Charles-Henri CROCHET
Les exposés que l’on vient d’entendre sont très précieux. Précieux de pouvoir faire ce parcours épistémique à notre époque. A l’époque du tout universalisable ; à l’époque de la transmission clef en main de savoirs et de thérapeutiques dont la valeur est jaugée à l’aune de leur efficacité quantifiable ; à l’époque des objets de consommation qui bouchent, comblent le manque structural inhérent à chaque être parlant. L’homme du XXIe siècle se doit de ne pas enrailler la bonne marche du monde, la mécanique des marchés. Il se doit ne pas disconvenir au discours du maitre qui exige que ça tourne rond afin que chacun soit un consommateur attentif au produit du discours capitaliste ou à celui de la science. Discours qui proposent sans discontinuer, des plus-de-jouir « fait pour causer le désir, note Lacan, pour autant que c’est la science maintenant qui gouverne, pensez-les maintenant comme lathouses1 ».
Aujourd’hui, le modèle, de l’homme machine, objet sans défaut, issu du discours du maître contemporain, ou pour le moins, l’homme qui ne déraille pas, est le modèle qui prédomine. C’est l’homme à reformater des cognitivo-comportementalistes. Leur passion est celle du « tous pareils », qui entraîne « le sacrifice » du singulier au profit de l’universel mythique avec son corrélat, la ségrégation.
A l’inverse, l’expérience analytique s’attèle au particulier. Le particulier ne peut que se disjoindre du tout universel. Il ne se laisse pas dissoudre dans le « tous pareils ». Ce particulier, nous rappelle Jacques-Alain Miller2, est «rendu à la singularité, à l’originalité voire à la bizarrerie du cas par cas »3. Nous l’avons entendu avec précision dans les exposés.
Dans la série de textes que nous venons d’entendre, deux types de référence émergent.
D’une part, les tenants d’une clinique qui s’appuie, qui se penche sur le malade, sur sa singularité et par ce biais font avancer, éclaire la théorie. Ceux-ci ne cèdent pas sur leur désir de se rapprocher au plus près du cas, et de fait ne reculent pas devant la psychose.
A l’inverse, les autres, tentent d’appliquer leur théorie, leurs propres concepts à la clinique.
Aveuglés par leur propre construction théorique, embringué dans leur propre délire, pourrait-on dire, au sens de construction théorique, élaboration signifiante où seule la signification prime.
Mettre un sujet dans le carcan théorique empêche d’une part la rencontre et, d’autre part, la possibilité d’approcher ce qu’il y a de plus singulier chez chacun. Freud suggérait d’aborder chaque cas comme s’il était le premier dont il ait à connaître. Lacan, à la suite de Freud, dans son séminaire sur L’éthique, considère que l’analyste « n’est efficace qu’à s’offrir à la vraie surprise »4.
S’offrir à la surprise, Lacan n’a eu de cesse de le faire. Âgé de 17 ans, il fait connaissance de Joyce chez Adrienne Meunier. À 20 ans il assistera à la première lecture de la traduction française d’Ulysse. Lacan est touché par la facture joycienne, Son écriture attise son attention. 57 ans après sa première rencontre avec Joyce, il donne un séminaire intitulé le Sinthome. S’appuyant sur l’art de Joyce, il négociera un virage épistémique conséquent pour la psychanalyse. L’écriture de Joyce révèle l’essence même du symptôme propre à chacun, désignée par Lacan sinthome.
La voie empruntée par Joyce ne limite pas son travail d’écriture parce qu’elle imite la structure même du symptôme5.
Dans les premiers essais théoriques de Joyce, jusqu’à Finnegans Wake, Lacan constate « un certain rapport à la parole de plus en plus imposé ». Les « épiphanies » de Joyce, ce sont des gémissements, des chuintements, des grincements de la langue. Langue qui se fait étrange et étrangère. Langue qui engage Joyce dans un travail titanesque et rigoureux. Joyce désarticule, décompose, déchire les langues. Joyce brise, concasse, broie la langue anglaise, la phrase, le mot jusqu’à « dissoudre le langage […] qui fait qu’il n’y a plus d’identité phonatoire » comme le note Lacan.
Qu’est-ce à dire, si ce n’est que Joyce tente de déchiffrer son énigme non pas à la lumière d’un pourquoi existentiel, mais d’un comment faire avec ce corps parlant. Le maillage orchestré par l’écriture évite un dépouillement, un laisser-tomber du corps. Quand le signifiant et le corps se disjoignent, l’imaginaire glisse, « il n’a plus qu’à foutre le camp ». De cette délitescence, Joyce témoignera lors la raclée, véritable passage à tabac, administrée par ses pairs à qui il ne portera pas « malice ».
