Marie Christine MARKOVIC
Devant les pages couvertes de signes et de dessins que lui apportait sa patiente Suzanne (patiente qu’elle suivra durant près de 20 ans), Marion MILNER, influencée par son travail et ses échanges avec Winnicott, guidée par ses dons personnels et son intuition, a proposé le commentaire suivant :
« J‘ai tout d’abord examiné cet amas de dessins en me référant à ce que je considérais comme le besoin désespéré qu’elle avait d’un contact continu avec un fragment de la réalité extérieure qui était autre et pourtant correspondait entièrement à ce qui venait d’elle-même ;
Le papier était devenu comme un substitut de la mère idéale et compréhensive. Il enregistrait le plus léger mouvement de la main pour le transmettre à l’œil. Il s’établissait ainsi une relation coordonnée main-oeil, un échange réciproque consistant à prendre et à donner à un niveau primaire. C’était, en fait une relation à une mère-moi idéale qui aurait été avec elle chaque fois qu’elle en aurait éprouvé le besoin, puisqu’elle pouvait toujours avoir à portée de main un crayon et du papier prêts à être utilisés.
Mais je voyais aussi dans cet amas comme un contact ayant une fonction de réparation par lequel elle cherchait, non seulement à trouver un réconfort dans la solitude, mais à réparer toutes ses intentions ou actions destructrices.”
Cette réflexion m’a beaucoup inspirée quand j’ai essayé de comprendre et d’analyser les enjeux et les processus en cours dans les ateliers d’écriture que j’ai menés durant plus d’une dizaine d’années avec des détenus venus s’y inscrire dans le cadre des Ateliers de médiations thérapeutiques proposés au S.M.P.R. de La Santé.
Confronté à la solitude et à l’enfermement, à la promiscuité ravageuse aussi, devant l’absence et le manque : de liberté, de mouvement, des autres proches, les solutions du repli sur soi et de la plainte sont fréquents. Certes des possibilités sont offertes d’une ouverture et d’une réflexion à travers des activités culturelles ou éducatives, mais cela n’est pas accessible à tous et demande un certain investissement.
Un autre cheminement (parfois en parallèle) est proposé par les Services médico-psychologiques en prison, celui de la découverte de soi, une meilleure compréhension de son histoire personnelle, quand les détenus choisissent de venir régulièrement rencontrer un membre de l’équipe soignante pour tenter de dire, à travers une relation portée par la parole et les mots, ce qui a constitué l’itinéraire de leurs vies, qui ne se réduit pas seulement à l’enchevêtrement des faits ayant conduit au passage à l’acte.
Nous avons décidé au SMPR de La Santé de privilégier aussi une autre forme de travail et d’approche psychologique, en proposant des ateliers de médiations thérapeutiques, en groupe et en individuel, où l’expression de soi devenait possible à travers des démarches artistiques et créatives pour permettre à ceux qui le désiraient de découvrir à partir de là, des éléments de leur histoire: peinture, théâtre, sculpture et modelage, marionnettes, écriture réalisés dans ce cadre devenant des supports permettant de faire des liens, de retrouver des sensations et des souvenirs, d’exprimer des doutes, des recherches, des hésitations. C’est dans ce cadre qu’a pris place l’atelier d’écriture.
Né de la constatation que si durant le temps de leur peine, en prison, beaucoup de détenus écrivent : tiennent un journal, envoient du courrier, s’essayent à la littérature, à la poésie, c’est aussi une activité qui comporte une part de danger disent certains ! On écrit ici avec la peur d’être lu ! Que ses écrits soient découverts à l’occasion d’une fouille, ou de l’indiscrétion d’un compagnon de cellule ! Alors tenter de raconter l’histoire de sa vie, ses impressions quotidiennes devient un territoire de l’intime qu’il faut absolument protéger.
La mise en écriture quel que soit son cadre (individuel, atelier), et son projet (écrire pour soi, publier) est une mise au travail psychique dans la perspective de permettre une re-subjectivation de ce qui sous-tend sa nécessité, de ce qui impose le recours à elle : en effet l’écriture est investie comme dispositif à traiter le négatif de l’appareil psychique (le refoulé, mais aussi le nié, le traumatique jamais lié à des représentations). J; Chasseguet-Smirgel avait proposé que l’écriture visait la réparation de soi ou de l’objet : l’écriture est vécue, représentée par les sujets qui y recourent comme capable d’offrir le moyen, le média d’une telle opération.
