« Ce que la rencontre nous enseigne »
Charline OBRY – MANCINI
La demande de Dario Morales d’intervenir aujourd’hui m’a permis de me mettre au travail sur la question de la rencontre et me demander ce qui fait rencontre. Car recevoir des patients dans un bureau ne fait pas forcément rencontre. Qu’est ce qui distingue l’offre d’entretiens faite au départ de la rencontre, de la mise au travail qu’opère l’entrée dans le dispositif des séances ?
Lacan, dans le séminaire 191, évoque ce qu’il appelle la rencontre des corps, je le cite « quand quelqu’un vient me voir dans mon cabinet pour la première fois, et que je scande notre entrée dans l’affaire de quelques entretiens préliminaires, ce qui est important, c’est la confrontation des corps. C’est justement parce que ça part de cette rencontre de corps qu’il n’en sera plus question à partir du moment où on entre dans le discours analytique ».
La rencontre des corps, « c’est de là que ça part » nous dit Lacan. Qu’est ce que ça veut dire ? Il ne s’agit-pas de rencontre de sujet, de relation duelle mais de corps.
Je souhaite témoigner aujourd’hui d’un cas issu de ma pratique avec les enfants en CMP afin d’essayer d’appréhender cette lecture de la rencontre inaugurale, de la confrontation des corps.
Lola et le vampire
Lola a 5 ans. Sa mère l’amène lors de la première consultation, voici l’énoncé qu’elle m’adresse : « Lola n’écoute pas du tout à la maison et à l’école, surtout depuis la naissance de sa sœur. Il y a aussi des problèmes d’alimentation ce qui créait des conflits avec moi. Les problèmes existent depuis tout bébé, Lola est née avec un seul rein ».
Visiblement Lola a toujours inquiété sa mère, seulement aujourd’hui c’est son comportement que Madame vient pointer. Je la cite « à chaque fois que quelque chose ne va pas, je ne dirais pas que je suis agressive ou oppressante … (mais) c’est le soldat au garde à vous… je fais attention à chaque difficultés de Lola ». Sa demande « je veux qu’elle fasse des phrases normales, qu’elle s’exprime un peu plus… Lola joue plus qu’elle ne parle ».
Madame poursuit en me disant combien sa fille est mauvaise, Lola est « manipulatrice, elle demande des câlins, elle ne dit pas pardon mais je t’aime à la place… c’est pour ça manipulatrice ». Madame continue, très embêtée, en disant qu’à l’école c’est « piquant et malsain » car « Lola a un amoureux, elle dit qu’elle va se marier, déjà ! Déjà ! ».
La description que j’entends contraste avec la fillette assise devant moi. Pendant que sa mère parle, Lola me regarde et ne dit rien, elle ne bouge pas de sa chaise, comme figée voire pétrifiée.
Ce que m’enseigne cette première rencontre : une mère persécutée par sa fille, une fille à la merci de sa mère. L’une étant pour l’autre source d’une souffrance ravageante.
Dès que je reste seule avec Lola dans le bureau, je lui propose de dessiner, elle me regarde fixement. Je me dis que ma présence se doit être la plus inconsistante possible afin que s’instaure un Autre bienveillant qui ne soit pas trop persécuteur. Je saisis un livre de mon sac et me place de biais, j’évite que mon regard se porte sur elle, je raréfie mes paroles et baisse le ton de ma voix, j’allège ma présence. Je me lance, me demandant si je fais bien, je remarque que Lola me regarde par intermittence.
Silencieuse, elle dessine deux grandes fleurs ornées de cœurs à l’intérieur de chaque pétale, sur la tige de l’une est placé une tête dotée de deux bras et deux jambes. Une fois terminé, je lui demande l’histoire de son dessin, elle ne me répond pas. Je pointe chaque élément un par un et lui demande un commentaire, elle prononce quelques mots sans lien entre eux.
Le suivi a débuté en juillet 2016, j’ai repéré 4 temps déterminants pour Lola.
Premier temps : Décollage et constitution d’un corps
Les premières séances suivent un rituel précis, Lola dessine une suite métonymique de boucles, de traits, des formes isolées et sans rapport les unes avec les autres. Puis elle plie les coins de la feuille jusqu’à dissimuler la trace de ses dessins, elle rabat successivement les côtés qu’elle colle ensuite. Elle utilise de la colle en tube qu’elle applique en continue ou du scotch qu’elle déroule presque frénétiquement, au point de trembler en le découpant entre ses dents.
Elle peut demander de l’aide quand les morceaux de scotch se collent entre eux, je lui demande de me guider, lui fait préciser où placer mes mains, je remarque qu’elle reproduit mes gestes. Lola tente de se construire un corps caché du regard. Se cacher, c’est exactement ce qu’elle manifeste en séance, elle déplace sa tête derrière un pot à crayon, se niche sous le bureau ou disparaît dans un coin de la pièce.
