Marie-Axelle MAREL
Introduction
Qu’en est-il du corps chez le sujet autiste qui choisit d’être mutique? Dans l’orientation freudienne, le langage c’est ce qui rend possible d’avoir un corps1. Nous pouvons penser que « l’autiste n’existe pas, il n’y a que des sujets singuliers tous différents2». Dans ma rencontre avec des sujets autistes adultes dans une MAS en tant qu’éducatrice, qui pour la plupart n’utilise pas le langage verbal ou en de rares occasions, je me suis interrogée: quelle(s) solution(s) trouve-t-il pour se faire un corps en institution ?
Dans le portrait d’une jeune femme autiste que je vais vous présenter que j’appellerai Kenza, âgée de 24 ans, nous nous intéresserons à ce que Marita Manzotti nomme la dérégulation corporelle du sujet, cette « impatience corporelle » et toute forme d’agitation qui fait penser à la pulsion jouissante qui ne cesse pas de ne pas s’inscrire. Eric Laurent3 explique que la jouissance fait retour sur un bord et non sur un corps car celle-ci n’est pas régulée par le symbolique.
Nous pouvons penser que Kenza déploie une énergie incroyable pour « faire taire l’étrangeté de son corps»4 afin de pouvoir l’apprivoiser. « Pour se constituer l’image du corps, il faut passer d’une surface non trouée à une surface trouée5». Les sujets doivent trouver comment incorporer le langage. Incorporer le langage c’est ce qui rend possible d’avoir un corps.
Nous nous pencherons sur la trouvaille du sujet pour pallier son corps « déréglé » qui se serait constitué un appareillage. Grâce au travail dans le dispositif-support nous pourrons mettre en évidence les détails qui signent la présence du sujet. Ce dispositif a été créé en 1994 par M. Manzotti, analyste argentine. « Le dispositif s’inspire dans le modèle des trois temps logiques de l’assertion de certitude anticipée, J. Lacan (1945), pour construire une hypothèse que signe la présence du sujet derrière ses comportements déconcertants6 ».
Le pari du dispositif-support soutient l’hypothèse d’un sujet au travail7. « C’est un artifice logique qui sert de « support » de pensée afin de s’affranchir du sens8 » écrit C. Broca dans sa thèse, et elle précise : « dans la clinique de l’autisme et de la psychose, il nous faut supporter ne pas comprendre … l’autiste ne mise pas sur le sens car cela ne fait pas sens pour lui9 ».
Présentation de Kenza via le dispositif-support
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Instant de voir
Il s’agit là de rassembler les observations ordonnées selon cinq opérateurs cliniques : la voix, le regard, le corps, le traitement des objets, et le traitement du corps de l’autre. Il s’agit d’observer la phénoménologie de la production du sujet autiste afin de cerner ce qui le caractérise en tant que sujet mis au travail.
a. Sur le plan du regard, Kenza peut regarder l’autre lorsqu’elle s’adresse à l’encadrant pour faire une demande. Si on l’interpelle, le plus souvent, elle ne nous regarde pas et ne prête pas attention à l’autre, il faut alors insister pour se faire entendre. Elle présente une particularité du regard qui se caractérise par une fuite du regard en biais vers la droite, lorsqu’on la regarde. Elle se place toujours sur le lieu de vie à un endroit où elle peut avoir une vision d’ensemble sur les marches de l’escalier. Elle peut aussi parfois se poster près des fenêtres sur lesquelles elle trace avec ses doigts et regarder à l’extérieur. Kenza peut se regarder spontanément dans le miroir en souriant, grimaçant, tirant la langue.
b. Sur le plan de la voix, Kenza n’utilise pas le langage verbal. Elle peut cependant prononcer rarement quelques mots. Parfois lorsqu’elle est seule, elle peut vocaliser fortement. Notamment lorsqu’elle est triste et qu’elle pleure, elle dit « maman ». Nous pouvons entendre sa voix lorsqu’elle rit. Elle mange rapidement, mâche peu, avale vite les aliments. Elle peut mâchouiller des petits bouts de papiers ou de bois.
c. Sur le plan du Corps, Kenza est de petite taille et en surpoids. Cependant elle se montre très dynamique. Elle se déplace toujours rapidement et réalise ses actions toujours avec empressement (elle trace! Selon l’expression familière). Kenza montre une agitation corporelle, elle marche, court dans le lieu de vie souvent accompagné de vocalises et trace sur les murs, les fenêtres lorsqu’elle est debout et seule. Elle choisit à chaque repas une place différente. Elle ne s’inscrit pas à une place spontanément alors qu’un plan de table est proposé à chaque résidant. Lorsque Kenza est assise pour manger et que son assiette est vide, elle se lève et réclame la suite. Elle a du mal à patienter, alors entre chaque plat elle trace sur la table avec ses doigts, en vocalisant. Elle peut aussi tracer sur ses cuisses.
