute (…) La violence en meute, l’arrêt brutal (…) Et la meute s’est regroupée, et ils ont recommencé à me poursuivre ») qui pourrait illustrer le vécu traumatique lié au sentiment d’exclusion du monde des humains, et la honte, si souvent décrit dans la littérature.
Sur un plan clinique, Mr T. investit l’entretien immédiatement, avec une émotion qui reste constante, une expression riche et détaillée concernant le déroulement des faits. Mr éprouve au fil des échanges le besoin d’avoir recourt à des supports pour mieux se faire comprendre (comme si les mots ne suffisaient pas à traduire son ressenti concernant la situation) : ainsi à un moment de la consultation (quand il évoque la poursuite par la « meute »), il s’empare spontanément d’un crayon et d’un papier et dessine la scène ; Mr va même jusqu’à sortir de son sac le haut ensanglanté qu’il portait au moment des faits. Au fil de l’entretien, et au-delà des manifestations traumatiques présentées (et dont l’aspect éprouvant ne fait aucun doute), Mr peut s’apaiser, quitter cet état d’agitation pour restituer les faits dans une perspective plus « historique » : il fait des liens entre son vécu de l’événement et l’attitude qu’il a eu durant ce dernier, et l’éducation reçue concernant par exemple la violence, l’agressivité, le fait d’y répondre ou non, etc… En somme, permettre à Mr de sortir de la sidération traumatique afin de lui permettre d’inscrire cet événement dans son histoire aura permis de lui permettre de se remettre en mouvement psychiquement.
Au décours de l’entretien, l’état psychologique de Mr nous semblera à même de justifier que nous prenions contact, avec son accord, avec le CMP de son secteur ; il y aura RDV la semaine suivante. Entre temps, il prend lui-même RDV avec son médecin traitant. Nous rappelons Mr, 15 jours plus tard, sans suite. C’est lors du 2nd rappel, 2 mois après l’entretien initial, que Mr verbalise un mieux-être psychologique ; toujours en arrêt de travail, il honore des RDV réguliers au CMP. La verbalisation laisse émerger des vécus d’injustice quant à la procédure judiciaire, mais également une certaine prise de recul quant aux premiers symptômes présentés.