Le Je en souffrance, ce Je qui préside à l’énonciation subjective de l’être psychique en ses différentes instances, en ses conflits et paradoxes, tend à se doter d’un double décentré grâce au dispositif de l’écriture. (J-M Talpin).
Lecture textes T. Ab. :
Voici par exemple, 3 courts textes qui m’ont été remis par un détenu au moment où je lui proposais de participer au groupe Ecriture que nous mettions en place, et qui était hésitant à y entrer de suite car son arrestation, son parcours personnel avaient été jalonnés d’épisodes traumatiques et violents à propos desquels il voulait écrire tout en se méfiant des effets douloureux que la réactivation de ces souvenirs pouvait provoquer.
Dans l’écriture, il y a une forme de dévoilement d’un soi caché à travers la recherche et la découverte des enchainements inconscients des divers évènements de la vie que l’on tente de raconter ou de reconstituer. Cet essai de subjectivation participe d’une expérience passionnante et frustrante à la fois, nous amenant à poser la question : pour qui écrit-on ? Pour soi-même d’abord, procédé d’auto-connaissance, sinon d’auto-guérison.., mais à qui il manque un Autre auquel adresser le discours !
C’est souvent ce qui ressortait des premiers entretiens où je recevais les détenus souhaitant participer au groupe Ecriture. C’est pourquoi dans la structuration de cet Atelier, que ce soit pour des thérapies individuelles où les détenus amenaient au fur et à mesure leurs écrits, ou dans le travail en groupe, la part de la lecture , à voix haute, du texte produit a été une règle de base, énoncée comme faisant partie du cadre, pour permettre que se développe l’effet réflexif propre à tout travail thérapeutique, dans ce cas , il ne s’agissait plus seulement d’une relation duelle patient-thérapeute, mais d’emblée le Tiers-écriture y prenait sa place.
Cette Ecriture que Roland Barthes, dans “le degré zéro de l’écriture ” définit de la sorte:
“Toutes les écritures présentent un caractère de clôture qui est étranger au langage parlé. C’est tout un désordre qui s’écoule à travers la parole et lui donne ce mouvement dévoré qui le maintient en état d’éternel sursis. A l’inverse, l’écriture est un langage durci qui vit sur lui-même et n’a nullement la charge de confier à sa propre durée une suite mobile d’approximations, mais au contraire d’imposer par l’unité et l’ombre de ses signes, l’image d’une parole construite bien avant d’être inventée.
Toute la parole se tient dans cette usure des mots, l’écriture au contraire est toujours enracinée dans un au-delà du langage, elle se développe comme un germe et non comme une ligne, elle manifeste une essence et menace d’un secret, elle est une contre-communication, elle intimide. On trouvera donc dans toute écriture l’ambigüité d’un objet, qui est à la fois langage et coercition : il y a au fond de l’écriture, une circonstance étrangère au langage, il y a comme le regard d’une intention qui n’est déjà plus celle du langage. »
Il vaut la peine de relever ce que Barthes dénomme la « menace du secret » dans l’écriture : comme une provocation et un défi de l’écriture contre l’intimité rassurante et le besoin de collusion que manifeste le langage parlé : proposer de venir écrire en groupe, avec d’autres, est-ce un défi, une provocation face au risque couru ensemble de découvrir ou de démasquer des aspects de soi cachés, un réel qui peut surprendre ? (une vérité menteuse… ?)
C’est donc ce qui a été proposé dans cet atelier dont je vais vous exposer à présent le cadre.
Cadre/ contenant : Didier Anzieu en a exploré les contours et la symbolique en développant le concept de « moi-peau » : une enveloppe qui protège le dedans du dehors, une surface qui fait barrière à ce qui pourrait faire intrusion de l’extérieur et qui en même temps constitue dans le cadre des groupes, une forme d’identité reconnaissable et partageable.
C’est une des premières fonctions de ce cadre qu’a permis l’Atelier et dont les détenus se sont vite emparés : appartenir à ce groupe, le protéger et le défendre contre les intrusions de l’extérieur, venir avec régularité pour s’y re-trouver, rencontrer les autres, eux-mêmes à travers les exercices d’écriture dans un processus transférentiel différent de celui existant dans une relation duelle, mais néanmoins repérable et reconnu.