Sur le lieu de vie, Kenza peut aussi tracer tout un cahier avec un stylo ou bien elle utilise la couleur et superpose horizontalement des lignes colorées avec plusieurs couleurs frénétiquement. Lorsqu’elle se trouve à l’atelier, plus rien ne semble compter que d’inscrire, rapidement sur la feuille des lignes colorées. Elle peut peindre recto-verso sa feuille, et la plier en deux pour continuer à peindre, sans s’interrompre. Elle peut peindre ainsi plusieurs feuilles. Après avoir tracé inlassablement, elle s’arrête spontanément et se montre alors à l’écoute pour utiliser d’autres techniques : collage ou modelage. Elle peut également avoir recours à une stéréotypie qui engage ses deux mains : elle replie ses 4 doigts sauf le pouce vers l’intérieur dans un mouvement de va-et-vient, dans ce moment. Elle utilise aussi ses mains pour signer en Makaton ce qu’elle veut : clé pour ouvrir sa chambre, bonbon, pain.
Kenza a besoin d’être accompagnée pour tous les soins quotidiens car elle ne prend pas soin d’elle, elle se salit beaucoup. Elle se lave succinctement et effleure rapidement les parties de son corps. Elle est gênée pour s’habiller seule mais elle trouve des stratégies. Avec ses vêtements, elle présente des fixités, elle pourrait remettre chaque jour le même vêtement et ne distingue pas les vêtements propres et sales. Elle se couvre toujours les pieds et porte quasiment constamment des chaussettes. Autrement dit, Kenza montre une agitation corporelle lorsqu’elle est seule et non accompagnée.
d. Le traitement des objets, dès le début de notre rencontre, ce qui a pu nous interpeller chez Kenza, c’est cette attitude qu’elle adoptait chaque jour en traçant autour d’elle, dans son espace avec ses doigts ou avec un crayon. Elle pouvait donc tracer sans s’adresser à l’autre, en signant dans l’espace, murs, fenêtres, tables avec son pouce ou son index ou en traçant sur une feuille avec un stylo qu’elle prenait sans demander. Kenza peut tracer sans crayon, sans pinceau sur les murs, la table, le plateau qu’elle utilise pour le petit déjeuner est personnalisé. En effet, à l’aide du couteau elle a tracé et enlevé la peinture. Elle laisse des traces au quotidien, sur la table au petit déjeuner avec le café, sur ses vêtements. Kenza peut détruire aussi tous les crayons de couleurs, déchire les papiers, trace et raye toutes ses photos, les siennes, celles qui représente sa famille et celle sur le lieu de vie. Sur le lieu de vie un tableau et des craies sont mises à disposition, elle trace sur le tableau au quotidien mais aussi sur les murs, ou autres boîtes de jeu, tables etc. Elle casse les colliers, les crayons de couleurs, elle enlève les fioritures des vêtements. Kenza peut feuilleter des prospectus des magazines sur lesquelles figurent des photos d’aliments qu’elle affectionne. Elle peut venir nous chercher et nous pointer sur la photo ce qu’elle veut. Elle adore également le catalogue de matériel éducatif et regarde longuement les crayons de couleurs, les feutres, les peintures. Si on l’accompagne en lui pointant et nommant les couleurs, elle écoute attentivement.
e. Le traitement du corps des autres, Kenza peut spontanément lorsque nous sommes assises à côté d’elle prendre notre main et jouer avec nos doigts. Elle montre aussi de l’intérêt pour les pieds des autres et peut déchausser l’encadrant pour toucher les orteils. Lorsque nous l’accompagnons en sortie, elle peut avoir besoin de nous prendre par la main et de se tenir ainsi. A certains moments, Kenza nous faisait également des accolades brusques en nous serrant fort. Elle enfouissait notre tête qu’elle tenait fortement contre son cou. A d’autres moments, elle peut nous prendre par la main en riant et nous emmener dans sa chambre où elle nous entraîne sur son lit pour réclamer des chatouilles ou simplement une présence. Kenza peut aussi prendre par la main certains de ses pairs masculins.
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Temps de comprendre
Lors du travail en contrôle10 nous émettons une hypothèse après avoir localisé le détail qui signe la présence du sujet. Nous allons lors de ce temps tenter de comprendre, par la mise en lumière de son invention, comment le sujet autiste œuvre pour se défendre de son angoisse et par le biais de quel traitement?
Kenza s’adresse peu à nous et lorsque nous lui proposons de faire une demande, elle le fait hâtivement. Elle connaît quelques signes de Makaton qu’elle peut utiliser. Elle se montre empressée, elle « trace ». Elle laisse des traces de toutes sortes au quotidien de son passage. Elle peut aussi se tracer sur le corps avec ses doigts.
Elle se déplace dans l’espace en signant, en traçant, elle montre une agitation corporelle. Elle prend sans s’adresser à nous des stylos ou des feutres, pour tracer sur des magazines ou des documents appartenant à l’équipe ou encore sur les meubles de sa chambre ou draps dans son lit. Avertis de ce détail qui la nomme sans que Kenza le sache, nous sommes venus la soutenir, à partir de son invention que nous avons nommé la trace. Nous pensons que sa trouvaille, la trace constituerait une solution qui lui permettrait de se border … un moment.
