J’ai rencontré Éric, alors incarcéré en Maison Centrale, au cours des années 2009 et
2010 ; il était alors âgé d’une quarantaine d’années. C’est un homme de grande taille (près d’un mètre quatre-vingt-dix), d’allure plutôt soignée, ce qui, au vu de son dossier pénitentiaire auquel j’ai pu avoir accès, n’a pas toujours été le cas. Il serait même passé par des périodes où son hygiène corporelle et vestimentaire aurait été complètement négligée, et qualifiée de
« déplorable » par le personnel pénitentiaire.
Éric entre en contact avec l’autre avec facilité et s’exprime avec un très bon niveau syntaxique et de vocabulaire. Il présente, en outre, des capacités de réflexion et d’auto-analyse tout à fait surprenantes pour un criminel, en particulier “sexuel”. Il a, pour ces raisons, été pour moi une rencontre majeure en ce qu’il était déterminé, dans le travail de thérapie entrepris, d’attraper la “cause” de ses actes.
Profession détenu, spécialité voleur et violeur de femmes… et d’hommes !
Se déclarant de « profession détenu », son “CV” permet, en un coup d’œil, de prendre la mesure de son parcours délictuel et criminel, avec pour l’essentiel des faits de vols, de viols de femmes, et de violences, dont sexuelles sur codétenu.
Deux peines ont été prononcées lorsqu’il était mineur. La deuxième s’est terminée en octobre
1985 après 5 mois d’incarcération. Il est à nouveau détenu en février 1986 (mandat de dépôt) pour les faits commis en début de cette année-là. Il sera à nouveau condamné pour des faits commis au cours de cette détention sur un codétenu et hormis la permission de sortie de mars
1997 qui donnera lieu à de nouvelles infractions, il ne sortira pas de prison avant l’exécution de toutes ses peines, soit en début d’avril 2002. Il aura donc passé 16 années en détention. À nouveau en mandat de dépôt fin octobre 2002, Éric n’aura donc vécu libre, entre 1986 et
2002, qu’un peu plus de 6 mois. A l’heure où j’écris ces lignes, il est toujours détenu.
Enfin, en 2004, alors qu’Éric était toujours en Maison d’Arrêt, en attente de son transfert pour un établissement pour exécuter sa peine, un détenu a révélé avoir été violé par ses co- cellulaires, dont Éric au cours du mois de décembre 2003. Lorsque je rencontre Éric, l’affaire n’a toujours pas été jugée ; lui n’a jamais souhaité s’exprimer à ce propos.
Voler c’est avoir tout
Éric est issu d’une famille recomposée de huit enfants. Sa mère avait déjà eu deux enfants de deux unions précédentes, et son père quant à lui avait quatre enfants de son premier mariage, et un autre issu d’une relation extraconjugale. Éric est donc l’unique enfant de ses parents. Il porte, cependant, le nom de sa mère, ce qu’il explique en ces termes : « Ma mère ne voulait pas que mon père me reconnaisse », position qu’elle aurait adoptée suite au refus de
son conjoint de l’épouser. Il n’a appris ce fait que tardivement et a voué à son père une haine tenace, ne comprenant pas pourquoi il avait donné son nom à ses autres enfants et pas à lui.
Très tôt, ont commencé les difficultés scolaires puisqu’il a redoublé CP et CM1.
Les vols également, d’abord des bonbons dans les magasins, puis tout s’accélèrera après la mort de sa mère. En effet, cette dernière décède d’un cancer lorsqu’il a 12 ans. Il est alors confié à sa sœur aînée – son père s’alcoolisait massivement et ne semble pas s’être intéressé à son fils après la mort de sa compagne – qui sera très vite « dépassée » par les conduites délinquantes et les fugues de l’adolescent. Commencera alors pour lui la série des foyers éducatifs (14 ans pour le premier placement) dont, invariablement, il se fera renvoyer – pour cause de vols ou bagarres – ou dont il fuguera, avant que la prison ne prenne le relai – il avait
18 ans lors de sa première incarcération.
