Nicolás LANDRISCINI
Cette année le travail de notre atelier s’est axé sur la question des pathologies déficitaires, leur statut et leur spécificité dans le champ de la folie et de la maladie mentale. Comme vous le savez, l’une des vocations de cet atelier consiste à retracer l’histoire des concepts sur lesquels nous portons nos recherches, que ceux-ci soient strictement psychanalytiques, ou qu’ils relèvent plutôt du corpus de la psychiatrie. Nous essayons de restituer l’origine de certains concepts, puis nous les faisons dialoguer avec l’actualité de la doctrine et de la clinique psychanalytique.
Pour cette occasion, mon intérêt s’est porté sur la question du handicap mental chez l’enfant, question qui occupe une place assez large dans la littérature en santé mentale, ainsi que dans les débats à l’œuvre au sein des politiques de prise en charge, débats très contaminés par des conflits d’intérêts financiers et idéologiques. Plus précisément, je me suis posé deux questions : d’abord la question de l’origine, dans l’histoire de la psychiatrie, de la figure de l’enfant handicapé. Ensuite, la question du rapport entre la figure de l’enfant handicapé et celle de l’enfant fou.
Je me suis appuyé fondamentalement sur deux références de Michel Foucault, à savoir son « Histoire de la folie à l’âge classique » ainsi que « Le pouvoir psychiatrique » le cours qu’il prononça au Collège de France en 1973-74. Aussi les travaux de Séguin, dont on trouve un magnifique recueil publié par Yves Pélicier et Guy Thuillier sous le titre « Édouard Séguin, un pionnier de la psychiatrie de l’enfant ». Dans son cours sur le pouvoir psychiatrique, Foucault soutient que la diffusion de celui-ci s’est opérée à partir de la figure de l’enfant ainsi que de la notion de normalité telle que la développe Canguilhem : « Normal est le terme par lequel le XIXème siècle va désigner le prototype scolaire et l’état de santé organique ». L’enfant fou, la découverte de l’enfant fou est quelque chose d’assez tardif, qui constitue plus un effet qu’une cause du processus de psychiatrisation de l’enfant. Il apparaît vers les années 1880 avec Charcot et ses descriptions d’enfants hystériques ou bien au début du XXème siècle avec les premières tentatives d’appliquer la démence précoce de Kraepelin à la clinique des enfants (cf. Sancte de Sanctis, Heller ou Aubry).
La psychiatrisation de l’enfant se fait non pas à partir de l’enfant fou mais plutôt à partir de la figure de l’enfant idiot, figure qui recouvre le champ de l’imbécillité, la stupidité, morosité, termes regroupés plus tard sous l’expression d’arriération mentale. Deux sont les processus à l’œuvre dans cette politique de psychiatrisation de l’enfant : l’un est théorique et concerne l’élaboration de la notion d’idiotie ou d’imbécillité comme phénomène distinct de la folie ; le deuxième est un processus d’institutionnalisation qui va donner les concepts majeurs à partir desquels la psychologie et la psychopathologie de l’arriération mentale vont se développer à partir de la 2ème moitié du XIXème siècle.
Avant la moitié du XVIIIème siècle, le champ de la stupidité et de l’idiotie et celui de la folie en général n’étaient guère distingués. Tout ce que l’on trouvait, c’était une grande opposition entre la folie ayant une forme de fureur, d’agitation, de violence, c’est à dire une folie en forme de plus d’un côté, et puis de l’autre côté une folie en forme de moins, déclinée sur le mode de l’abattement, l’inertie, la démence, la stupidité, l’idiotie, etc. On trouvait aussi quelques indications permettant de distinguer l’idiotie comme une affection se manifestant plus souvent du côté des enfants, tandis que la démence, qui était une affection semblable, ne se manifestait qu’à partir d’un certain âge. On peut s’étonner de voir l’idiotie figurer à l’intérieur de la folie, alors que celle-ci était caractérisée essentiellement par le délire. C’est que l’idiot est assimilé à cette époque à une sorte de délirant total, si profond qu’il n’est plus capable de concevoir la moindre vérité, former la moindre idée ; c’est en quelque sorte l’erreur devenue obnubilation. Voici une définition de Dubuisson : « L’idiotisme est un état de stupeur ou d’abolition des fonctions intellectuelles et affectives, d’où résulte leur obtusion plus ou moins complète ; souvent s’y adjoint aussi des altérations dans les fonctions vitales. Ces sortes d’aliénés, déchus des sublimes facultés qui distinguent l’homme pensant et social, sont réduits à une existence purement machinale qui rend leur condition abjecte et misérable ».
