Estelle BORDACARRE
Comédienne, metteur en scène, pédagogue, artiste en résidence à Anis Gras, Le Lieu de l’Autre. Je suis porteuse et instigatrice du Projet-Home, chantier de recherche et de création artistique autour de la de la folie.
Le projet est né en 2005.
J’étais alors formatrice au sein d’une école de théâtre, pour un public formé principalement de comédiens amateurs.
Proposition m’a été faite de monter un projet de création en 15 séances de 2H (la contrainte peut rendre efficace) autour d’un thème de mon choix.
Logiquement et sans savoir pourquoi, je choisis de traiter de la question de la folie.
Après enquête et quelques lectures infructueuses, je tombe sur le texte Home, écrit par David Storey adapté par Marguerite Duras. Un choc. Emotionnel et poétique.
Je décide de mettre en scène certains de ses passages, que je mets en écho avec des extraits de scènes tirés de l’oeuvre de Sarah Kane, Samuel Beckett ou encore Yukio Mishima.
Deuxième choc, la représentation. Certaines personnes du public sont en larmes, il y a du trouble, nous avons touché quelque chose, je comprends que j’ai vraiment rencontré un texte.
A l’époque, pourquoi la folie ?
C’est quelque chose qui a toujours été là, en moi. C’est une histoire de vie intime. Un certain rapport à l’Angoisse. L’Angoisse a toujours fait partie de mon paysage, à plein d’égards.
Il me semble d’ailleurs que ma nécessité à m’engager artistiquement dans les choses, dans la vie et dans les choses de la vie en est le corollaire. Les liens entre art et folie ont déjà fait l’objet de nombreux débats.
M’engager sur le terrain de la folie, ou du moins tenter de poser un regard dessus est une manière pour moi de la mettre à distance. Je me dois de mettre mes troubles et les questions s’y afférant en partage, c’est mon métier, voir et donner à voir.
En 2008, tournant et tournure politique.
La mise en place d’un discours ultra-sécuritaire, touchant la psychiatrie et tant d’autres domaines de la vie sociale me bousculent, me bouleversent, me mettent en colère. Je m’intéresse au mouvement du Collectif des 39, j’assiste aux débats, j’ai peur de ce qui se met en place, le texte Home réapparait, je dois en faire quelque chose.
Je décide alors que le texte Home sera un prétexte à un vaste projet autour de la folie et la manière dont je veux la regarder. Projet que j’articule en trois mouvements :
– Une création théâtrale pour 5 acteurs professionnels et un choeur de 8 comédiens amateurs.
– Des ateliers théâtre/écriture/vidéo à destination de patients de structures hospitalières type CATTP ou CMP.
– Un film documentaire retraçant l’aventure dans son ensemble, ou comment un artiste a envie de s’emparer d’un sujet, de plus en plus malmené politiquement et médiatiquement.
Je relis Home, et je lis beaucoup d’essais autour de la question : Foucault, Harold Searles, Mary Barnes et tant d’autres, je lis des témoignages, je regarde des films, je questionne je discute je rencontre je regarde j’écoute, bref, j’entame mon nécessaire travail d’immersion.
Cela prend du temps.
Au fil du temps et du travail, une question se pose à moi et soutient l’ensemble de mon projet : « C’est où être fou ? »
« Les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait être fou par un autre tour de folie, que de n’être pas fou ». Pascal
Les intentions
Poser la question de la folie devient alors pour moi poser la question de la limite. Limite : “Frontière entre deux territoires contigus”. De quel territoire sommes-nous ? D’où sommes-nous et où nous situons-nous ? De quel côté, de quelle marge, de quel bord ?
Qu’appelle t-on folie ? A quoi nous renvoie la folie, sinon à nous-mêmes ?
Regarder la folie, c’est regarder le miroir. C’est regarder la folie comme « être possible », et non plus comme « impossibilité à être ». C’est tenter de tendrement déplier « Cette feuille transparente qui nous sépare de la folie », James Joyce.
C’est pour moi rendre visible l’impalpable, la zone inconnue, cet infime espace qui nous sépare de nous-mêmes.
Si regarder la folie pour moi c’est regarder le miroir, vouloir parler de la folie sur un plateau c’est alors vouloir tendre le miroir, le plateau pour moi n’étant qu’un espace de partage et de questions posées en commun.