La mort de sa mère a été pour Éric une véritable cassure, il le dit en ces termes : « Tout a basculé à la mort de ma mère ». Il décrit une relation très fusionnelle à sa mère. Il se souvient très bien de ses jeunes années, et du changement brutal qu’a entraîné le placement chez sa sœur aînée (abandonnée par la mère et élevée par une tante). Éric fait état d’un « laxisme » du côté de ses parents : « Ça ne m’empêchait pas de faire des bêtises, parce qu’après être grondé, et c’était jamais des punitions très dures, j’avais des câlins de ma mère. Même mon père était cool, lorsque j’ai piqué des sous à ma mère, il m’a dit : va dans ta chambre ! ». Chez sa sœur, en revanche, les punitions lui semblaient « disproportionnées ».
De sa mère, il obtenait « tout ». Il n’y avait aucune limite, tout ce qu’il voulait, il l’obtenait. Sa sœur, elle, posait des limites, avec lesquelles il s’accommodait mal : « On me refusait, j’acceptais pas ». Ce fut le début des fugues et de la débrouillardise dans la rue, les vols donc.
Néanmoins, les vols avaient débuté, très jeune, par le chapardage dans les magasins et le racket à l’école. Il en rend compte ainsi : « Gamin, j’avais tout, il n’y avait pas de limite pour moi. Les bonbons que je volais ? Ceux qu’il n’y avait pas chez moi. Je voulais tout ». Puis,
« du jour au lendemain on m’a tout enlevé » – chez sa sœur. « Quand on m’a dit non, c’est là que j’ai commencé les grosses conneries ». Après les vols dans les magasins, ont succédé les cambriolages et les vols avec agression – en s’attaquant aux gens. Il en dit : « Dès que je repérais de l’argent quelque part, il fallait que ça soit dans ma poche ». Il parle de
« véritable kleptomanie ». Il illustre ses propos avec une anecdote et raconte ainsi qu’un jour où il se promenait à vélo il a croisé un autre gamin qui mangeait une glace. Au moment où il arrivait à sa hauteur, il lui a dérobé sa glace parce qu’elle lui faisait envie, mais une fois dans ses mains il s’est dit qu’il ne pouvait pas lécher à son tour la glace qui l’avait été par un autre, et il l’a jetée.
Son rapport au vol est très clair : « Le mobile du vol n’a jamais été l’argent, c’était d’avoir (…). J’ai volé plein de trucs dont je n’avais même pas besoin ! ».
Éric fait le lien avec sa mère qui volait aussi, et ce qu’il en a retiré « J’ai le droit de voler, mais pas de me faire prendre ».
Plus tard, « l’adrénaline » viendra ajouter une saveur supplémentaire aux vols, qui, de surcroît, lui permettront de se faire reconnaître des copains, de se faire une place sur un trait phallique : « celui qui ose, celui qui n’a pas peur ». Par la suite la prison aura aussi cette fonction pour lui, celle de lui attribuer une place auprès de l’autre.
Dehors c’est le néant…
En effet, au cours d’un entretien, alors qu’il venait de dire qu’en prison il était chez lui, je lui ai lancé : « Qu’est-ce qui se passe quand vous êtes dehors ? ». Il a répondu :
« (…) j’avais l’impression d’être dans le néant… Rien ne me touchait… Aucun sentiment, aucune émotion par rapport à tout ce qui m’arrivait, tout ce qui se passait autour de moi. Rien n’arrivait à moi ! C’était comme si je marchais dans le néant, je ne sais pas comment vous expliquer, marcher dans le néant c’est comme s’il n’y avait pas de sol, pas de ciel, rien ! C’est ça : j’étais conscient de rien ! ». Je propose : « Déconnecté ? ». Lui : « Oui ! Mais de tout, déconnecté de tout ».
Lorsqu’il est revenu en prison, il a dit « Ouf ! ». Je me suis étonnée de son « Ouf ! » pour l’inviter à développer, il poursuit : « Dehors on n’existe pas ».
