« Chirurgies bariatriques : qu’est-ce qui n’opère pas »
Valentine HOTTON
Je suis Valentine Hotton et je suis psychologue clinicienne à l’Hôpital Bichat dans un service de chirurgie digestive qui prend en charge des patients atteints d’obésité morbide pour reprendre le terme médical lourd de sens : un corps habité par la mort. La chirurgie bariatrique, pour ceux qui ne connaissent pas, il y a la sleeve et le BP. Il s’agit de l’ablation des 2/3 de l’estomac auquel s’ajoute dans l’autre cas un court-circuit gastrique. On entend dans bien ce qui peut être perçu comme une mutilation par certains.
Les patients pris dans ce désir d’opération doivent dans un premier temps voir un psychiatre pour une évaluation afin de vérifier s’il n’y a pas de contre-indications (HAS) à savoir alcoolisme, troubles psychiatriques non stabilisés, mais le plus important étant trouble du comportement alimentaire non stabilisé. Les patients devraient donc déjà avoir réglé la question de leur symptôme. Le chirurgien, une fois l’accord du psychiatre donné, ne se pose plus de questions et opère. Les patients non plus ne s’en posent pas d’ailleurs. Voilà donc la folle machine hospitalière mise en route où le dire (mis en bouche) n’est plus au centre de la prise en charge, remplacé par des actes répétitifs et standardisés. Parfois même, il peut réopérer lorsque le patient a perdu beaucoup de poids puis repris donc élargit l’estomac qui a ainsi repris sa taille initiale. On comprend bien alors que la demande du patient se situe bien dans un ailleurs, et pourtant les ré opérations sont possibles ; l’acte chirurgical n’a pas d’effet sur le désir du sujet. C’est un désir singulier qui s’inscrit dans une histoire et qui est bien à entendre et à comprendre en fonction de chaque sujet plutôt que de tenter d’en faire un protocole comme c’est le cas depuis quelques années dans les hôpitaux et cliniques françaises. Si vous pesez tant, vous avez telle maladie, etc. D’accord, vous y avez le droit ! On rencontre même des patients qui ont grossi parce qu’ils ne rentraient pas dans les critères de sélection ! Voyez comment la médecine sert aujourd’hui le symptôme.
Actuellement, je travaille avec des patients atteints de cancers, des maladies de Crohn, des transplantés rénaux, des dialysés…, bref des gens malades somatiquement ! Pourtant je ne peux pas le savoir (ça-voir) s’ils ne le disent pas !
L’obésité est tout autre. Elle intègre directement l’autre, donc le clinicien. Je suis témoin à chaque entretien. Pas besoin de le dire. C’est là ! C’est vu, montré, exhibé ! Pathologie du voir/ être vu. Et pourtant le plus frappant c’est que la première personne consultée par les obèses est un généraliste, qui l’envoie vers un chirurgien, qui l’envoie après l’avoir opéré chez un nutritionniste… pourquoi, cliniciens, sommes-nous très souvent le dernier maillon de cette chaine ? La définition même de l’obésité n’est que médicale, calculée selon IMC. Il y a une anorexie mentale, une bulimia nervosa mais pas de définition psychanalytique de l’obésité. Aucune prise en compte de la psyché, ou de l’inconscient. Il y a bien sûr le lien fait avec l’addiction. Pendant longtemps on en a parlé uniquement pour les produits illicites, aujourd’hui on l’élargit parfois à tous ces comportements répétitifs. Esclave alors de leur propre corps. Parfois je peux entendre dans les consultations « j’y peux rien », « je ne peux pas m’en empêcher », « moi je n’ai pas faim mais mon corps peut pas lutter ». Clivage somato-psychique où finalement il ne reste plus que le soma qui domine tout, mettant à la place d’esclave de lui-même le sujet. Sauf que pour les addictions aux produits illicites ou à l’alcool, on a ouvert des centres de cure, de postcures, des foyers post cure, des centres de soin de suite, etc.
Pour les obèses, leur couper l’estomac est la seule et unique solution qu’on a trouvée. Et si on coupait le bras des héroïnomanes ? Alors pourquoi ? L’organe qui ne se voit pas ? Réponse chirurgicale à un trouble dont la causalité n’est pas corporelle.
Les obèses mangent trop, trop vite, trop tout le temps, sans jamais avoir le sentiment d’avoir mangé. Là où les anorexiques ne mangent rien. L’obèse a toujours ce sentiment de n’avoir rien mangé. On retrouve cet objet rien que vous aviez évoqué pourtant si nourrissant quelque part. « Un puit sans fond » « un trou » comme ils disent parfois. Rien n’est donc ressenti. Alors pourquoi s’arrête-t-il ? Parce que ça fait mal ! Et là on peut en arriver à la maltraitance de leur propre corps. Comme pour sentir qu’ils en ont bien un !