C’est donc un temps, un espace et un lieu, ouvert et fermé à la fois, protégé et accueillant au milieu d’un univers dur et hostile, qu’il s’agit de continuer à faire exister de semaines en semaines. Un temps (1h1/2) pour lequel était demandée une inscription et une régularité consentie, qui a peu été dérogée d’où parfois, des mouvements d’humeur ou de colères quand – indépendamment de leur désir – ils n’étaient pas « envoyés » par les surveillants, maîtres des clefs… ou arrivaient en retard…
Un lieu repéré : 2 cellules réunies pour former une bibliothèque aux rayonnages couverts de livres en prêts libres et à la circulation souhaitée !
Un espace dédié dans ce lieu qui en manque tant, la prison, enclot à l’intérieur d’un dédale de couloirs et d’escaliers, de portes à franchir (il y en a 7 en moyenne pour chaque déplacement de ce type…) dont ils ne détiennent pas les clefs.
Cela fait déjà partie du cadre, intangible, invariant et contenant dont la temporalité se répète également au fil des séances :
Nous serons toujours deux coresponsables du groupe, nous commençons quand plus de la moitié des participants sont présents, et donnons les consignes après un temps d’accueil et de discussions autour de la situation particulière de chacun et du thème à trouver.
Le thème trouvé ou bien la consigne donnée ou formulée à partir de ces discussions, chacun se met à l’exercice écrit, retrouvant une chemise dans laquelle sont gardés les travaux, le silence règne dans la pièce et nous restons en retrait, pouvant soutenir certaines demandes ou difficultés, parfois nous participons à des exercices d’écriture plus ludiques ou collectifs mais c’est une position que nous prenons de manière exceptionnelle –comme des moments de récréation dans le groupe !
Les thèmes d’écriture et l’approche de l’écrit ont d’ailleurs évolué d’une manière très intéressante : toute une première partie (deux années environ) correspondant au temps où le SMPR fonctionnait de manière plus fermée, c’est-à-dire en accueillant une trentaine de détenus dans un espace de soins au rythme et au fonctionnement différent de celui de la détention ordinaire : des détenus dont les pathologies exacerbées par l’incarcération ou existantes à bas bruit avant leurs passages à l’acte, souvent meurtriers extrêmement violents, rendaient difficile voire dangereuse la cohabitation en détention et nécessitaient des soins suivis et réguliers.
Puis à la faveur d’un déménagement à l’intérieur de la prison et d’une orientation de soins plus large, le Service a accueilli de moins en moins de détenus de manière permanente (une dizaine seulement) pour des séjours moins longs, mais par contre a ouvert les consultations et les ateliers à l’ensemble de la détention, (fonctionnant comme un CMP ou CATTP) ce qui a permis des rencontres et des ouvertures nouvelles, pour des détenus qui jusqu’alors ne pensaient pas les soins psychiques possibles et accessibles de cette manière, ou les considéraient comme réservés aux seuls « faibles » ou « fous »…
Dans la première période, les participants ont beaucoup écrit à partir de préoccupations quotidiennes, reliées au vécu subjectif et au collectif auquel ils s’identifiaient, problématiques liées à la vie carcérale, à des thèmes philosophiques ou généraux comme par exemple :
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Prendre conscience — la vie quotidienne — le lien — revendiquer — l’Autre — la frustration
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Remplir le vide — le Froid — Jeux d’anagrammes — la Mort — le Jeu —
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comment affronter la vie sans peur — parler / se taire — être le dernier —
Dans ces textes, nous voyions apparaitre un JE hésitant, en souffrance, n’osant affirmer une position dans la narration ou alors cette position était instable, fuyante, mouvante : le recours au ON, aux généralités était fréquent. Dans les moments de lecture des textes des uns et des autres, le désir de pousser plus loin la réflexion se faisait jour, certains demandant d’emmener leurs textes en cellule pour les retravailler, ce que nous acceptions, mais de manière quasi récurrente il n’y eut jamais de production post-groupale. Ce qui tenait l’écriture lorsqu’ils étaient ensemble, s’effritait dès lors que chacun retrouvait la solitude de sa cellule, un autre cadre et des préoccupations ne permettant pas que se remettent en marche la pensée et les mots. Néanmoins, il y a eu une demande de mise en forme des textes, qui s’est concrétisée par le souhait de produire et de montrer certains textes écrits, ce qui a conduit l’ensemble du groupe à fabriquer une petite « revue » destinée surtout aux autres du service (soignants et détenus), et pour laquelle, l’écriture à la main, calligraphiée, accompagnée de dessins et d’une mise en pages originale et créative a été un moment de reconnaissance gratifiant, et aussi une tentative de canaliser, tout en la laissant s’exprimer la violence pulsionnelle sous-jacente à presque tous les écrits et qui laissait parfois le groupe pantois et perturbé au moment de la lecture aux autres …
Lecture Texte Mr N’Go. ….