J’ai alors fait le lien avec des propos tenus antérieurement et soumis l’hypothèse suivante : la prison lui permet-elle d’exister ? Ne serait-ce que parce qu’il y est reconnu ? Acquiesçant, il a précisé que la prison lui permet de ne pas « vivre comme un fantôme ». Il existe en prison parce que lorsqu’il marche dans la cour, les autres le reconnaissent, parce qu’il a une grande expérience de la détention et que l’on vient le trouver pour des conseils : « Je suis incollable sur les questions de la prison ». Ceci lui permet, d’ailleurs, d’imposer ses règles de vie en cellule, sa « compétence carcérale » lui donnant droit de préséance auprès de ses co- cellulaires. De lui-même il fera le lien avec l’escalade de sa délinquance. Si les vols concernaient le registre de l’avoir, très vite il y a trouvé d’autres bénéfices : se faire reconnaître des autres, ses pairs. D’abord comme celui qui ose, ensuite celui qui va en prison :
« La prison c’est aussi se faire reconnaître ».
De ce lien, il en fera un autre, avec les propos habituellement tenus par son père à son sujet :
« T’es un bon à rien, un mauvais en tout ». Éric ironise en attestant qu’effectivement, il ratait tout, à commencer par l’école, mais même dans sa carrière de délinquant puisqu’il se faisait prendre ! En fait, il n’y a qu’en prison qu’il est « bon ». Il y navigue comme un poisson dans l’eau, à l’aise avec le personnel dont il obtient des passe-droits en nombre, à l’aise avec le droit et la législation ce qui lui permet de se jouer de l’administration pénitentiaire, à l’aise enfin avec les autres détenus – alors qu’il est un pointeur ! – pour qui il est référence, sachant, homme à consulter. Et, en outre, il y a obtenu des examens (CAP et BEP cuisine – diplômes en informatique et DAEU).
… Parce que faire l’amour avec une femme c’est être dans le néant
Il est très clair dans le discours d’Éric que si dehors c’est le néant, c’est que faire l’amour avec une femme c’est la confrontation au néant. Lorsque je lui ai demandé ce qui se passe dehors pour lui, il a commencé par évoquer la femme qu’il fréquentait durant le laps de temps qu’il a passé dehors en 2002 : « Quand je faisais l’amour avec N. j’avais l’impression d’être dans le néant (…). Je ne ressentais pas le toucher, le frotti-frotta (…) Comme si j’étais dans le néant (…) c’est le trou noir, et c’est la peur aussi. Comme si mon sexe n’existait plus ». Cette impression n’était pas nouvelle et elle a accompagné ses relations sexuelles ultérieures.
Néanmoins, Éric a eu très peu de relations sexuelles avec des femmes. Hormis les viols dont il s’est rendu coupable, il n’y en a eu que trois.
Son dépucelage s’est fait avec une femme qui avait près de 40 ans alors que lui n’avait que 15 ans. Cette femme était une prostituée qu’il a protégée de deux « gars » qui la malmenaient. Pour le remercier de sa chevalerie, elle lui a offert sa première relation sexuelle. Il rapporte que, déjà, lors de cette rencontre sexuelle, il n’avait « aucune sensation » physique sauf celle de « flotter dans le néant ». À l’époque, il se l’était expliqué par le fait qu’elle avait non seulement pris les choses en main, mais aussi « tout fait », que lui était ignorant en la matière et qu’il n’avait « rien appris » avec cette expérience.
Deux ou trois ans après, il aura une unique relation sexuelle avec une fille résidente du même foyer que lui, fille qui « servait à ça », on l’appelait le « bouche-trou ».
Il n’aura pas d’autres relations sexuelles jusqu’à sa sortie de prison en 1985, mais de celle qu’il aura à ce moment-là, il en rapporte la même expérience, nous y reviendrons.