Comment grossir autant ? Pour se voir ? Pour être vue ?
Laissant aller ce corps, il grossit jusqu’à exploser, jusqu’à se répandre au point de s’imposer au regard de l’autre, de se montrer, impossible de se cacher, de ne pas être vue. Et au point de recouvrir les parties génitales, faisant alors disparaitre tout genre. Cet acte peut donc rester sans effet sur un sujet et c’est bien les cas dont je voudrais parler ce soir. Qu’est-ce qui n’opère pas ? Qu’est-ce qui est demandé ?
Apres 5 années passées dans le service et avec le recul des recherches sur cette intervention on sait maintenant qu’il y a de 20 à 30% d’échec toutes opérations confondues à 10 ans. Et sur 50 patients en échec que j’ai pu voir en entretien 46 avaient été abusés ou rendaient compte de violences répétées. Alors il n’est pas question de faire état de généralités ni de statistiques mais plutôt de vous présenter 2 vignettes cliniques afin de comprendre ce que cela vient signifier, de comprendre ce qui n’o-père pas toujours dans cette opération.
Lacan disait « qu’est-ce qui fait dire à celui qui a l’être parlant qu’il a un corps » ? À la manière dont il le traite ! Et c’est bien toute la question de ce soir.
Mme N
Je vais commencer par Mme N, une patiente de 39 ans qui a subi un anneau gastrique avec perte de 70 kg puis reprise totale de son poids. Sleeve puis BPG avec à chaque fois reprise totale ou pas de perte de poids. Voilà comment 3 chirurgies successives n’ont pas réussi à opérer. Elle revient voir le chirurgien il y a quelques mois pour demander une nouvelle intervention chirurgicale sur ce corps, qui n’arrive plus à avancer dit-elle. Le chirurgien refuse « de la toucher encore une fois » – selon leur expression -, et me l’adresse. D’abord désarmée, elle accepte finalement cette rencontre. Elle me dira tout de suite je n’arrive plus à avancer. Littéralement. Elle se présente au premier entretien, s’assoit et me dit d’emblée regardez où j’en suis (n’arrivant pas à rentrer dans le fauteuil). Mme N est en effet énorme mais féminine et coquette. Je m’interroge tout de suite sur la fonction du regard, me tenir témoin de ce corps, voyez ! Exhibition d’un corps grandiose. En effet nous sommes dans une pathologie du voir/ être vu.
C’est une patiente qui a grandi dans une grande précarité et sous la maltraitance de son père. Les moments des repas sont teintés d’une angoisse massive, l’angoisse que ce père fasse voler en éclat nourriture, assiettes, plats, puis frappe mère et patiente. C’est surtout les repas qui donnent lieu aux scènes de violence. Elle sera alors réduite à un aliment qu’on jette. Sa mère mettait des cadenas sur les placards pour lutter contre le surpoids de sa fille. Ce qui pouvait mettre la patiente dans un état de rage : l’interdiction, la privation nourrissant alors son désir insatiable. Elle raconte comment sa mère la gavait, la bourrait. Elle parle de cette joie bizarre qu’avait sa mère à la resservir. Le regard de son père à table qui la haïssait si elle mangeait. Les scènes extrêmes violentes au moment des repas. Elle ne supportait pas les repas, parce qu’elle devait supporter justement le regard de son père, supporter d’être regardée, d’être vue par ce père qui la néantisait. Médusée sous les yeux pétrifiants de son père.
C’est aussi ce qui cause sa demande nouvelle de chirurgie. Elle n’a pas vu son père depuis plusieurs années parce qu’elle « ne peut pas se montrer comme ça ». Elle a grossi toute sa vie, mais plutôt elle a maigri uniquement avec l’anneau. Est-ce l’anneau ? Ou le fait que lorsque l’anneau a été posé elle a ensuite migré aux USA, loin des yeux de son père. Et ainsi perdre ce poids. Elle est toujours en lien avec son père, mais uniquement par contact téléphonique, plus sous ses yeux.
Elle est rentrée, au départ, pour le mariage d’une cousine, et ne « sait pas pourquoi elle a pris la décision de rester ». Elle revient et reprend alors tout le poids perdu. Récupérant ainsi une certaine position, cause de jouissance. Elle dit ne jamais « regarder sa réflection dans le miroir » : se voir toujours dans les yeux de l’autre. (Place de la pulsion scopique). « Je traine ce corps comme un boulet » « j’ai toujours pensé que j’étais moi dans un autre corps qui n’est pas le mien ». « Avant il y avait mon, père qui me maltraitait maintenant il y a ce corps qui me maltraite » « il faut que je bouche le trou »
Boucher le trou : TROu matisme
Les crises de boulimie quand elle était enfant : moment de répit. Elle pensait qu’elle allait mourir à chaque repas. L’instant boulimique était l’instant de vie avant la mort : le dernier repas du condamné. Aujourd’hui encore il ne lui est pas possible de faire un repas, préférant ainsi manger toute la journée debout ou devant la télé.