1ère étape : l’élaboration théorique
La première étape de l’élaboration théorique de la notion d’idiotie aura lieu dans la première moitié du XIXème, les deux auteurs fondamentaux étant Esquirol et Belhomme. Esquirol définit l’idiotie non pas comme une maladie, mais comme un état dans lequel les facultés intellectuelles ne se sont jamais manifestées ou n’ont pu se développer assez. C’est une définition importante, car elle introduit la notion de développement, ou plutôt l’absence de développement. Il ne s’agit pas de vérité ou d’erreur comme dans le délire, il ne s’agit pas non plus de la capacité ou incapacité à se maîtriser ; non, l’idiotie sera définie par rapport au développement. C’est un usage un peu binaire du développement : quelque chose que l’on a ou que l’on n’a pas. Malgré ce simplisme, ce critère permet un certain nombre de distinctions, notamment d’avec la démence :
-
Si l’idiotie est l’absence de développement, ça veut dire que c’est une folie qui apparaît d’emblée, ce qui n’est pas le cas de la démence, qui apparaît plus tardivement.
-
Une différence dans le type d’évolution : si l’idiotie est une absence de développement, elle est stable, l’idiot n’évolue pas. La démence, au contraire est une maladie qui va évoluer, s’aggraver progressivement.
-
L’idiotie est toujours liée à des vices organiques de constitution. Elle relève ainsi du domaine de l’infirmité voire de la monstruosité. La démence, au contraire, si elle s’accompagne de lésions, elles sont accidentelles, survenant à partir d’un certain moment.
-
Une différence aussi au niveau des symptômes : la démence, dans la mesure où elle n’apparaît qu’à partir d’un certain moment, aura toujours un passé, c’est à dire qu’on trouvera toujours chez le dément des restes d’intelligence ou de délire. L’idiot, au contraire, est quelqu’un qui n’a pas de passé.
Voici à cet égard cette citation d’Esquirol : « L’homme en démence est privé des biens dont il jouissait autrefois : c’est un riche devenu pauvre ; l’idiot a toujours été dans l’infortune et la misère ».
2ème étape : Séguin et la logique de l’anomalie
E. Séguin fut le représentant majeur du courant philanthrope qui opéra l’institutionnalisation et la rééducation des enfants idiots et arriérés à partir des années 1840. Il se forma avec Itard, puis Voisin et d’autres. Ses idées n’étant pas reconnues en France, il émigra aux USA où il connut un succès sans appel. Séguin fait une distinction entre les idiots proprement dits et les enfants arriérés. L’idiot présente un arrêt du développement physio- et psychologique : non pas une absence, mais un arrêt. L’enfant arriéré, lui, ne s’arrête pas dans le développement, mais il se développe plus lentement que les enfants de son âge. On voit bien que le développement conçu par Séguin n’est plus, comme chez Esquirol, quelque chose dont on est doté ou privé au même titre que l’intelligence ou la volonté. Le développement est une dimension temporelle le long de laquelle sont reparties les fonctions psychologiques, les comportements, les acquisitions. Ce n’est donc plus une faculté qu’on possède ou on ne possède pas. C’est une dimension temporelle qui est commune à tous, mais le long de laquelle on peut être arrêté. Il s’agit donc d’une norme, avec un point idéal d’aboutissement et par rapport à laquelle on se situe. Or cette norme possède deux variables : l’arrêt à tel ou tel stade (l’idiot), ou la vitesse à laquelle on parcourt la dimension (l’arriéré).