Si une vie sexuelle avec les femmes est quasi-inexistante, il n’en va pas de même concernant sa vie amoureuse. Éric rapporte avoir été amoureux à plusieurs reprises, dès l’enfance. Néanmoins, deux relations émergent. La première, chronologiquement, date de son adolescence. Alors qu’il était placé en foyer, il y a fait la rencontre d’une jeune fille dont il est tombé éperdument amoureux, au point qu’elle reste toujours un souvenir vivace. Il n’aura jamais de relations sexuelles avec elle, en dépit d’une histoire d’amour partagée, et du fait que ni l’un ni l’autre n’ait été freiné par une virginité non consommée. Éric explique qu’il avait peur de la briser, il la trouvait trop fragile. Sans doute n’était-ce pas là la seule raison étant donné qu’il a fugué pour de bon de ce foyer lorsqu’elle lui a déclaré ses sentiments. Marqué par cet amour, il se l’est tatoué sur son corps après son départ : « Son regard à elle qui pleure, lui qui reçoit ses larmes pour vivre ».
Quant à la compagne de 2002 (durant les mois qu’il a passé dehors), il a formulé qu’elle était
« semblable » à sa mère dans son rapport à ses enfants. Rencontrée en boîte de nuit, il a remarqué « ses jolis yeux, c’était une jolie brune aux yeux bleus ». Il a « vu » qu’il lui avait
« tapé dans l’œil », et lui a été séduit par « son côté meneuse ». Elle était mariée, mais séparée d’un mari qui la battait, avait cinq enfants, dont il dit que « c’est entré en ligne de compte » car il a « aimé la mère en elle ». Leur relation était basée sur un « amour romantique », sans sexualité. « Le sexe était pas primordial pour elle » et « moi ça ne m’intéressait pas ». Éric s’installera très vite chez elle, et, bien qu’elle fût aux prises d’une problématique alcoolique, il était « rassuré de vivre aux côtés d’une femme qui agissait comme (sa) mère »,
« enveloppante et câline », elle le « soutenait » et, à l’instar de sa mère ne lui reprochait rien de ses agissements délictueux.
Cette dame, qui sera amenée à témoigner au cours du procès, déclarera qu’Éric est un homme très gentil, qui l’a toujours bien traitée, que les faits de viols reprochés l’étonnaient car il ne lui paraissait aucunement être intéressé par le sexe, et, d’ailleurs, ils n’avaient jamais eu de relations sexuelles.
Éric, de toute évidence, se trouve en difficulté pour soutenir la relation sexuelle.
Un épisode survenu peu de temps avant mon départ de cet établissement pénitentiaire permet d’en prendre la mesure. Éric, à l’instar de nombreux détenus, était parvenu à entrer en contact avec une femme. La dame avait, semble-t-il, souhaité faire évoluer une relation jusque-là épistolaire. Éric y a consenti, une demande de parloir a été faite auprès de la direction de la prison. Éric a commencé alors à présenter des signes d’inquiétude. Il m’en parle. Il se sent
stressé, angoissé. Que se passe-t-il ? « La femme, la relation avec la femme, le contact avec elle, établir une relation où je suis acteur de cette relation… la relation basée sur le sexe me stresse. Dehors, il fallait que je me bourre la gueule ou que j’ai fumé 3/4 joints… j’ai 43 ans mais c’était pareil à 16 ans… j’aimerais l’amour platonique, j’aimerais une relation avec une femme sans sexualité ». Je lui ai alors fait remarquer que la rencontrer n’impliquait pas forcément d’avoir des relations sexuelles avec elle. Cependant, la dame en question n’avait visiblement pas cette position puisqu’elle avait fait savoir à mon patient qu’elle espérait qu’il
« assurait ». L’intention sexuelle était explicite et elle a aussitôt généré une montée d’angoisse telle qu’il a fallu qu’Éric ait recours à une médication, alors qu’il n’avait aucun traitement jusque-là. En définitive, la dame n’est pas venue au parloir prévu. « Soulagement » du côté d’Éric qui l’a accompagné d’un « le cran de sûreté s’est remis ».
Se pose alors la question de savoir pourquoi Éric ne renonce pas purement et simplement aux relations sexuelles, d’autant qu’il déclare n’y prendre aucun plaisir. Nous allons voir qu’une autre dimension entre en jeu, révélée par l’épisode qui a entraîné le premier viol.
