Luc SIBONY
Psychologue dans diverses institutions, je ne dispose malheureusement pas d’un temps FIR au sein de chacune d’entre elles. Or l’exercice dans la fonction publique hospitalière me permet de bénéficier de ce temps indispensable à la pratique.
Cela en passe par le contrôle dans son articulation avec l’analyse, par les enseignements, les lectures, les groupes de travail, les présentations de malade, mais également les échanges avec nos collègues…
Mais qu’est-ce que le temps FIR ?
Mes collègues auront d’ores et déjà permis d’en approcher les enjeux, mais, en ce qui me concerne, je soulignerais l’idée que c’est un temps à part, hors de l’institution, un temps et un espace de distanciation vis-à-vis de l’institution qui, cependant « partenaire », nous l’octroie; un espace d’élaboration personnelle nécessaire à la clinique, un temps de « l’après-coup » pour penser, mais qui recouvre également une dimension éthique dans la réalisation de notre travail.
Car être psychologue en institution: c’est tout à la fois être dedans et dehors : Dedans, du fait de notre inscription dans un lieu particulier, de la prise en considération du cadre de l’hôpital au sein duquel nous intervenons et allons à la rencontre des patients. Dedans, car nous faisons l’objet d’attentes et de demandes de l’équipe médicale notamment, qu’il s’agit pour nous d’entendre et avec lesquelles nous composons au quotidien…
Et cependant dehors, du fait de ce pas de côté que nous réalisons, en quelque sorte, à l’égard de l’institution et, pour moi ici, de l’approche médicale, qui tend davantage à parler le corps comme organisme, dont on appréhende la prise en charge par spécialisation et découpage de ses fonctions (via les orthophonistes, ergothérapeutes, kinésithérapeutes, neuropsychologues…) / Là où nous, psychologues, venons à la rencontre de personnes en souffrance, au-delà de l’unique considération de leur maladie, déjà bien souvent parlée par d’autres.
Car avec la survenue d’un accident (type Accident Vasculo Cérébral) ou d’une pathologie, s’opère la réactivation de conflits pour les patients, où il est notamment question de la perte, de la frustration, de la peur, chez des personnes atteintes dans leur corps, dans leur autonomie, dans leur mobilité, par ailleurs amenés à vivre lors de leur hospitalisation leur dépendance à l’Autre, aux soignants. Confrontées à l’irruption d’un réel « abrupt », qui survient « d’un coup » et parfois « fend en deux » pour reprendre l’expression d’une patiente, les personnes vont alors tenter, lors des entretiens, de s’en saisir à nouveau dans leur histoire, de se l’approprier via la parole, dans un réaménagement singulier.
Aussi là où l’inscription médicale est prononcée, avons-nous affaire au pulsionnel notamment, en venant à l’écoute de la subjectivité du patient.
Or j’exerce qui plus est dans un service de neurologie, où l’offre de rééducation est donc particulièrement présente (pour ce qui est du moyen séjour): la notion de réadaptation au milieu et à l’environnement s’y voit ainsi particulièrement questionnée dans la pratique auprès de patients en « récupération », pour lesquels l’hôpital est amené à élaborer un projet de sortie.
Ces différents points me conduisent alors à revenir sur le positionnement singulier de notre profession, à l’élaboration duquel notre temps FIR participe pleinement, dans la mesure où nous sont adressées notamment des demandes qu’il s’agit pour nous de mettre au travail. Ex : « faire dire » certaines choses à Madame A. pour s’assurer que la mise en œuvre de son projet de sortie ne sera pas contrariée, où nous devrions donc aborder les entretiens avec des attentes préalables, en opérant une sélection dans les éventuels propos de la patiente. Autre exemple, sous le sceau de la prévention : « faire comprendre » à Monsieur B. que sa consommation d’alcool doit cesser pour qu’il ne s’expose pas à un nouvel AVC… Echappe même un jour à une aide-soignante la considération suivante : « il faudrait la rééduquer, cette dame », la patiente pouvant se montrer fort demandeuse et peu reconnaissante, eu égard à ce qu’en attendrait l’équipe. Propos ayant, pour ma part, prêter à réflexion, et vis-à-vis desquels décaler le rapport de confrontation s’est avéré important pour faire entendre ce qu’il se passe pour le sujet qu’est le patient, tout en questionnant ce qui se joue pour le soignant. Ex : la plainte de cette soignante quant au comportement de Madame L., pour laquelle il s’est agi d’entendre la résonnance des propos de la patiente – à savoir « après tout, c’est votre travail » – auprès de cette personne dont la situation professionnelle s’avérait justement problématique.