Nous voyons ainsi se dessiner une double normativité : d’une part celle qui est constituée par l’adulte, le point réel et idéal d’aboutissement du développement par rapport auquel l’idiot est en arrêt ; d’autre part, la variable lenteur, qui est définie par les autres enfants : un arriéré est quelqu’un qui se développe plus lentement que les autres. On va alors établir une moyenne de vitesse de développement chez l’enfant par rapport à laquelle l’arriéré est en retard. Il découle de cette conceptualisation que l’arriération mentale et l’idiotie ne peuvent pas être considérées comme des maladies. Pour Séguin l’idiot est quelqu’un qui est en décalage par rapport à la norme, au développement normatif de l’enfant. Ce n’est pas un malade, mais un type d’enfant. L’idiot est un certain degré de l’enfance, on pourrait même dire que l’enfance est une certaine manière de traverser plus ou moins rapidement les degrés d’idiotie et d’arriération mentale. Une autre conséquence importante découle de cette nouvelle théorisation. Si l’arriéré ou l’idiot n’est pas un malade mais juste quelqu’un qui est arrêté ou en retard à l’intérieur de la dimension temporelle que constitue le développement, alors les soins à lui donner ne vont pas différer de la nature des soins que l’on procure à n’importe quel enfant, à savoir l’éducation ordinaire, à laquelle on introduira éventuellement quelques modifications méthodologiques. Séguin ne conçoit pas les idiots comme des malades, mais comme des anormaux par rapport à un critère négatif et un critère positif : le versant négatif se situe au niveau des acquisitions dont l’enfant n’est pas capable. Le positif se trouve au niveau de l’émergence, la désinhibition de certaines conduites que le développement normal aurait dû refouler et que Séguin appelle « instinct ». L’instinct, est ce que chez l’idiot va apparaître à l’état sauvage : « l’idiotie est une infirmité du système nerveux qui a pour effet radical de soustraire tout ou partie des organes et des facultés de l’enfant à l’action régulière de sa volonté, qui le livre à ses instincts et le retranche du monde moral ».
Nous voyons donc se dessiner le domaine de l’anomalie qui remplace celui de la maladie : l’enfant idiot n’est pas un enfant malade mais un enfant anormal. Les phénomènes positifs de cette anomalie, ce ne sont pas des symptômes mais l’instinct, ces sortes d’éléments naturels et anarchiques qu’il s’agira de rééduquer ou réprimer.
La rééducation des idiots
La thèse de Foucault concernant l’institutionnalisation des idiots consiste à dire que la médecine va venir confisquer cette nouvelle catégorie d’anomalie, et que la psychiatrisation de cette dernière va contribuer à asseoir la diffusion du pouvoir psychiatrique. Théoriquement, au niveau de son statut médical, l’idiotie n’est pas une maladie. Mais en même temps, il y a un processus inverse à l’œuvre, qui relève d’une logique institutionnelle, et qui consiste dans la colonisation du champ de l’idiotie à l’intérieur de l’espace psychiatrique.
A partir des années 1840 tout l’ensemble des patients qui relevaient du champ de l’idiotie, la stupidité, les imbéciles, qui jusque-là étaient mélangés aux autres malades dans les asiles, vont commencer à en être séparés. On va créer pour eux des institutions spécialisées, animées par une logique rééducative avec le but de pallier à un certain nombre de défauts, insuffisances, infirmités, etc. Le pionnier en est Itard, qui traita le célèbre cas de Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron, dans un centre spécialisé pour sourds-muets.
Entre 1835 et 1845 des quartiers spéciaux pour enfants débiles ouvriront leurs portes à Bicêtre, La Salpêtrière, Villejuif. C’est l’émergence du courant des rééducateurs philanthropes, dont le plus éminent fut Séguin, qui concevait l’éducation des idiots comme un « traitement moral », à l’instar de Pinel. En quoi consistait ce traitement ? Eh bien, en l’affrontement de deux volontés, celle de l’adulte et celle de l’enfant débile. L’idiot semble ne pas avoir de volonté, mais en fait il a la volonté de ne pas en avoir ! C’est précisément ce qui caractérise l’instinct, cette forme anarchique de volonté qui consiste à ne jamais vouloir se plier à la volonté des autres. On retrouve encore là l’opposition entre l’idiotie et la folie : l’idiot est quelqu’un qui dit obstinément non, tandis que le fou est celui qui dit un oui, un oui présomptueux à tout un tas d’idées fausses et folles.