Le premier viol, et les suivants
Dès le lendemain de sa sortie de prison en 1985, Éric rencontre une ex-petite amie de son grand frère à la sortie d’un cinéma. Elle lui lance : « T’es plus un gamin » et l’embarque chez elle. Ils s’adonnent à des jeux sexuels dont il dit « ça allait », bien que, comme la fois précédente, et celles qui suivront, il a une impression de néant. Il s’agissait donc de sa troisième expérience sexuelle avec une femme. Si « ça allait », les choses ont pris une autre tournure lorsqu’elle « s’est mise à quatre pattes ». Éric n’est pas arrivé à la pénétrer et, alors, raconte-t-il, « elle m’a regardé bizarrement et a souri. Je me suis levé, rhabillé et je suis parti en courant ». Il ajoute qu’il n’entendait plus rien, qu’il y a eu comme une « déchirure » à ce moment-là. Les choses auraient-elles pu s’en tenir là ? Le passage à l’acte s’était fait sur le mode de la fuite, il n’a pas tuée la jeune femme – ni sa sœur à l’époque, ce qu’il dit de manière très explicite, il a toujours pris l’option des fugues.
Il revoit cette jeune femme quelques jours après. Elle est entourée de ses amis, ils rigolent. Il interprète : « Ils se moquent de moi car je ne sais pas prendre une femme en levrette ». Il ajoute qu’il s’est senti « anéanti ». Le premier viol a suivi peu de jours après.
Éric, sans moyens financiers depuis sa sortie de prison, avait repris ses habitudes de vol. Ce soir-là, alors qu’il s’apprêtait à cambrioler un appartement, il tombe, à peine entré dans les lieux, sur une femme « en nuisette ». Surpris, sa seule parole a été : « Excusez-moi ». Et il est parti. Puis, tout d’un coup, une idée s’impose : « Je vais voir si j’y arrive, elle ne pourra pas se moquer de moi, elle me connait pas ». Il revient à l’appartement et la fait se mettre dans la position en question. Éric a toujours soutenu qu’il n’était pas parvenu à avoir un rapport complet, ce qu’ont contredit les expertises médico-légales.
Le viol de 2002 reste celui sur lequel il s’exprime le plus. Attaché à rendre compte de ce qui se passe pour lui, il a confié : « J’étais en train de me masturber et je l’entends, ensuite c’est la pulsion. J’ai commencé tout seul, je vais continuer avec quelqu’un ». Il ne comprend pas de quoi est faite cette « pulsion ».
Quant à la position en levrette, il ne sait pas pour quelle raison il a besoin de réussir à obtenir un rapport dans cette position. La « femme de dos est plus excitante » sans qu’il puisse en dire pourquoi, mais le plus souvent il dit avoir « paniqué » quand il a obtenu de gré ou de force un rapport dans cette position.
Le paradoxe reste qu’Éric affirme et soutient ne pas avoir « besoin de sexualité ». Cela demeure un paradoxe pour lui-même car il relève bien qu’il n’a pas de désir de cet ordre avec les femmes dont il est tombé amoureux et avec qui il aurait pu avoir des relations physiques. Il exclut par ailleurs toute attirance pour la violence en elle-même : il ne viole pas parce que prendre une femme avec violence serait la condition de sa jouissance.
Je lui ai pointé que bien qu’exempt de désir pour les dames de sa vie, il n’était pas pour autant exempt de tout désir physique, ce que dévoile sa pratique de la masturbation régulière. À cela, il expliquera que les masturbations lui apportent un « soulagement », qu’elles répondent à un
« désir de soulagement ». Dans les moments de grande tension et de colère, la pratique masturbatoire s’intensifie.