Mme C
Je rencontre Mme C la veille de son intervention chirurgicale à l’hôpital. Je suis frappé par sa posture, raide. L’opération se passe sans complication. Elle revient me voir quelques mois après avec comme demande de comprendre sa manière de manger. Elle me dira avoir été frappée par le masculin qui se dégageait de moi et qui lui a inspiré confiance. La sleeve s’avère être un échec ; elle ne perd que 12 kg dont 7 pendant hospitalisation, c’est-à-dire sans aucune alimentation.
Mme C est célibataire, sans enfants, 58 ans, fiscaliste connue et reconnue de ses confrères anglais et américains. Fille d’un diplomate, elle a déménagé tous les deux ans et a vécu partout dans le monde. Elle décrit une enfance où elle s’ennuyait. Elle présente une mutation génétique qui favoriserait l’apparition des cancers des ovaires, de l’utérus, des seins et du pancréas. Elle est l’ainée d’une fratrie de 3. Le frère a une maladie de Crohn. La sœur est décédée quelques mois avant la sleeve d’un cancer des ovaires fulgurant. Elle-même a eu le cancer des ovaires. Lorsque que le chirurgien lui dit qu’il lui enlèvera que les ovaires mais laissera l’utérus, elle répond « pourquoi »? Elle demande donc à ce qu’on lui retire tout. Et que cela a eu comme bénéfice de la sortir de la problématique avoir pas voir, être mère, pas être mère. Une femme brillante qui trouve que la fiscalité est un jeu et travaille en écoutant la radio, faisant son shopping et jouant sur son téléphone. Aucun temps mort. Tout est rempli. Elle multiplie une espèce de boulimie cérébrale. Aucun espace pour le vide.
Au fil des entretiens je découvre une femme dans un rapport de rivalité avec les hommes. Elle me raconte que vers 25/30 ans l’homme avec qui elle était la demande en mariage. Cela a été pour elle un affront qu’un homme lui demande. Elle le quitte. Elle raconte, enfant, que son amoureux contre lequel elle devait faire une course à quel point c’était cornélien. Si elle le battait alors ce n’était pas un homme, s’il la battait ce n’était pas admis. Difficile de mener une vie de couple : elle dit qu’être femme a été terrible à une époque pour elle dans son milieu professionnel mais que le jour où elle a compris que cela lui permettait de la faire à l’envers à ses collègues masculins via le jeu de séduction alors elle a compris que cela pouvait avoir des atouts. Elle dit avoir alors accepté sa condition de femme.
C’est au moment du décès de sa sœur qu’elle se lance dans cette démarche, très déprimée et nourrit d’angoisse de mort. A l’époque elle n’explique pas cette prise de poids et n’arrive pas à la dater. Elle dira assez vite en thérapie que le fait même qu’un homme, que la main d’un homme, d’un chirurgien puisse avoir un effet EN elle était intolérable….échec… castration ultime. Aucun homme ne le fera jouir. Elle se souvient d’un collègue à un congrès qui a tenté d’abuser d’elle. Elle en parle peu mais l’a vécu comme une intrusion.
Aujourd’hui Mme C ne souhaite plus perdre de poids. Elle a fait cette année une mastectomie bilatérale prophylactique qui s’est mal passée faisant resurgir un lot d’angoisse de mort. Et si on fait le comte, elle n’a plus ni utérus, ni ovaire, ni seins, ni estomac. En sachant qu’utérus et sein ont été demandés par la patiente. Il ne reste plus grand-chose d’une femme. Un refus du féminin mortifère. Extraite alors de toute sexuation, les angoisses s’apaisent, la dépression cesse et Mme C réintègre à son discours les hommes, laissant même entrevoir la porte de nouvelles séductions. Cette opération est alors venue marquer une énième démarche opératoire, chirurgicale, l’extirpant ainsi du corps de femme.
En écoutant le discours, la subjectivité de chaque patient, on peut entendre, et on peut comprendre que le désir d’une telle chirurgie s’inscrit bien différemment dans l’histoire de chaque sujet. Les destins sont différents, de la compulsion de répétition (ce qui ne se remémore pas, se répète dans la conduite nous disait Freud) du troumatisme, du changement de corps, de ce refus du féminin poussant à compulsion opératoire pourvue qu’elle modifie le corps de ce qui dérange psychiquement…
Toutes ces opérations, maltraitantes parfois, ouvrant la voie à la thérapie à d’autres moments, sont toujours initiées par un autre ! Le corps devient alors le support de jouissance, et ré-jouissances. Sans limites, opéré une fois, deux fois….etc., ne jamais s’arrêter.