Aussi un espace/temps nous est-il nécessaire pour penser la demande, pour la mettre au travail, en questionnant en quoi elle consiste et quels en sont les enjeux. Un temps pour s’extraire également de l’urgence dans laquelle l’autre en demande tend à nous placer, afin de considérer le travail à réaliser. Ainsi un temps pour penser celui du patient sans lui imposer le nôtre.
Aussi, je tenterai d’illustrer mon propos par la vignette clinique suivante :
Monsieur D. est un jeune homme d’une trentaine d’années, arrivé dans le service afin de récupérer d’un AVC. Je rencontre spontanément Monsieur dès sa venue, réalisant avec lui deux entretiens lors desquels le patient – qui présente d’importants troubles de la mémoire et de la reconnaissance des visages – tente de se saisir par la parole de ce qui lui arrive, tout en présentant une méfiance accrue à l’égard du corps médical, soupçonnant ce dernier de l’utiliser comme cobaye pour une expérimentation. Monsieur D. présente ainsi des traits de persécution, passés visiblement inaperçus avant son hospitalisation. Or c’est à la suite de ces deux entretiens que certains membres de l’équipe médicale m’informent de leurs difficultés à l’égard de Monsieur D, qui refuse parfois les traitements et soins bienveillants des soignants : le patient s’oppose aux injections qui lui sont nécessaires, se replie sur soi, se montre réticent voire hostile aux soignants. Ces derniers se sentent ainsi mis à mal dans leur fonction. A l’issue de cet échange, je me rends au chevet de Monsieur D. pour un troisième entretien. Or s’y produira alors quelque chose d’inattendu. Tandis que Monsieur D. m’explique sa colère à l’égard des médecins qui refusent sa sortie et donc l’arrêt de son hospitalisation, je ne peux m’empêcher de répondre à sa question – à savoir « qu’en pensez-vous ? » – par la suggestion selon laquelle l’hospitalisation serait maintenue pour son bien. Monsieur D. manifeste alors une puissante colère à mon égard, interrompant l’entretien dans une fin de non-recevoir, sa parole ne pouvant manifestement plus trouver place du fait de ma réponse.
Fort ébranlée par ce qui vient d’advenir, je quitte la chambre. Et ce n’est que dans l’après-coup qu’il m’est possible de saisir ce qu’il s’est déroulé. Saisir quelque chose de mon transfert au patient, mais également à la médecine (d’autant que nous, psychologues, portons également la blouse et sommes régulièrement appelés « médecins » par les patients).
Je perçois ainsi l’évolution de ma position initiale à celle adoptée durant l’entretien, qui provoquera la réaction du patient et lui fera dire « vous vous croyez tout-puissants en blouse blanche ! », le patient dénonçant les « mots brûlants » des médecins lorsque certains tentent de lui expliquer rationnellement ce qu’il est advenu de son corps, afin de le convaincre de leur bienveillance à son égard. Or dans ma position durant l’entretien se dégage quelque chose d’un savoir pour l’autre, savoir préconçu, où l’on veut par ailleurs pour le patient, indépendamment de ce qui fait sens pour lui à ce moment précis.
Qui plus est, dans cette situation, avec des éléments d’ordre psychiatriques chez ce patient par ailleurs fortement dans l’interprétation, on aurait ainsi pu penser que la formation universitaire pouvait d’autant plus suffire et pourtant il ne s’agissait pas de cela…
Le temps FIR apparaît ici comme nous permettant de tenir quelque chose de ce décalage dans notre position, ce pas de côté que nous réalisons sans cesse afin de mieux nous saisir de la rencontre avec l’autre. Non pas dénoncer le savoir médical, mais sans doute le déplacer. Un temps pour le sur-mesure, pour apprendre de la rencontre. Mettre le savoir du côté du patient.
Par ailleurs, nécessité d’un temps pour éviter les écueils d’un éventuel glissement, pour ne pas nourrir, de notre part, une « fureur de guérir », ne pas donner libre cours à « l’ambition thérapeutique » ou « éducatrice », « plus dangereuse que tout » selon Freud qui n’a de cesse de nous mettre en garde contre cela.
De fait, là où ma simple suggestion me désignait « malgré moi » comme défenseuse du milieu médical, praticienne au savoir préconçu quant à ce qui est bon pour l’autre, c’est le patient même qui est venu m’enseigner, dans l’après-coup de la rencontre. Ce qui n’est pas sans rappeler l’invitation de Freud : qu’on « se laisse surprendre par chaque tournant et qu’on affronte constamment sans prévention et sans présupposition ».