Pourquoi, alors, dans ces conditions, s’obstiner à faire l’amour avec une femme, d’autant que cela génère une angoisse massive ? Réponse de l’intéressé : « Je voulais faire comme les grands frères qui disaient « hum c’est bon » (..). Je n’ai jamais vraiment eu de désir pour une femme, mais je voulais pas être ridicule aux yeux des autres ». D’autre part, Éric a dans l’idée que « c’est un peu obligé » quand on est en couple, il pense que la relation qu’il avait avec la femme rencontrée en 2002 n’aurait pas pu tenir dans le temps en l’absence de toute sexualité entre eux.
Dominant ou dominé
Lors d’un entretien, Éric revient sur une dépression survenue au cours de l’année précédente. Il explique qu’il « y a eu un trop plein d’infos arrivées en un laps de temps court ». Il a « compris et réalisé beaucoup de choses d’un coup » et est « parti en vrille » car s’est « senti déstabilisé ». Il n’osait plus sortir de sa cellule, ne pouvait plus voir qui que ce soit.
Qu’a-t-il compris qui l’ait déstabilisé ?
« Jamais j’aurais fait ça si j’avais été conscient du mal que je faisais… il n’y avait pas de préméditation… si je sentais un regard dominant se poser sur moi, que ce soit homme ou femme, j’agressais ».
Ces propos font écho avec d’autres tenus précédemment, à propos de sa mère. Il évoquait le désarroi ressenti face aux paroles émises tant par son père que par sa mère, et entre autres, celles-ci, de sa mère : « Sache gamin que je vois tout, je sais tout, tu peux rien me cacher ». Lui prenait ses propos au pied de la lettre : il croyait effectivement qu’elle pouvait tout voir, qu’elle voyait tout, même quand il n’était pas dans son champ de vision.
Éric est resté persécuté par le regard, ce qu’il formule en disant se sentir « dominé »,
« agressé » par le regard de l’Autre, et dont il se défend en agressant à son tour. Il résume la logique ainsi : « Être bouffé ou bouffer ».
Il fait le pas suivant en formulant : « Agresser en retour de ce regard agresseur ». Sa mère qu’il décrit comme une femme au caractère difficile, dominait son père, même physiquement
– elle le battait – ne lui laissait aucune place. Pourtant, un jour, alors qu’il était encore tout petit – il date cet épisode de la maternelle – il voit son père « qui n’avait jamais le dessus sur (sa) mère dans leurs fréquentes disputes » avoir « le dessus » sur sa femme : « Ma mère était à quatre pattes et mon père était en train de lui mettre une fessée ». Seule fois où il verra son père dominer sa mère, dans une scène sexuelle donc.
Il raconte cette scène de la manière suivante : « Je m’étais levé car j’avais envie de faire pipi, je suis allé vers la chambre de mes parents et j’ai dit « maman pipi ». Mon père m’a regardé. Après blocage. C’était trop traumatisant, ma mère dominait toujours mon père ».
Le rapport à l’Autre se déploierait-il pour lui dans ce registre ? Dominer ou être dominé ? Et la relation sexuelle comme domination possible de l’autre ?
En tout cas, le regard agresseur, pour lui, est de cet ordre : il se sentait « dominé par le regard de la femme ». Il parle de « regard punitif » et tente de décortiquer la logique de ses actes :
« J’te tiens. T’es dans mon pouvoir, sous mon contrôle ». Il poursuit : « avoir le contrôle sur les autres = avoir le contrôle sur moi… Quand j’agressais, j’étais tellement en parfait contrôle de moi que j’étais bien… Comme un double, par un sur-moi qui contrôle tout ». La logique qui sous-tend le viol des femmes est la même : « Je dirige, j’ai le pouvoir sur elle… dominer pour ne pas me sentir dominé, je perds tous mes moyens si je sens qu’elle me domine. C’est moi l’homme ».
Éric a l’impression d’être comme son père, « faible devant une femme », ce qui signifie : « ne pas savoir comment y mettre des limites ». Éric reconnaît donc des fantasmes de domination sur les femmes : « Je dois dominer la femme par l’agressivité et la violence verbale ou physique…que je la sente soumise », à l’exclusion, toutefois, de celles de l’amour, avec lesquelles cette logique n’est pas possible. Concernant les femmes de sa vie, il invoque le respect.