Le rôle de l’éducateur doit être donc de faire plier ce refus de l’enfant, de maîtriser cet instinct à l’état pur qu’il manifeste pour le faire rentrer progressivement dans le programme rééducatif qui a été conçu pour lui. Foucault ne manque pas de signaler le caractère tautologique de cette opération, qui consiste à imposer à l’enfant le même dispositif (l’éducation ordinaire mais en version renforcée) que celui par lequel il a d’abord été exclu et catalogué comme débile.
La dramatisation du tableau
Il y a tout un autre aspect du profil de l’enfant idiot qui va être progressivement mis en valeur, voire grossi par les descriptions cliniques : c’est la dangerosité, la désinhibition des instincts, le comportement inadapté des idiots. Ils seront de plus en plus présentés comme des voleurs, menteurs, onanistes, destructeurs, empoisonneurs, etc. Pourquoi ? Foucault soutient qu’il y a une raison économique à cela : les psychiatres cherchaient à ce que la loi de 1838 définissant les conditions et les modalités d’internement des malades soit appliquée aux idiots. Pour ce faire, il fallait démontrer que ceux-ci étaient non seulement idiots, mais aussi qu’ils étaient dangereux pour la collectivité. Nous voyons ainsi les médecins noircir les tableaux, en exagérer certains aspects pour obtenir le financement des internements de la part des pouvoirs publics. Le résultat, c’est qu’à la fin du XIXème siècle le profil de l’enfant idiot est dramatisé et présenté comme un danger public, ce à quoi va contribuer l’influence de la doctrine de la dégénérescence, que nous évoquerons plus loin.
C’est donc ainsi que l’enfant idiot deviendra le paradigme de l’enfant anormal. La catégorie d’anormal est une catégorie qui, dans le domaine de la psychiatrie n’a pas touché l’adulte au XIXème siècle mais a touché l’enfant : au XIXème siècle l’homme était fou et l’enfant était anormal. Cette disjonction entre l’enfant fou et l’enfant anormal est d’une grande importance dans la psychiatrie du XIXème. Deux sont les notions auxquelles on aura recours pour établir la distinction : celle d’instinct et celle de dégénérescence.
L’instinct est à la fois cet élément naturel dans son existence mais anormal dans son fonctionnement anarchique lorsqu’il n’est pas maîtrisé, refoulé. Cet instinct, c’est ce dont la psychiatrie va essayer de reconstituer le destin depuis l’enfant jusqu’à l’adulte, depuis la nature jusqu’à l’anomalie et de l’anomalie jusqu’à la maladie. Ainsi, Magnan va établir un lien entre les perversions instinctives des dégénérés (anomalies) et les troubles anatomo-physiologiques du système cérébro-spinal (maladie). Sa classification rapporte en effet les différentes perversions à des processus d’excitation ou d’inhibition des structures cérébro-spinales correspondantes. D’autre part, il y aura la célèbre doctrine de la dégénérescence, promue en psychiatrie à partir des années 1850 par Morel puis par d’autres. On appellera « dégénéré » un enfant sur lequel pèsent, à titre de stigmates ou de marques, les restes de la folie de ses parents ou de ses ascendants. La dégénérescence, c’est donc en quelque sorte l’effet d’anomalie produit sur l’enfant par les parents. En même temps, l’enfant dégénéré est un enfant anormal dont l’anomalie est telle qu’elle risque de produire la folie par la suite. La dégénérescence est donc la prédisposition d’anomalie qui, chez l’enfant, va rendre possible la folie de l’adulte. Mais elle est aussi, chez l’enfant, la trace en forme d’anomalie de la folie de ses ascendants.
Après ce parcours, nous pouvons constater que la clinique de l’enfant dit débile ne se décline pas seulement dans le champ de l’intelligence et des facultés cognitives, mais aussi dans celui de ce que nous appelons la pulsion. A ce propos, nous voyons que la dégénérescence et l’instinct sont des tentatives de rendre compte des avatars de la pulsion dans la clinique à partir d’une considération hygiéniste et normative de l’être humain. Il faudra attendre Freud, son enfant pervers polymorphe généralisé, les concepts de la psychanalyse et son éthique pour pouvoir aborder l’enfant dit débile comme un sujet de l’inconscient, comme les autres.