Forts de ces questions soulevées, nous décidons de nous engager sur une première ébauche de création avec une équipe de comédiens professionnels et amateurs.
Si on n’avait pas la mer, toute première étape du Projet-Home, est crée en mai 2012.
De cette question de la limite et du « territoire » de la folie, découlent alors des choix scénographiques et esthétiques.
La scénographie
J’ai choisi un espace de représentation inhabituel, espace qui pour moi contient déjà la question de la, de nos limites. La Serre à Anis gras est un espace qui joue sur l’intérieur et l’extérieur, une paroi de verre sépare alors le dedans du dehors, les acteurs des spectateurs. Les spectateurs arrivent de dehors, se retrouvent en position de voyeurs, en regard de ceux qui sont à l‘intérieur, enfermés, eux-mêmes en regard de ceux qui sont à l’extérieur. Tous regardant et regardés au même moment et au même endroit.
Quand les spectateurs entrent, l’espace est empli de chaises toutes identiques, certaines très bien alignées, c’est l’espace de l’attente, de l’assise, l’endroit d’où parler et d’où se taire, d’autres sont dans un désordre apparent, elle sont destinées à accueillir les spectateurs qui seront sollicités par les acteurs pour venir s’asseoir au sein d’eux mêmes. Où sommes-nous ? Dans un endroit de l’enferment, ensemble.
La paroi qui nous séparait au début les uns des autres est vite bouleversée au profit de la construction d’un « être ensemble ». Ils étaient 13 à l’intérieur, nous nous retrouvons une multitude, dans la même attente d’une action qui viendra, ou ne viendra pas, dans le même bain. Nous nous retrouvons Un au milieu de tous, et tous entourés d’un autre, possiblement acteur, possiblement spectateur. Les repères de la représentation sont bousculés, alors nous nous trouvons dérangés à notre tour. Qui est qui ?
Même si nous le savons, car le théâtre est un leurre, le trouble s’installe quand même.
Je développe ici, dans ce jeu de l’être ensemble, le principe de la choralité, principe de jeu que je développerai plus tard.
A la fin de la représentation, les acteurs sortent de l’espace et laissent le public enfermé à son tour, en regard les uns des autres, le miroir s’est inversé. Et nous faisons ainsi partie de la même histoire.
La scénographie porte en elle-même le propos ou la question déjà posée au départ : C’est où être fou ? Où se situe la possible bascule d’un monde à un autre ? Sommes-nous bien sûr d’être ce que nous pensons être ? Dans quelle norme nous situons-nous ? En fonction de quel regard ?
Un anecdote : lors d’une de nos représentations, nous avons eu la visite d’un groupe de patients. Tout s’est passé au-delà de mes espérances, quand j’ai remarqué à quel point certains des patients présents répondaient verbalement aux questions et injonctions posées par les personnages, la question de la limite était là vraiment posée et réellement à l’oeuvre. Les frontières étaient alors réellement poreuses. Je sais que certaines autres personnes du public ont eux aussi hésité à s’impliquer plus dans ce qui leur étaient proposé, mais conscients des limites du jeu et de la réalité, ils se sont abstenus.
Principe de choralité
Le principe de la choralité pourrait se définir par cette phrase : « Comment être ensemble en restant singuliers ? ». C’est un travail que j’aime à développer depuis quelques années tant dans mes mises en scène que dans les formations théâtrales que je donne auprès d’un public des plus variés.
Je pousse dans mon spectacle ce principe au bout puisque j’inclus le public dans le dispositif artistique et scénographique. Principe de jeu toujours sous tendu par la question : « Qui suis-je moi, en regard des autres, de l’Autre ?
Je propose, par tous ces choix là, l’expérience d’un voyage intime et collectif à travers la folie.
Et je tente ainsi d’abolir, le temps de la représentation, la mise à l’écart de « l’autre fou » au profit de la mise en partage de la question de « l’être fou ».
Le principe de choralité permet de décloisonner sensiblement ce qui sépare l’acteur du spectateur, le fou du non fou, le regardant du regardé, le dedans du dehors, détourne les sens et les repères et fait trembler légèrement les certitudes, celles de nous croire à cet endroit du monde, à l’abri de l’autre, souvent décrit comme inaccessible, ou par trop effrayant.