Enfin, quand ce processus ne pouvait pas s’appliquer, c’est à lui-même qu’Éric s’en prenait. En effet, il relate qu’une fois, alors qu’il se trouvait en conflit avec un autre jeune résidant au même foyer que lui, Éric, en position d’infériorité face à ce « plus grand et plus costaud », a retourné la violence contre lui-même. C’était sa première automutilation. Il ajoute : « Quand je me bagarrais avec les autres garçons, je ne me calmais que quand je voyais le sang, c’était pareil quand je ne pouvais pas me battre, j’étais énervé et ne me calmais que quand je voyais mon sang ».
D’autres mutilations ont eu lieu en prison, sur sa première peine. Il se coupait « pour trouver l’apaisement », « c’était une manière d’exploser ». Par la suite, il n’y a plus eu recours, probablement, c’est mon hypothèse, parce qu’il a pris une place de dominant en prison, place qui l’a mis à l’abri de la malignité de l’Autre.
Éric fait donc le lien entre les viols et les fantasmes de domination.
Pour autant, une observation attentive de ses déclarations dans le temps permet de repérer qu’il s’agit d’une construction secondaire, une construction qui serait venue recouvrir l’énigme de ses actes.
Éric a invoqué une « pulsion » dont il ne comprend pas de quoi elle serait faite.
De fait, ses agissements révèlent un rapport à la pulsion particulier, la jouissance de l’objet ne passe pas, chez lui, par les limites de la jouissance que dessine la castration symbolique. Sa jouissance déborde les limites de la jouissance phallique. Les vols en sont le paradigme, si voler c’est avoir « tout », c’est aussi jouir de tout. Éric se saisit de l’objet qui passe pour jouir,
n’importe quel objet, il le dit clairement à propos des vols, puisqu’il volait même ce qui ne lui servait à rien, à rien d’autre que jouir de ce dont l’Autre jouit.
Cette indifférenciation de l’objet de jouissance se lit dans les faits de violences commises à l’endroit de son codétenu. Éric, en effet, en 1989, alors mis en examen, a déclaré au magistrat instructeur qu’il s’agissait de « dérapages » survenus à cause de « la relation très particulière qui s’était instaurée entre eux deux ». Ainsi, il relate qu’un soir du printemps 1988, alors qu’il massait le dos de (X) avec de l’huile, il a été pris d’un désir soudain. Éric, pourtant, déclare ne pas avoir d’attirance pour les hommes. La soudaineté du désir se retrouve dans les épisodes de violences sexuelles imposées aux femmes : le rapport à l’objet est direct. La jouissance du corps de l’Autre n’est pas limitée par la castration : aucune négativation ne coordonne le sujet à l’objet dont il jouit.
L’épisode de la permission de sortie, au cours de laquelle il a volé une touriste et tenté sur elle une relation sexuelle non-consentie, illustre son rapport à la jouissance et montre que chez lui le vol et le viol ont la même structure, répondent à la même logique sous-jacente, ce qu’Éric particulièrement éclairé à cet égard constate lui-même : « comme quoi, chez moi le vol et le viol ont bien un lien ». Dans les faits, on constate, en effet, que les vols se toujours accompagnés de viols, ou de tentative de viols, et inversement.
Reste à éclairer les fantasmes de domination.
Prenons toute la mesure de ce qu’Éric a dit de sa mère, de son regard “omnivoyant”. Il a toujours eu l’idée qu’elle pouvait tout voir, même ce qui ne rentrait pas dans son champ de vision. Le regard de la mère d’Éric avait une double propriété. Il était persécuteur sans aucun doute, comme ne peut que l’être un regard omniscient. Éric, en dépit du chagrin causé par la mort de sa mère, dit avoir ressenti un « grand soulagement ». Il n’a jamais fait le lien avec le regard de sa mère, mais on peut en faire l’hypothèse, et avancer qu’il se trouvait tout d’un coup déchargé du poids d’un regard qui le cernait de toutes parts. La « cassure » générée par la mort de la mère, et ce qui s’en est suivi lors du placement chez la grande sœur, permet de faire une deuxième hypothèse : le regard de la mère avait une fonction-limite. Il faisait limite là où les mots de la sœur, le symbolique donc, faillait à faire barrière. Éric en rend très bien compte quand il dit que c’est à partir de ce moment-là qu’il y a pour lui accélération dans la délinquance, mais aussi avec ce qu’il formule de son rapport à l’école : « J’avais une incompatibilité avec l’école, surtout au niveau des règlements ! ».