La deuxième « période » de l’atelier se situe après une interruption de plusieurs mois, – déménagement – et elle va se caractériser par un niveau plus hétérogéne des participants mais aussi par un abord plus ludique de l’écriture. Nous avons décidé d’une approche différente, faisant également appel à des moments de lecture à voix haute, incitant la circulation entre les voix des uns et des autres, à des exercices parfois moins directement projectifs, en utilisant des thématiques et des inductions qui permettaient une stratégie du Détour, de l’Ellipse.
Une certaine forme de décentrement par rapport à l’écriture de soi, mais qui ouvrait également à l’expression, à l’invention. Nous avons introduit des exercices formels, insistant sur le respect de règles propres à l’écriture et aux exercices, règles contraignantes mais qui ont permis que se déploient des possibilités insoupçonnées et surprenantes pour chacun.
Les exercices proposés ont permis à la dynamique groupale de s’établir dans la continuité et le lien : au lieu de renvoyer systématiquement chacun à la page blanche, tel un écran chargé d’émotions, souvent recouverte de gribouillis ou de graffitis avant de pouvoir se mettre à écrire, les feuilles ont eu la possibilité de circuler entre les participants, pour créer des productions collectives, mais où la place de chacun se retrouvait néanmoins.
Les thèmes ont alterné entre préoccupations émergeant du temps de parole du début du groupe, ou d’une thématique donnée par un des participants s’engageant à la préparer durant la semaine, des textes lus en début de séance, et des exercices inspirés par ceux mis en place par l’OULIPO par exemple (Perec, Raymond Queneau et ses 1000 milliards de poèmes…):
– Anagrammes — acrostiches — mésostiches.
– jeux avec les rimes d’un poème (ne donner que les rimes finales et à chacun d’inventer /réinventer le poème : cela donne lieu à des commentaires et des découvertes, des repérages du style et des préoccupations de chacun).
Cf exemples à la fin !
– cadavres exquis, où l’on s’amusait également à relire les différentes phrases de chacun dans la succession des feuilles circulant, pour y retrouver une idée directrice – ou pas ! Comment chacun prenait conscience de l’appel provoqué par les mots des autres …
– Réécriture de faits divers, — récits à plusieurs voix (un début, puis passer la feuille à son voisin qui continue, etc.).
– Jouer avec les hasards et les trouvailles à partir des livres de la bibliothèque, mélanger des phrases pour construire une histoire, inventer une nouvelle narration …
– Réponses à des correspondances existant sur des cartes postales anciennes …
– inductions de situations sur lesquelles écrire à partir du choix de 3 images…
– Haïkus, phrases boules de neige.
La sensorialité et le mouvement ont également fait partie des exercices proposés, à la demande des détenus, nous avons proposé d’écrire à partir de musiques, de parfums, et aussi de chorégraphier des phrases : mettre en mouvements dansés les mots écrits …
De manière régulière aussi, entre les séances hebdomadaires, tous les 2 ou 3 mois environ, ou à leur demande, des entretiens individuels étaient programmés, où chacun pouvait faire le point sur sa présence dans le groupe, le rapport qu’il entretenait avec l’écriture, l’apport de ce temps dans sa situation et son vécu.
Certains se sont mis à écrire, récits de vie, poèmes, tentatives de publications… ou simplement tenir un journal.
Mais à travers les commentaires et les réflexions qui se disaient à ce moment ou dans le groupe, nous pouvions voir combien ce temps était important et disaient-ils vital, nécessaire pour eux : « Ici, on oublie les murs … » « c’est un rendez-vous indispensable »…
Le groupe et l’écriture devenaient un bon objet, réparateur et sur lequel ils pouvaient compter pour construire une part d’eux –mêmes à travers l’écrit, accepté et reconnu même dans sa part manquante, par les autres.
Pour illustrer cette dimension d’humour et de créativité, de découvertes voici les textes composés à partir d’une contrainte formelle identique pour tous et donnant des résultats très diversifiés !