Le savoir-faire joycien, sa dimension créative est d’une précision littéralement chirurgicale. Joyce inscrite son art au point même où la fonction symbolique fait défaut. En se voulant un nom, en faisant usage de son nom, Joyce compense « un père radicalement carrent ». Père et nom propre sont là disjoints. « Pour Joyce, note J.-A. Miller, la langue n’a pas trouvé à s’ordonner dans le régime du père. Elle s’est mise à bruisser d’échos. C’est là son sinthome, c’est ce dont il a fait un produit de l’art, de son art. Il a accueillit son symptôme pour en faire usage […] et se faire un nom ». Attelé à un travail vital au pied de la lettre, Joyce soutient son nom propre.
Pour le dire autrement, en articulant l’universelle et la clinique, JAM, dans une conférence à Buenos Aires en 19886, nous invite à prendre le chemin du délire propre à chacun d’entre nous par le biais du discours : « nos discours, dit-il, ne sont que défenses contre le réel ». Réel qui sera d’ailleurs le thème du prochain congrès de l’AMP en avril 2014. « Un réel pour le XXIe siècle ». Afin de saisir cette perspective de la « clinique universelle du délire », du délire élevé à l’universel, soit du tout le monde délire, Lacan nous enjoint de nous arrêter sur la clinique du schizophrène et de son arme qu’est son « ironie infernale ».
Le schizophrène est le seul sujet apte, capable de « n’être pris dans aucun discours ni lien social ». Seul sujet, ajoute JAM à la suite de Lacan, à ne pas se défendre « du réel par le langage parce que pour lui le symbolique est réel ». Le sujet schizophrène prend acte que le lien social est un leurre, un semblant, une véritable escroquerie, c’est là son ironie : l’Autre n’existe pas. Le schizophrène n’évite pas le réel. Il ne fait pas usage du symbolique pour se défendre contre le réel parce que le mot n’est pas le meurtre de la chose, le mot est la chose. Le sujet schizophrène est certain de la chose. Le mot, meurtre de la chose, voudrait dire que la jouissance est interdite à qui parle comme tel. Mais quand le mot ne s’articule pas à un autre mot, quand le lien entre les signifiants est brisé, le symbolique rejoint le réel, « le signifiant fait irruption dans le réel » nous dit JAM, en cela, le schizophrène est la mesure de la psychose.
Si, comme nous l’avons vu dans les exposés, l’objet n’est pas perdu pour le schizophrène ; si, en d’autres termes, il l’a à sa disposition, il l’a dans sa poche, de fait, l’Autre n’est pas séparé de la jouissance, l’Autre est le terreplein de la jouissance. Et cet Autre, dans la schizophrénie, n’est autre que la langue.
Dans la clinique de l’universel du délire, proposée par JAM, le schizophrène se situe à une « place d’exclusion interne ». Si, pour lui, tout le symbolique est réel, il apparait donc que pour les autres structures, le symbolique n’est que semblant. Et JAM de poursuivre que les quatre discours, formulés par Lacan, montrent bien le semblant de l’affaire dans le changement de place des différents éléments7. Cette « ronde », comme le pointe JAM, souligne combien le discours n’est que semblant et ne peut se concevoir que sur le « fondement du sujet hors discours », sujet dont le « délire est réel ». Tout le monde se défend contre le réel, tout le monde est donc fou. Si on peut parler d’universalisation du délire, c’est parce que nous sommes des êtres parlants.
Et je terminerai avec JAM qui ponctue son intervention en nous rappelant notre propre usage du signifiant pour contrer le réel : « devant le fou, devant le délirant, n’oublie pas que tu es, ou que tu fus, analysant, et que toi aussi, tu parlais de ce qui n’existe pas ».
1 Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 188
2 Revue de l’Ecole n°52
3 JAM, La « formation » de l’analyste, la formation entre guillemets des psychanalystes, La cause freudienne, n°52, nov. 2002.
4 Lacan, Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1986, p 275.
5 Certes, Joyce s’appuie sur sa cité, Dublin et sur le cauchemar de l’Histoire dont il essaie de s’éveiller mais il est avant tout mobilisé par un travail sur la lettre. « Il joue, note l’éminent joycien Jacques Auber, dans l’ordre mondain son drame personnel, qui lui-même double celui de la culture irlandaise». Joyce, explique Jacques- Alain Miller, « ne spécule pas sur le fantasme, […] il le défie. Que cela le conduise à défier la grammaire, c’est dans l’ordre. […] Une littérature qui spécule sur le symptôme, qui l’imite, est tout autrement constituée que celle qui se fonde sur le fantasme ».
6 CF n° 23, L’énigme de la psychose, « Clinique ironique ».
7 Dans les quatre discours, la chaîne logique place, dispose le sujet barré ($), le signifiant maître (S1), le signifiant du savoir (S2), l’objet a selon quatre positions (vérité, agent, autre, produit). Ces positions diversement occupées déterminent les modalités de discours que peut occuper un sujet dans le lien social.