Cette fonction-limite du regard de la mère lui appartenait en propre : aucun autre regard n’a jamais eu cette propriété pour Éric, pas même celui du personnel pénitentiaire – pour preuve les passages à l’acte commis à l’intérieur de la prison. Le regard est essentiellement persécuteur pour Éric, le regard est « agresseur » dirait-il.
L’Autre jouit bien de lui à travers son regard, en ce sens peuvent se lire les infractions qualifiées d’attentat à la pudeur qui s’avèrent être des faits d’exhibitionnisme : Éric s’offrait au regard de l’Autre. Le fantasme de domination est la construction d’Éric pour se protéger de l’Autre, de « dominé » par le regard, il est passé à « dominant » par la violence et la contrainte physique exercée sur le corps d’autrui. Écoutons-le, à propos des violences exercées sur son codétenu :
« Quand on a un faible en face, ça devient un amusement de profiter de lui […]. Je ne me cherche aucune excuse… c’est comme une escalade dans le jeu on continue tant que la victime ne dit pas stop mais, le problème, c’est que elle, elle a tellement peur qu’elle ne
parvient pas à dire stop et que nous, on ne sait pas s’arrêter, on y prend du plaisir sans mesurer le mal qu’on peut faire ni les conséquences à plus long terme… cela n’a toutefois rien à voir avec une perversion sexuelle : c’est plutôt la violence qui passe par le sexe ».
Le fantasme en jeu ici n’est pas un fantasme fondamental, c’est une construction secondaire qui permet à Éric de se protéger du désir et de la jouissance de l’Autre. En le dominant, il le neutralise. À cet égard, on peut faire l’hypothèse que la scène primitive est le support de cette construction fantasmatique, scène du registre spéculaire, et qui faute d’un recours possible au symbolique pour Éric, reste de l’ordre du transitivisme : dominer/être dominé. Cette construction fantasmatique lui permet, en outre, de soutenir la relation sexuelle, ne serait-ce qu’en recouvrant le « trou noir » de la rencontre sexuelle, celui du non-rapport sexuel. Éric est, sur ce point, très clair lorsqu’il rend compte de ce que ce fantasme ne peut s’appliquer avec les femmes de l’amour, avec lesquelles la relation sexuelle est de l’ordre du néant.
Le fantasme vient faire faire barrière à la jouissance de l’Autre, mais il vient également brider à minima celle du sujet : raison pour laquelle Éric n’est jamais allé jusqu’au meurtre ?
Lui rendre sa parole
Éric, alors que je me trouvais dans un des bureaux d’entretien situés en détention, a poussé la porte pour me demander qui j’étais. Informé sur ma profession, il demande un RDV. Reçu quelques jours plus tard, Éric, au cours de l’entretien, retrace son parcours carcéral et psychothérapeutique.
Rapidement, je repère que les différents professionnels rencontrés se sont évertués à lui fournir des explications à ses passages à l’acte, explications qu’il reprend de manière plaquée et qu’il agence en une théorisation de lui-même.
Je lui ai présenté un air dubitatif et lui ai demandé ce que lui pensait. C’est par une question qu’il a répondu : « Est-ce que c’est possible de changer ? ». À quoi, j’ai répliqué que si on ne pouvait rien changer à son histoire, on pouvait au moins travailler à s’en débrouiller autrement. Sur quoi il s’est levé et est parti en demandant à me revoir. L’enjeu n’était-il pas pour lui de travailler à trouver une modalité de traitement de sa jouissance et de celle de l’Autre moins coûteuse ?