A la fin, la feuille devient un amas, une boule. Elle demande à l’emmener chez elle, j’accepte. Lola rejoint sa mère dans la salle d’attente, Madame réagit « qu’est ce que c’est que ça Lola ! D’habitude tu fais de beau dessin ! ». Voulant couper avec les signifiants maternels et valoriser les productions, je bondis sans mesurer (sur le coup) les risques que j’aurais pu encourir dans la relation avec cette mère, je dis « c’est une création », Lola me fixe en souriant, Madame, surprise, reprend mon propos « ah oui ! Une création, je vais l’encadrer et l’accrocher à la maison ».
Peu de temps après le début du suivi, Monsieur accompagne Lola pour la première fois au CMP, je l’invite dans le bureau à parler. Je suppose que la présence du père a favorisé l’extraction du sujet de l’énonciation. A la suite de cette rencontre, les dessins de Lola occupent de plus en plus de place sur la feuille, les éléments sont moins nombreux et Lola prend spontanément la parole « une maison de moi… en fait c’est la porte, la fenêtre… je vais faire mon papa ». Elle recouvre la maison de colle et y applique un mouchoir qu’elle décolle et jette à la poubelle. Elle arrache et gratte les bouts restés collés.
Jacques Alain Miller dans Interpréter l’enfant, précise que pour se constituer, le sujet doit jaillir pour s’assumer comme un parmi d’autres sujets parlants. La séance de contrôle m’a éclairé sur ce moment, arracher le mouchoir correspond à l’objet qu’elle représente pour sa mère. Lola tente ainsi de se dégager de ce lien ravageant et vient pointer la place qu’elle tenait comme objet, une poupée, là où elle était pétrifiée.
La séance suivante, Madame arrive paniquée, elle demande à me rencontrer, je décide de ne pas laisser cette mère en marge et lui propose un temps, après la séance de l’enfant. Lola tient à accompagner sa mère, Madame m’explique qu’à l’école, la fillette n’a pas réagi quand deux garçons lui ont abaissé le pantalon, je la cite « si Lola ne dit rien, si elle se laisse faire… elle choisit les mauvais garçons », elle parle également de la colère envers les parents des garçons « comment faire avec les autres mamans, car j’ai du respect envers elles mais si ça se reproduit je prends ça pour une attaque personnelle ! Je me suis contenue, j’ai pris sur moi, mon mari ne se serait pas contenu, c’est ma chair…». Je les félicite toutes les deux, j’encourage Lola à continuer de prévenir en cas de problème et Madame à continuer de se contenir.
Deuxième moment : La « vi(e)-tation »
Lola ouvre le tiroir d’une petite maison en carton posée sur le bureau. Elle trouve une grenouille, pliage en origami. Elle veut la prendre, j’accepte.
Depuis, Lola s’anime, occupe une autre place, elle m’invite à regarder ses dessins et se déplace dans mon bureau à la recherche d’un objet qu’elle emmènera. Une clé qu’elle trouve dans le pot à crayon « moi j’ai pas la clé… pour que ma sœur elle ne rentre pas », des élastiques « après je peux les donner à les enfants… pour faire des pulls, tu peux m’en donner pleins » ou un stylo, « je veux l’emmener à ma maison ». Ses trouvailles sont accompagnées de commentaires et de demandes, Lola marque une coupure avec le mutisme et le silence de la pulsion et vient interroger la place dans le désir de l’Autre.
Je lui propose de mettre ses « trésors », pour reprendre ses mots, dans une enveloppe sur laquelle je l’invite à inscrire son prénom, prénom qui devient de plus en plus complet au fur et à mesure des séances. Je me présente comme un Autre pouvant donner, prêter tout en introduisant une limite.
S’instaure un jeu avec le langage, laissant apparaître un glissement dans le rapport à l’Autre, elle peut justifier ses demandes par un « c’est la maîtresse qui l’a dit (ou) Léana elle m’a dit oui, elle me donne des bracelets », elle expérimente que l’Autre ne sait pas toutes ses pensées, qu’elle peut se cacher derrière les mots. Les « trésors », objets transitionnels, lui permettent de s’inscrire dans un lien social et d’intégrer un circuit d’échange d’objet avec ses pairs.
Un signifiant surgit, « ma-vitation », elle continue « j’ai fait mon anniversaire, c’était avant » elle désigne l’enveloppe donnée précédemment qui lui sert à amener ses trouvailles à l’école ou à la maison, il s’agit d’une solution langagière faisait intervenir la lettre et le corps.
Troisième moment : un rêve
Pour la première fois, Lola apporte un rêve : « j’ai rêvé de chica vampiro, elle m’a mordue, j’étais avec ma maman ». Lola indique que sa mère est vécue comme un Autre dévorant dont le désir s’apparente à ce que Lacan qualifie de « grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes (…) on ne sait pas ce qui peut lui prendre tout d’un coup, de refermer son clapet. C’est ça le désir de la mère »2. Comme le précise H. Bonnaud3, dans l’inconscient de l’enfant, le risque pour l’enfant est de devenir son objet inséparable, son fétiche, victime de sa volonté de puissance, ou dans les cas graves, déchet de son propre corps. Ici le crocodile prend la forme d’un vampire dont la bouche peut se refermer et mordre. La séance suivante, Lola formule son angoisse « moi j’ai peur » indiquant ici l’apparition du « moi », une émergence subjective où Lola se nomme.