Il s’agit là de ne pas donner la folie en pâture mais de la considérer comme constitutive de l’identité humaine.
Et de « mettre le spectateur en plein coeur de leur acte de vivre. »
J’adopte en outre une autre esthétique, tirée de mon expérience pratique de la danse butô, celle de la lenteur.
La lenteur permet de créer un autre temps, un temps hors norme, le temps de « l’à côté ». Elle permet aussi de créer ce subtil décalage entre ce qui est et ce qui « est possiblement ». Elle déréalise. Elle permet aussi de faire silence et d’écouter.
Pour finir, dans mon travail, le corps est un texte à part entière. Chacun d’entre eux raconte silencieusement et à sa manière cette douce étrangeté du geste qui échappe, de la pensée qui s’échappe, de l’incertain, de l’effleurement des choses et des êtres.
Si je me suis tant épanchée sur mes principes artistiques esthétiques et scénographiques, c’est pour bien faire entendre que tout va dans le sens de la question posée au début de mon projet : « Qu’est-ce que la folie, et comment la regarder autrement ? Quel regard poser dessus ?
Nous, artistes, n’avons aucune intention d’apporter des réponses, mais juste de soulever et mettre en lumière des interrogations.
Je reste dans une démarche artistique, toute démarche artistique ayant en germe une intention politique. Car qu’est-ce que monter sur un plateau, sinon commettre un acte de résistance, voire d’insoumission à la norme établie ?
C’est ma manière à moi de répondre à ce qui s’est mis en place et continue à se mettre en place, dangereusement, comme évoqué au début de mon intervention, la stigmatisation d’une certaine partie de la population.
Les ateliers
Pour parfaire et aller au bout de mon projet et de mes questions, j’ai également décidé de m’interroger, et par la même de proposer et de transmettre ma pratique artistique, au travers d’ateliers théâtre à destination de patients.
Pourquoi ces ateliers ?
Je me suis dit que j’avais besoin de recevoir, et de donner. Tout cela participant de mon travail d’immersion et d’apprentissage, car comment, moi, oser parler d’un sujet sans être allé un peu à la rencontre du/des sujet(s) ?
Les ateliers sont un espace de partage et de rencontre. C’est l’espace de la relation à soi/ à l’autre.
Je sais des choses que j’aimerais donner.
Ils savent des choses que je voudrais entendre.
C’est donner la parole, permettre au patient d’être un créateur, c’est-à-dire sujet et acteur de sa propre existence.
C’est offrir un savoir-faire, entrer en communication, créer ensemble, et se découvrir autrement. C’est dire que nous sommes tous capables d’agir sur le monde, qui que l’on soit.
C’est (donner à) écouter, (donner à) parler, (donner à) voir.
Je partirai, comme dans chacune de mes propositions d’ateliers et quelque soit le public, de ce principe de jeu dit « de choralité », ou « Comment être ensemble en restant singulier ? »
Au travers d’un travail corporel basé sur l’écoute, la prise en commun d’un espace, le regard, la lenteur, le mouvement collectif, l’attention portée à soi et aux autres, je propose d’apprendre ce que peut vouloir dire Etre ensemble tout en restant singulier. Le Projet Home, c’est vouloir parler de la folie, et c’est vouloir en parler aujourd’hui où de nouveau, la tendance viserait à l’exclusion, à l’enfermement et à la stigmatisation de la folie.
C’est alors pour moi, comme dit au début, interroger les limites, nos limites, toutes les limites.
Car si la folie pose la question de la limite, de la frontière, du bord, le théâtre aussi nous interroge sur la coexistence de plusieurs réalités possibles, certaines réelles, d’autres fictives.
Cette question s’est posée à moi le jour où j’ai choisi mon métier d’actrice.
Les patients vivent cette limite, et les acteurs en jouent. Car c’est bien là aussi à un exercice de mise en relation entre art et folie que je veux travailler ici.
Je veux regarder la folie non du point de vue de la maladie, mais du point de vue de sa force créatrice.
La folie comme acte de poésie, de pensée et de réflexion, et possible miroir de nos défaillances.
Vouloir parler de la folie au théâtre, c’est multiplier les miroirs.
Le théâtre est le lieu du dire et de l’échange. Il est surtout et aussi l’espace de la sublimation.