Nous avons donc voulu mettre en valeur son invention que nous avons nommé la trace. Lorsqu’elle trace que ce soit dans l’espace en imitant le geste de tracer ou réellement en inscrivant la trace, elle est ensuite apaisée. Pour favoriser l’inscription de sa trace, nous lui avons proposé de tracer dans le cadre de l’atelier Arts plastiques. Son inscription dans l’atelier Arts plastiques fut aussi importante car là-bas elle utilise les couleurs, s’exprime, remplit des feuilles recto-verso. La couleur qu’elle utilise énormément donne consistance à sa trace. Nous lui avons également proposé de mettre à sa disposition sur son lieu de vie, des stylos ou des feutres, mais aussi en lui laissant dans notre bureau des feuilles qu’elle pourrait nous demander. Ainsi elle peut oeuvrer assise, en prenant son temps et inscrire sa trace.
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Moment de conclure
Nous avons alors remarqué qu’au fil du temps elle s’adresse plus à nous pour faire des demandes. Elle réclame avec insistance l’atelier Arts plastiques pour pouvoir tracer. La trace qu’elle signe dans l’espace au quotidien a disparu. Kenza n’a plus recours qu’à la trace inscrite.
En équipe, nous la suivons à la trace, c’est à dire que nous l’accompagnons du regard, par la parole ou gestuellement. Car lorsque nous perdons sa trace, c’est dans ces moments, qu’elle peut se sentir lâchée et se déréguler. Dans ce cas, elle souffre, elle se déplace sur le lieu de vie, s’agite, se montre empressée. Elle demande alors avec la photo de l’atelier Arts plastiques ou en signant l’outil stylo ou pinceau. Accompagnée en atelier, elle s’assoit et commence à tracer. Soulagée, apaisée, elle sourit.
Aujourd’hui Kenza montre une meilleure régulation corporelle. Elle a besoin de moins de présence car l’équipe a compris que le fait de « tracer » est vital pour elle, et nous l’accompagnons dans cette trouvaille. Elle s’adresse plus à nous, demande l’atelier. D’ailleurs elle déborde moins sur l’espace de la feuille mais aussi dans l’espace. Son corps semble plus se tenir, elle est moins sujette à la dérégulation, elle est plus modérée. Nous constatons qu’elle a moins besoin de recourir à son invention et de tracer. Et récemment, dans cette période où elle se montre plus apaisée elle a eu recours à la parole plutôt qu’au signe et à demander les clés de sa chambre : « donne les clefs ». Cela est inédit.
Nous pouvons penser que Kenza est au quotidien au travail pour donner consistance à son corps. Lorsqu’on localise la production subjective du sujet, cela produit une régulation corporelle qui se traduit chez le sujet par un apaisement. Sa trouvaille, la trace graphique, la trace comme tentative de se border signe la présence de ce sujet. Cette trace peut la border mais elle ne fait pas bord, car elle ne cesse pas de ne pas s’inscrire. Ce détail, la trace, qui nomme Kenza est soutenu par l’équipe afin que son invention s’inscrive au quotidien. Dans un autre cadre, par exemple lorsque la jeune femme quitte quelques temps son lieu de vie pour des vacances en famille ou en centre de vacances, nous observons que Kenza revient dérégulée, donc plus empressée car elle a perdu ses repères.
Pour nous éducateurs, ses créations, bien que toujours les mêmes sont artistiques. Nous parlons de son travail comme d’une œuvre. Kenza est au travail, elle œuvre pour se soulager d’une angoisse. Le processus créatif est intimement lié au corps. L’avènement d’une œuvre s’engendre et se fonde sur ce qu’il en est de plus archaïque, de plus sensoriel, sensuel, sensationnel, corporel : désirs de fusion, de sensation, de corporel, désirs de satisfaction, de toute-puissance…11
1 Bernard Seynahaere dans son intervention enregistrée sur radio Lacan, « L’autisme et psychanalyse ».
2 Ibid
3 Maleval Jean-Claude « L’Autiste et sa voix », édition Seuil, p.106.
4 Citation de thèse Constanza Broca, chapitre 7.
5 Bernard Seynahaere dans son intervention enregistrée sur radio Lacan, « L’autisme et psychanalyse ».
6 Broca Maria Eliçabe Constanza, « Le corps à l’épreuve de la structure, ou la structure à l’épreuve du corps », 2013, p.578.
7 M. Manzotti, et collaborateurs, « Clinica del autismo infantil. El analista en la sorpresa, in Clinica del autismo infantil, el dispositivo soporte ». Ed Grama, 2005, (Librement traduit).
8 Broca Maria Eliçabe Constanza, « Le corps à l’épreuve de la structure, ou la structure à l’épreuve du corps », 2013, p.534.
9 Ibid, p.535.
10 Contrôle avec Constance Broca selon la logique du Dispositif Support.
11 Jacques Alexia et Lefebvre Alex, « La création artistique… Un en-deçà du Désir », Cahiers de psychologie clinique, 2005/1 no 24, p. 187-213.