Depuis, Lola se raconte, je la cite « à l’école je vais mettre des lunettes de soleil et même des cravates, une jupe, une robe, les cravates pour les garçons », elle reconnaît la différence des sexes, entre dans le monde des semblants et trouve une solution pour être avec l’autre par exemple porter des cravates pour être avec les garçons. Elle ouvre en séance un espace où loger sa question et la mettre au travail.
Lola s’intéresse à un jeu de société magnétique dont la consigne est de vêtir deux enfants, un garçon et une fille, elle évoque la possibilité de lâcher ses cheveux pour la photo de classe prévue le lendemain ou encore parle du maquillage amené par sa cousine. Elle cherche comment se situer dans le processus de sexuation et affirme une position féminine dans ses relations aux autres.
La séance suivante, elle accroche un dessin de sa famille au mur, famille représentée par une maison et son prénom écrit en grosses lettres au dessus, « mon père, ma mère, ma sœur et moi » une structure symbolique à 4 termes où elle situe sa place dans la famille et où elle se nomme.
Quatrième moment : un cadeau à sa mère
Pour la première fois, Lola propose de faire un « cadeau » à sa mère, le dessin, je la cite d’ « un bonhomme, des cheveux, les jambes », elle agrafe l’ensemble des coins de la feuille rabattus au centre qu’elle plie de nouveau, elle l’offre à sa mère à la fin de la séance lui précisant de l’ouvrir qu’une fois rentrée.
Une séance de contrôle me permet de proposer une lecture de cet acte, Lola, sans le savoir interprète sa mère en lui donnant ce dessin, voilà ce qu’il te faut, un homme. Sa mère va dans le sens de cette interprétation, au cours d’un entretien, quand elle parlera d’une « cassure » lors du décès de sa propre mère « j’étais une morte vivante… j’ai beaucoup pleuré ma mère jusqu’à mon mariage, mon mari m’a beaucoup écouté, on a beaucoup parlé ». Le bonhomme dessiné ne vient-il ici figurer la fonction du mari, du père de Lola ? Lola n’a-t-elle pas trouvé ici un moyen de tenir à distance la voracité de la mère ? Autrement dit la bouche béante du crocodile selon la formule de Lacan ?
La séance suivante, Lola me montre une dent qu’elle a perdue, gardée précieusement dans la poche de sa veste, objet détachable dont elle peut se séparer. Elle ne cesse de toucher le trou dans la gencive, se regarde dans le miroir, ce jour là, elle ne prendra pas d’objet dans mon bureau. Lola peut se construire une image du corps avec ses bords (zone érogène).
Après 10 mois de suivi, Lola parle et entre dans les apprentissages, elle est très vivante. Apparaît un changement du discours de l’Autre scolaire et parental, Lola passe en CP, l’école parle d’une évolution de la fillette, son père dit qu’elle grandit, je le cite « elle imite sa mère quand elle danse ». Madame témoigne d’un apaisement, « il y a moins de tension à la maison, c’est vrai ce que dit mon mari, elle grandit ».
Conclusion
Lola, petite patiente au travail, se sert de son psychologue (instrument) afin de s’extraire de sa place d’enfant symptôme du couple familial.
Alors qu’est ce qui a fait rencontre pour Lola ?
Je propose de reprendre cette notion de Lacan, « la confrontation des corps » dès la première rencontre avec la fillette, le moment où je me place de biais, j’allège ma présence, je me fais Autre moins consistant (qui ne demande pas, pas d’impératif surmoïque), peut-on faire un lien entre cette notion et ma position dans le travail ?
Peut-on situer une entrée dans le discours analytique au moment où le sujet désirant émerge dans ce « moi j’ai peur » énoncé après le rêve ?
Cette confrontation des corps peut être lue comme le repérage de la jouissance dans le dire du patient, ici, la jouissance dans la relation mère enfant, comme le suppose F. Ansermet dans Interpréter l’enfant, l’enjeu avec le très jeune enfant est toujours l’émergence du sujet, à saisir comme une défense par rapport au réel.
A nous clinicien, de faciliter son travail subjectif, d’en dégager les coordonnées spécifiques. Peut-on penser la rencontre comme la conjugaison de la surprise et de l’incertitude, car ne pas comprendre permet de se laisser saisir par ce qu’il y a de surprenant chez l’enfant et espérer la production d’un effet de surprise, d’un changement de discours.
Notes de bas de pages
1…Ou pire (p. 228)
2 Lacan J., Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, p. 129
3 Bonnaud H., L’inconscient de l’enfant, p.89